Formidable programme Mats Ek à Garnier
L’Opéra de Paris propose une reprise d’un programme donné il y a trois ans, constitué de deux pièces importantes de Mats Ek. Son art impose la présence d’artistes totalement investis et généreux, car dans des espaces épurés, proches de l’abstraction, le corps est au centre de la création, tout repose sur son expressivité, sur l’intensité dramatique qu’il dégage. Les danseurs du ballet de l’Opéra et une pléiade d’étoiles le soir de la première du 20 avril traversent avec talent l’univers singulier et pluriel, tout en contrastes et en tensions, du chorégraphe qui est aussi metteur en scène de théâtre. La soirée s’ouvre sur une adaptation dansée puissante et radicale de « La maison de Bernarda Alba » de Federico Garcia Lorca et se poursuit avec le plus léger «Une sorte de… ». Les styles sont différents mais on reconnaît l’exigence (car il s’agit d’une danse difficile à exécuter), l’énergie, l’invention d’un langage qui rend compte de l’humanisme de l’artiste.
Pas d’espagnolades illustratives pour « La Maison de Bernarda » mais plutôt un espace dépouillé et sublimement éclairé, une scénographie blanche d’une parfaite simplicité telle qu’elle est décrite dans les intentions scéniques du texte de Garcia Lorca. Mariée à la solennité des extraits de pièces pour orgue de Bach, la chaleur rude des traditionnels accords de guitares sèches renvoie autant au lieu géographique de l’action qu’à la violence dramatique et à l’intériorité brulante des personnages. Mats Ek ne compose pas seulement avec la musique, il y a le silence, très important (comme dans le pas de deux de Stéphane Bullion et de Charlotte Ranson tout en sensualité), et le cri, déchirant, des danseurs pour exprimer la rage impossible à contenir. Ainsi, et avec une gestuelle riche en théâtralité, âpre, douloureuse, dans laquelle les corps s’affrontent, se cognent, se courbent, chutent, avec rapidité et nervosité, Mats Ek donne à voir fortement la substance même du drame qui se joue, la répression, le malheur, la désobéissance, le sacrifice des femmes, le cloisonnement des jeunes filles au nom du devoir de deuil et pour la mémoire de leur père défunt. Elles sont jeunes, jolies, éprises de liberté mais soumises à l’autorité inflexible et la punition de la matriarche Bernarda, elle-même victime d’une société plus attentive aux convenances imposées par la religion et aux racontars qu’à l’écoute des sentiments et des passions toujours refoulées. Il n’est pas question d’une distribution intégralement féminine comme dans la pièce originelle puisque Mats Ek confie le rôle titre à un danseur. Ce choix original et audacieux est tout à fait convaincant. José Martinez interprète pour la première fois le rôle de Bernarda et se sert de sa longue silhouette musculeuse, tendue et rêche pour exprimer la frustration, la colère de cette femme, sa domination et son besoin charnel enfoui, notamment dans un solo sulfureux, où le torse nu, avec un christ en croix dans les bras, le danseur joue la libération des désirs féminins dans une adoration peu dévote. Marie-Agnès Gillot est une servante à la vivacité éblouissante, c’est la vision du personnage par Mats Ek, assez éloigné du personnage de Garcia Lorca, elle respire la vie, la liberté, l’insolence.
« Une sorte de… » est une création plus récente. Ce ballet provoque d’autres sensations comme la perte des repères. Il nous entraine dans un univers où la réalité et le rêve se confondent. L’œuvre est empreinte d’une poésie insolite, un humour loufoque, une douce mélancolie. Il propose des situations qui s’apparentent à un songe et qui portent en elles une indétermination, un trouble, propices à l’imagination, pour mettre en mouvement l’invention et tenter de déchiffrer l’homme et le monde qui demeurent insaisissables. On y voit là encore un danseur joué une femme, c’est Nicolas Le Riche dans un veston long tout en rose et une danseuse, Nolwenn Daniel, interpréter son compagnon, puis se faire enfermer dans une valise à roulettes, ils réapparaîtront les rôles inversés. Miteki Kudo et Benjamin Pech forment un deuxième couple pour un pas de deux lumineux et lunaire. Avec des costumes bigarrés et des ballons, le corps de ballet se lance à corps perdu dans une agitation, une frénésie maitrisée de bout en bout pour donner l’impression d’une course folle, improvisée, quelque chose de déréglé, déglingué, forcément jubilatoire mais inquiétant aussi.
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