Théâtre
[FMTM IN] Du pain, des marionnettes, et un opéra en carton

[FMTM IN] Du pain, des marionnettes, et un opéra en carton

22 September 2019 | PAR Mathieu Dochtermann

La compagnie mythique du Bread & Puppet Theatre est venue faire un tour par la programmation IN du Festival Mondial des Théâtres de Marionnettes. Le spectacle s’intitule The Honey Let’s Go Home Opera, et mêle marionnettes géantes, chant opératique, un grand choeur de bénévoles, et du carton, beaucoup de carton coloré en couleurs très vives. Un spectacle très frontalement politique par rapport aux standards européens, qui représente un peu de la violence du monde, mais qui est aussi traversé par la vie et par la joie: une façon simple, belle et festive de résister à la morosité de l’époque.

De l’importance de connaître ses mythes

La troupe fondée par Peter Schuman en 1963 est devenue mythique à plus d’un titre.

D’abord dans le monde du théâtre politique ou radical, comme étant l’un des fers de lance des artistes ayant participé au mouvement de contestation de la guerre du Vietnam aux Etats-Unis. Dans le monde de la marionnette, avec son esthétique reconnaissable entre mille, ce folk art un peu naïf et très graphique, et ses marionnettes géantes. En France particulièrement, la compagnie a eu une influence non négligeable, depuis le passage de la troupe en 1968 par le Festival International Universitaire de Nancy. A eux seuls, la longévité de la compagnie, et le nombre de jeunes artistes impliqués dans son projet, à Glover, dans le Vermont, signalent l’importance du Bread & Puppet.

C’est donc un événement de voir sur une scène du IN un spectacle dirigé par Peter Schuman lui-même, après qu’une petite délégation de jeunes artistes de la compagnie aient participé au Festival de rue à l’édition 2017.

Tout l’univers graphique du Bread & Puppet

The Honey Let’s Go Home Opera ne surprendra pas les spectateurs déjà familiers des créations de Peter Schuman: on y retrouve tous les éléments caractéristiques de son approche du théâtre.

Ainsi, l’univers graphique est immédiatement reconnaissable. La scénographie a été spécilement adaptée à la scène gigantesque de la salle Bayard, car c’est l’un des traits caractéristiques de Peter Schuman de s’adapter aux situations et aux personnes tels qu’il les trouve. Ici, des pendrillons noirs se rapprochent graduellement à mesure qu’on progresse vers le lointain, qui sont décorés de tableaux peints dans le style naïf et coloré habituel au Bread & Puppet, disposés en colonnes qui encadrent l’action.

De la même façon, tous les costumes, les masques, et les quelques rares marionnettes utilisées, sont faites du même matériau carton, et décorées des mêmes couleurs vives posées en grands aplats juxtaposés. L’ensemble est gai et vibrant, et doit surtout son effet à la saturation de l’espace visuel, quand la multiplication des supports visibles crée une marée bigarrée de couleurs éclatantes.

On a parfois le sentiment d’être devant une bande dessinée en mouvement. Et cela n’a rien de désagréable.

Un opéra, mais aussi du théâtre monumental

Comme dans tous les spectacles du Bread & Puppet, la musique tient un rôle de tout premier plan, particulièrement, ici, les airs d’opéra et le chant opératique: après tout, n’est-ce pas revendiqué dans le titre? Schubert, Mozart, Monteverdi, certes, mais de façon extrêmement abordable et modeste, l’opéra mis à la portée de tous.

Et la quinzaine de musiciens en scène n’hésite pas à faire des incursions dans d’autres univers musicaux; les roulements de tambour font trembler les murs, la section de cuivres fait entendre ses clameurs, les chanteurs y vont de leur ritournelle à contenu mi-politique mi-surréaliste. L’omniprésence de la musique insuffle force et énergie à la proposition, ce qui est très bienvenu.

Côté marionnettes, il faudra se contenter de peu, à part le premier tableau où une marionnette géante de papier et de carton, à la figure christique (elle se nomme “The Anonymous”), , se dresse au milieu de la scène pour accueillir dans ses bras les musiciens qui joueront pendant le spectacle. Elle se tient immobile dans le dos de ce petit orchestre tandis que Peter Schuman se lève de son siège pour diriger un petit exercice de sound painting avec  les interprètes.

Pour le reste, quelques outils crûment réalisés en carton entreront en jeu, notamment un marteau en 2 dimensions, mais on peut difficilement parler de marionnette à leur propos, non plus qu’à propos des silhouettes de carton derrière lessquelles se cachent les membres du choeur.

En revanche, il y a beaucoup de jeux de masque, et de très nombreux costumes prennent une dimension telle qu’on pourra les qualifier de surmarionnettes. Toujours réalisés en carton ou en papier mâché, souvent assez peu élaborés – du moins en apparence – mais toujours avec le souci d’être graphiquement impactants, de pouvoir faire forte impression même vus de loin. On sent là, alors même que le spectacle est écrit pour être joué en salle, toute l’influence de l’héritage d’une compagnie qui s’est constituée au travers de la rue et du travail sur les processions.

Faire nombre: l’héritage de la rue

Ce même héritage se retrouve dans le nombre d’interprètes sur scène, ce qui constitue d’ailleurs une autre des caractéristiques du Bread & Puppet. Mêlant comédiens de la compagnie et bénévoles issus de Charleville et des alentours, la foule qui évolue sur le plateau est impressionnante dans les scènes faisant appel au choeur: une bonne cinquantaine de personnes portant à bout de bras des silhouettes de carton ou des masques géants, cela crée un effet qu’on ne peut atteindre par aucun autre moyen.

Ce choeur est important au propos, puisqu’il s’agit de discuter des mérites et du devenir d’un Peuple du Carton (“Cardboard citizens“), qu’on appelle sur scène avant qu’il ne reflue sous la menace des puissances du vieux monde, incarnées entre autres par un personnage affublé d’un costume d’âne.

Farce politique anarcho-écolo

Sur le fond, le spectacle est une farce politique, un commentaire satyrique sur la société du trop-plein et du trop-avoir. La suggestion est que le carton sauvera le monde: passer au carton et à la bi-dimensionnalité, nous dit-on (ironiquement!), résoudra tous les problèmes du monde!

Plus sérieusement, sur le fond, l’utilisation du carton correspond à un dessein politique et à un besoin. Parce qu’il constitue un déchet que l’o,n trouve en abondance aux alentours de zones commerciales. Parce que l’utiliser lui donne une seconde vie, et signifie que ce qui est gâché par certain est matériau de poésie pour d’autres. Parce que mettre en oeuvre des matériaux pauvres dans un spectacle est aussi un signal que l’art peut être cheap – et même doit être cheap si on adhère au Cheap Art Manifesto.

On sera ou on ne sera pas convaincu par le discours politique anarcho-écologiste véhiculé par le spectacle, qui met en scène la parole politique dans des diatribes adressées depuis des tribunes improvisées au milieu des gradins. La forme que prend la parole est tout de même poétique, l’écriture du Bread & Puppet très reconnaissable dans ses longues tirades très lyriques où les adjectifs se groupent en nuées si denses qu’on peine parfois à retrouver le verbe au milieu.

Le Bread & Puppet, une boucle immortelle?

En définitive, ce Honey Let’s Go Home Opera est exactement tel qu’on pouvait l’attendre: chargé de discours idéologique, très enlevé, joyeux même, avec une approche très immédiate, naïve, décomplexée de l’art visuel. C’est en même temps une oeuvre très élaborée sur le plan musical, et qui mobilise toute l’expérience du Bread & Puppet pour le théâtre à très grande échelle, qu’il s’agisse des marionnettes géantes ou des scènes de groupe.

Mais c’est exactement là, en même temps, que se trouve le défaut de la proposition: elle n’innove ni ne surprend, et se contente d’être là où on aime la voir. En quelque sorte, on pourrait être tenté de dire qu’il s’agit d’une manière subversive de faire du théâtre qui s’est désactivée à force d’être populaire et à force d’être vue.

Le Bread & Puppet peut-il encore interpeller alors que la forme artistique qu’emprunte sa revendication est devenue élément de folklore? Ou est-ce la force de la proposition de résister au passage du temps, de porter toujours le même discours, de se recycler infiniment pour se décliner en une forme nouvelle à chaque nouvelle saison?

C’est à chacun.e de répondre à cette question, en son for intérieur. Mais il reste que cet Opera est à découvrir pour celles et ceux qui ne connaissent pas encore le travail du Bread & Puppet, parce qu’il s’agit d’un spectacle tout-à-fait agréable, d’une part, et qu’il s’agit d’un petit morceau d’histoire, d’autre part. Est-ce que, au-delà, cela inspirera aux spectateurs l’envie de militer, de changer son mode de vie, ou de faire du cheap art lui-même? Ce n’est pas sûr…

Rendez-vous est maintenant donné dans les rues de Nancy: le Bread & Puppet y déambulera en parade le 6 octobre prochain, avant de participer à la 14e édition du festival Michtô… retour de la compagnie sur les terres où elle se fit connaître du public français!

 

Distribution

Mise en scène : Peter Schuman
Piano : Idith Meshulam Korman
Marionnettistes et musiciens : Amelia Castillo, Joshua Krugman, Ali Dineen, Gregory Corbino, Susie Perkins, Esteli Kitchen, Joseph Therrien, Ian McFarlane, Genevieve Yeuillaz, Luis Sanabria Irizarry, Magali Trautmann, Tanja Höhne, Jason Hicks, Peter Hamburger, Barbara Leber, Ralph Denzer, Lindsay McCaw, Maura Gahan, Sam Wilson, Lily Paulina, Tom Cunningham
Visuels: (c) Reynaldo Castro

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Mathieu Dochtermann
Passionné de spectacle vivant, sous toutes ses formes, des théâtres de marionnettes en particulier, du cirque et des arts de la rue également, et du théâtre de comédiens encore, malgré tout. Pratique le clown, un peu, le conte, encore plus, le théâtre, toujours, le rire, souvent. Critère central d'un bon spectacle: celui qui émeut, qui touche la chose sensible au fond de la poitrine. Le reste, c'est du bavardage. Facebook: https://www.facebook.com/matdochtermann

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