Théâtre
[FMTM IN] “Joe 5” dans un espace formellement somptueux mais dramaturgiquement vide

[FMTM IN] “Joe 5” dans un espace formellement somptueux mais dramaturgiquement vide

27 September 2019 | PAR Mathieu Dochtermann

Duda Paiva revient à l’occasion de cette 20e édition du Festival Mondial des Théâtres de Marionnettes de Charleville-Mézières, lui qui en a été artiste « fil rouge » en 2015. Il s’agit d’un solo de danse et de marionnette, intitulé Joe 5, qui prend la forme d’un récit de science-fiction, où un clone humain prend graduellement conscience de lui-même, et du fait qu’il est l’esclave d’aliens dont il doit se libérer. La forme est magnifique : scéno, marionnettes, manipulation, même les projections vidéo. Mais le propos est malheureusement très léger, l’œuvre se mouvant dans un relatif vide dramaturgique. C’est vraiment dommage… mais cela n’empêche que c’est agréable à regarder !

Création de 2019, Joe 5, signe le retour de Duda Paiva au solo, une forme qui lui a permis d’atteindre des sommets notamment avec Blind. Comme toujours, l’artiste offre à voir un spectacle à la fois chorégraphique (un peu) et marionnettique (beaucoup) d’anticipation.

Une chorégraphie passable

On avouera ne pas être convaincu par l’introduction dansée. Des quinze premières minutes du spectacle, on en oublierait volontiers dix. Ce n’est pas que l’exécution soit mauvaise, mais le geste chorégraphique en lui-même d’un humain cloné, possiblement un peu androïde, de ses mouvements saccadés qui s’ordonnent graduellement à mesure qu’il apprend à maîtrisé son corps, cela a été vu tellement de fois qu’il est difficile d’d’être emballé par la proposition.

En revanche, le geste marionnettique superbe, comme d’habitude.

Un travail plastique connu mais remarquable

Les marionnettes sont telles qu’on les attend dans un spectacle de Duda Paiva. En effet, l’artiste fabrique lui-même ses personnages dans une mousse souple qui autorise un large éventail de mouvements et d’effets. Portées le plus souvent à même le corps, elles ont une esthétique très reconnaissable, qu’elles soient humanoïdes ou clairement d’un autre monde.

Cela fonctionne très bien avec les extra-terrestres représentés ici, dont l’aspect diversement monstrueux est très intelligemment pensé, avec une influence certaine de l’idée du parasite prédateur, de l’alien qui vient se greffer sur le corps humain, pour s’en emparer plutôt que de s’en nourrir. Paradoxalement, l’alien le plus inquiétant est celui qui au premier abord semble le plus sympathique : un petit humanoïde couvert de paillettes, avec un large sourire et de grands yeux expressifs, qui se révèle être une sorte de vampire psychique, un être manipulateur et dangereux. Il est tellement bien réalisé que tout le public se laisse volontier manipuler, en même temps que le personnage: c’est très intelligemment fait!

Une manipulation sans équivalents

Duda Paiva a eu maintes fois l’occasion de montrer son talent pour créer des positions de manipulation inédites, et pour la finesse avec laquelle il fait exister ses marionnettes portées.

Joe 5 ne fait pas exception à cette règle : la manipulation est de tout premier ordre.

La plus impressionnante d’entre elles est celle d’un alien insectoïde sans jambes, qui vient se poser sur le bassin de l’un des personnages « néohumains ». Au terme d’une lutte acharnée, l’alien finit par tuer l’homme, dont la tête et le tronc pendent de côté, mais garde le contrôle des jambes. Il faut voir pour le croire cette position incroyable et cet effet sidérant : Duda Paiva laisse son tronc et ses bras pendre à moitié dans le vide, mais arrive à garder l’illusion d’un alien parfaitement vivant qui le surplombe et qui traîne la moitié de son cadavre dans ses bras.

Une mise en scène stimulante

Pour représenter son histoire de « néohumains » perdus dans l’espace et manipulés par des aliens, Duda Paiva a choisi de représenter un espace clos, mi-technologique mi-organique, avec plusieurs espaces cloisonnés par des voiles ou des éclairages : un couloir en fond de scène séparé du reste par un voile transparent, une circulation invisible faisant le tour de la scène qui peut être dessiné par une série de découpes, et, au centre du plateau, une sorte de bac à sable lunaire, un cratère contenant de gros graviers. C’est sobre, inquiétant, extrêmement approprié au propos.

On relèvera au passage au lointain trois grandes monolithes, probablement de papier froisé noir, éclairés par des douches dont la lumière rasante met en valur les reliefs. Cela crée l’impression de trois stèles d’apparence sombre et étrange, qui ne sont pas sans rappeler l’esthétique du regretté Giger… On mesure, des décennies après, l’influence que l’esthétique d’Alien a durablement produit sur toutes nos représentations de l’espace. Les marionnettes d’aliens rappellent d’ailleurs très fortement, pour certaines d’entre elles, cette filiation plastique.

Le voile tendu à fond de scène sert de support à diverses projections vidéo pendant le spectacle. Si la première, qui symbolise le processus de fabrication/réveil/on ne sait trop des « néohumains », avec des lignes qui se courbent sur elles-mêmes, est plutôt pauvre et ratée, la suite du spectacle en revanche révèle une utilisation intelligente des textures et symboles pouvant être projetés.

Une dramaturgie absente

La feuille de salle nous apprend que, dans cette pièce, Joe 5 est un « néohumain », donc. Qu’on est à bord d’un vaisseau spatial. Si l’on cherche un peu, on apprend que l’intention du spectacle est de proposer un récit d’un avenir possible pour l’humanité, en interrogeant au passage ses instincts destructeurs, la perte graduelle de ses facultés d’empathie et de sa capacité à comprendre l’autre.

Mais, dans le public, on doit avouer ne rien recevoir de tout cela. Le spectacle déroule une trame narrative extrêmement pauvre, sur un modèle absolument classique. Le héros arrive, découvre son environnement, est trompé, fait la rencontre d’un allié qui lui révèle la vérité avant d’être tué, et le héros tue les méchants et s’enfuit. Ce genre de récit a été fait tellement de fois, dans des films, des bandes dessinées, des ouvrages de science-fiction, qu’on ne peut s’empêcher de s’ennuyer en attendant la fin dont on devine la teneur une heure à l’avance.

Qui plus est, la profondeur philosophique que l’on nous vend n’est que de façade. Les néohumains sont de gentils néohumains, tous dotés de sensibilité et d’empathie, tous victimes. Les aliens sont de méchants aliens, tous désignés comme ennemis à abattre, tous prédateurs et dangereux. Les humains sont clairement humains, les aliens sont clairement monstrueux. On reconnaît qui est qui du premier coup d’oeil.

On est donc, paradoxalement, presque à l’inverse de l’intention déclarée : il s’agirait plutôt d’une incitation à se méfier de l’autre, à détruire ce qui est différent, à regarder celui qui n’a pas la même apparence comme un parasite dont il faut se débarrasser…!!! Par les temps qui courent, ce n’est pas le genre d’ambiguïtés qu’on a envie de se permettre.

Duda Paiva met donc en scène, encore une fois, la rencontre entre la danse contemporaine et ses marionnettes étranges. Joe 5 est formellement délectable, même si, à notre sens, partiellement raté sur le fond.

Le reste de la tournée 2019 se fait dans des salles néerlandaises, mais il y a fort à parier que le public français pourra découvrir ce travail à la saison prochaine… et se faire sa propre idée du spectacle !

Concept and direction: Duda Paiva
Dramaturgy: Kim Kooiman
Performance: Duda Paiva or Ilija Surla or Josse Vessies
Puppets: Duda Paiva and Andre Mello
Scenography: STMSND
Music and video: Wilco Alkema
Light: Mark Verhoef
Decor: Daniel Patijn
Costume: Aziz Bekkaoui
Decor and costume studio: Atty Kingma
Outside eye: Preben Faye-Schjøll

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Mathieu Dochtermann
Passionné de spectacle vivant, sous toutes ses formes, des théâtres de marionnettes en particulier, du cirque et des arts de la rue également, et du théâtre de comédiens encore, malgré tout. Pratique le clown, un peu, le conte, encore plus, le théâtre, toujours, le rire, souvent. Critère central d'un bon spectacle: celui qui émeut, qui touche la chose sensible au fond de la poitrine. Le reste, c'est du bavardage. Facebook: https://www.facebook.com/matdochtermann

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