Théâtre
“Fable pour un adieu” à la Colline : variation contemporaine sur la Petite Sirène

“Fable pour un adieu” à la Colline : variation contemporaine sur la Petite Sirène

12 December 2019 | PAR Julia Wahl

Emma Dante – dont on avait vu Bestie di Scena en 2017 à Avignon – nous propose ici une version contemporaine et personnelle du conte d’Andersen, qui met en avant le pacte léonien conclu par la jeune sirène avec la Sorcière des Mers et les questions qu’il pose en termes de genre et de rapport au corps.

Une Petite Sirène très incarnée

Le coup de foudre liminaire, celui de la Petite Sirène pour un prince humain, devient ici accessoire : l’élément déclencheur est bien plus le contrat que la jeune ingénue à la queue de poisson accepte de passer avec la Sorcière des Mers. En échange de jambes susceptibles de séduire ce prince, elle cède à la magicienne sa si belle voix. Cette dernière, ancienne sirène qui, du temps de sa jeunesse, a commis cette même bêtise, utilisera ce nouveau don pour attirer le jeune prince dans ses propres filets.

Emma Dante met en scène la rivalité entre la vieille et la jeune sirène en soulignant la façon dont elle s’inscrit dans les corps : c’est en remontant leurs jupes à la manière de danseuses de french-cancan que les deux femmes tentent de charmer le cœur du prince, mettant en avant leur signe extérieur d’humanité. Pour emporter le morceau, la Sorcière des Mers oppose aux jolies jambes de sa concurrente encore un peu naïve sa nouvelle voix, si belle, et, surtout, l’organe qui l’incarne : sa langue si longue, avec laquelle elle joue en des poses un rien suggestives.

Des Sirènes queer

Ce travail sur le corps permet d’introduire sans lourdeur des questions sur l’identité de genre. “Je ne me sens pas sirène”, dit ainsi l’héroïne avant de troquer sa queue contre des pattes plus humaines, comme on décide de se faire opérer parce que l’on ne se sent pas en accord avec son organe génital. Les personnages féminins nous invitent également à une relecture féministe du conte : le prince n’est plus, comme dans la plupart des contes populaires, le personnage agissant, mais un trophée que se disputent les deux femmes-sirènes dans leur quête d’humanité. Ce sont elles, au contraire, qui tombent amoureuses et sont prêtes à franchir tous les obstacles pour ravir le cœur de la personne aimée.

La scénographie de Carmine Maringola nous convie, elle aussi, à un univers queer. Nous passons ainsi d’univers rose et vert pâle à une salle de bal ornée d’une boule à facettes et tapissée de couvertures de survie dont le revêtement doré se reflète dans les robes blanches des aspirantes au mariage. Le plateau quitte les couleurs pastel du début pour un or qui finit par tout coloniser, y compris les costumes des personnages.

Une Fée des lilas contemporaine

Ce travail sur le corps, les costumes et l’espace s’accompagne volontiers de chorégraphies désarticulées qui nous font rire par leur excès. C’est le cas de la Petite Sirène devenue muette, quand elle essaie désespérément de communiquer avec son prince charmant ; mais aussi de ce dernier quand il danse avec la Sorcière des Mers ou, plutôt, quand cette dernière le fait danser. Outre sa fonction comique, cette mécanisation des corps témoigne donc des rapports de domination entre les un.e.s et les autres.

C’est toutefois cette Sorcière des Mers, merveilleusement interprétée par Stéphanie Taillandier, qui porte l’essentiel du comique. Comme une Fée des lilas moderne et inquiétante, elle chante en play-back sur la voix de sa fausse protégée, minaude mieux encore que Delphine Seyrig dans Peau d’âne et fait preuve d’un esprit à toute épreuve. Ingénues, méfiez-vous de vos bonnes fées : elles auront raison de vous !

Visuel : © Carmine Maringola

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Julia Wahl
Passionnée de cinéma et de théâtre depuis toujours, Julia Wahl est critique pour les magazines Format court et Toute la culture. Elle parcourt volontiers la France à la recherche de pépites insoupçonnées et, quand il lui reste un peu de temps, lit et écrit des romans aux personnages improbables. Photo : Marie-Pauline Mollaret

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