Théâtre
Elfriede Jelinek et Katie Mitchell revisitent Orphée et Eurydice

Elfriede Jelinek et Katie Mitchell revisitent Orphée et Eurydice

19 November 2016 | PAR Nicolas Chaplain

Katie Mitchell propose sur les scènes du monde son travail original et passionnant. A l’opéra comme au théâtre, les héroïnes féminines sont souvent au centre de ses réflexions. Elle travaille régulièrement à la Schaubühne de Berlin où elle propose Schatten (Eurydike sagt) d’après un texte d’Elfriede Jelinek, œuvre dans laquelle l’auteure autrichienne relit d’une manière radicalement neuve le mythe d’Orphée et Eurydice.

schatten

Le public français a déjà pu découvrir deux propositions fortes et singulières que la metteuse en scène anglaise a créées avec les acteurs de la Schaubühne : Mademoiselle Julie d’après Strindberg au Festival d’Avignon et Die gelbe Tapete d’après Charlotte Perkins Gilman au Théâtre de l’Odéon. Au Festival d’Aix-en-provence, elle a mis en scène de très beaux spectacles comme Written on Skin, Alcina et, cet été, Pelléas et Mélisande.

Le travail de Katie Mitchell se caractérise par des lectures psychanalytiques des œuvres dont la figure centrale est souvent une femme : Christine dans Mademoiselle Julie, Ophélie dans Hamlet et ici Eurydice, l’épouse d’Orphée. Celle-ci est représentée comme une femme d’aujourd’hui. Elle est au volant d’une voiture lorsque le spectacle commence. Son téléphone sonne. Le nom d’Orphée apparaît sur l’écran, elle décroche. Orphée, chanteur à minettes, est dans sa loge, juste avant son concert à Berlin, il lui demande ce qu’elle fait, pourquoi elle n’est pas déjà là. Orphée est une caricature de l’artiste machiste, du mâle possessif, nombriliste dont la compagne ne sert qu’à le rassurer et assouvir ses besoins sexuels. Ainsi, une fois Eurydice arrivée, il lui fait l’amour vite fait bien fait sur un coin de table avant d’entrer en scène. Pendant le concert, un serpent s’échappe de sa boîte en plastique et vient mordre Eurydice au pied. Celle-ci tombe au sol et meurt sur une civière, à peine arrivée à l’hôpital.

C’est alors que commence le voyage d’Eurydice au royaume des morts. Dans une ambiance de thriller, on voit la femme descendre de nombreux étages dans un ascenseur glauque, traverser un dédale de couloirs sombres, être prise en main par un gardien, chauffeur d’une coccinelle Volkswagen qui lui fait traverser un tunnel interminable. Seule, elle se retrouve dans une obscurité oppressante, se débat, frappe des parois imaginaires puis s’assoupit. C’est alors qu’elle entend la voix du chanteur qui cherche à la retrouver. Lucide, elle sait combien elle est traitée par cet homme comme son objet, sa propriété. Alors qu’il la ramène sur terre contre son gré, elle le quitte et retourne seule vers les abîmes. Sur terre, elle est l’ombre de son mari, humiliée et inutile, incapable d’accomplir ce qu’elle veut le plus : écrire. On la voit tenter de taper quelques phrases plates sur son ordinateur portable. Si elle refuse désormais la lumière, c’est pour acquérir sa propre liberté et son indépendance, pour chercher la paix dans le monde souterrain. Partie, disparue sous terre, dépossédée d’elle-même, et littéralement nue, elle se saisit d’un stylo, se met à écrire et jubile « pas de bonheur, pas de malheur désormais, ombres et noirceur ». Cette dernière image crue et saisissante fait écho au choix radical d’Elfriede Jelinek de vivre cachée, loin du monde.

La scène de théâtre est ici un plateau de tournage où les caméras suivent les comédiens dans tous les recoins de l’espace conçu par Katie Mitchell et son équipe. On assiste à la réalisation et au montage en direct d’un film diffusé sur un écran au-dessus de la scène. On ne peut être que stupéfaits par la complexité et l’inventivité du dispositif ainsi que par l’apparente simplicité avec laquelle techniciens et comédiens évoluent sur le plateau, manipulent les décors et les caméras. Ce spectacle est une réussite totale tant pour la pertinence de cette relecture moderne que pour la qualité des interprètes et notamment le jeu intérieur, précis de Jule Böwe dont la présence muette et hypersensible captive autant que la profondeur de son regard, l’extrême concentration, l’anxiété, le soulagement qui se dessinent sur son visage et que capturent les gros plans.

A la Schaubühne de Berlin, le 16 novembre 2016. © Gianmarco Bresadola

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