Théâtre
Désirs et violence exacerbés par Martin Kusej

Désirs et violence exacerbés par Martin Kusej

20 September 2019 | PAR Nicolas Chaplain

Martin Kusej est le nouveau directeur du Burgtheater de Vienne. Le metteur en scène de théâtre et d’opéra a travaillé au festival de Salzbourg et créé sur les principales scènes allemandes (Volksbühne de Berlin, Thalia Theater et Deutsches Schauspielhaus de Hambourg, Staatstheater de Stuttgart). Il a quitté l’année dernière le Residenztheater de Munich qu’il dirigeait depuis 2011 et où a vu le jour sa version de Qui a peur de Virginia Woolf ?. On ne peut que constater avec regrets que Kusej est trop rarement invité, montré en France. Pourtant ses productions Les Larmes amères de Petra von Kant aux Ateliers Berthier en 2013 et Lady Macbeth de Mzensk à l’Opéra de Paris étaient radicales, bouleversantes, inoubliables de même que son Enlèvement au sérail transposé dans un camp de djihadistes qui provoqua un scandale à Aix en 2015.

La pièce d’Edward Albee propose un portrait vitrio­lique de la bourgeoisie américaine, décrit l’annihilation des élites, dénonce les faux-semblants et parvient à faire tomber les masques sociaux des protagonistes. Martha a invité, sans en aviser son mari George, un jeune couple fraîchement arrivé à les rejoindre pour boire un verre malgré l’heure tardive. Nick et Honey vont être les spectateurs d’un grand déballage de vérités, de mensonges et de haine. Ils seront aussi les acteurs d’un jeu cruel et destructeur auquel se livrent Martha et George qui consiste à enchaîner les attaques verbales, les insultes, à déchaîner les amertumes et les frustrations que sédimente la vie conjugale. Martha rabaisse son mari en soulignant qu’il n’est pas devenu directeur de la section histoire comme l’espérait son père, méprise le roman raté qu’il a écrit, dénigre sa virilité et le trompe avec Nick… George pointe un pistolet sur son humiliatrice et créé la sidération, ne respecte pas la règle imposée par elle qui est de ne pas parler de leur fils.

La mise en scène de Martin Kusej repose sur un dispositif simple. Un espace blanc, clinique – une estrade étroite sur laquelle évoluent les acteurs devant un mur blanc – est le cadre de ce huis-clos. Il n’y a aucun accessoire ou élément de décor réaliste si ce n’est des bouteilles d’alcool et des verres que les acteurs renversent, jettent et brisent devant l’estrade où déjà de nombreux débris jonchent le sol. L’épuration maximale renforce la violence du propos et concentre tous les regards sur les quatre acteurs, fabuleux. L’esthétique est chirurgicale (lumières blanches, jeu à la rampe) et la direction d’acteurs précise, crue, brutale et fortement érotisée. Les acteurs échappent à tout psychologisme grâce à un engagement physique louable.

Kusej a redécoupé le texte de Albee. Les scènes sont plus courtes et entrecoupées systématiquement par des moments dans le noir complet. Ce rythme heurte, éprouve et épuise volontairement le spectateur. Le metteur en scène développe délibérément une ambiance oppressante, dérangeante et ne cède pas au ton du boulevard avec lequel flirte la pièce en multipliant les scènes de ménage.

Si le théâtre de Kusej est dur, intense, violent, les interprètes sont juste impressionnants. Ils s’étripent, s’écorchent, se désirent sans compromis et même avec jubilation. Bibiana Beglau et Norman Hacker incarnent Martha et George et s’adonnent avec jubilation à la perversité fatale, l’escalade de la violence, des blessures, des excès. Dès la première scène, on mesure à quel point leur couple est hors-norme. Ils s’embrassent goulument dans une sorte d’ivresse. Elle se jette sur lui et tente de lui arracher sauvagement la ceinture, déboutonner son pantalon. Il la repousse et le malaise règne. Norman Hacker ne badine pas. Il développe une férocité redoutable et une intelligence inquiétante au fil des actes. Face à lui, Beglau est une tornade. Toute en contrôle et pourtant folle de passion, de désespoir, elle hurle, persifle, gémit, rit, pleure. Elle ose des ruptures franches avec un instinct et une fantaisie inouïs. Elle joue chaque nuance et chaque couleur du rôle avec virtuosité. Elle est irrésistiblement drôle et triste, séductrice, autoritaire, toxique et douce. Honey (Nora Buzalka) est belle mais pas sotte.  Elle est digne, curieuse, rêveuse et provocante parfois. Nick (Johannes Zirner) arriviste, suffisant révèlera une bestialité insoupçonnée.

George et Martha sont désormais seuls au bout de la nuit et ne se quitteront encore une fois pas. Le climat est profondément tragique et macabre. Elle est assise, immobile, épuisée, désabusée. Il lui caresse le front, lui prend la main avec une tendresse étonnante.

Photo : Andreas Pohlmann

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Nicolas Chaplain

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