Début de saison passionnant à la Volksbühne de Berlin
Malgré les interrogations légitimes, l’acharnement des aficionados nostalgiques de Castorf, les pétitions, les menaces, l’occupation illégale du théâtre pendant une semaine, la « nouvelle » Volksbühne de Chris Dercon joue avec succès depuis un mois à Tempelhof et bientôt dans la salle de la place Rosa Luxemburg.
La « nouvelle » Volksbühne dirigée par le belge Chris Dercon, commissaire d’exposition et directeur de musée, agite le milieu culturel berlinois, occupe les esprits et fait couler beaucoup d’encre depuis l’annonce de la non-reconduction de Frank Castorf, à la tête de la maison depuis vingt-cinq ans.
On a souvent – pour ne pas dire toujours – salué le travail génial de Castorf, loué la puissance et la singularité de ses spectacles denses et complexes, la pertinence de ses lectures inédites et modernes des grands textes de Dostoïevski, Molière, Ibsen entre autres, l’insolence et la virtuosité de ses mises en scène, la formidable liberté de ses acteurs… Bien sûr nous nous réjouissons de retrouver Castorf bientôt au Berliner Ensemble et ailleurs, à Zürich et à Munich. Cependant les institutions publiques n’appartiennent pas aux directions de manière définitive. Le changement – même contre l’avis d’une grosse poignée du public car il faut bien souligner que 40000 personnes ont signé une pétition à l’encontre de la nouvelle direction – est méritoire et nécessaire pour faire émerger des esthétiques inédites, rendre possible à nouveau la surprise, aiguiser la curiosité et intéresser un public nouveau.
C’est ce que semblent ne pas vouloir comprendre des spectateurs nostalgiques dont les plus durs inondent les réseaux sociaux de leurs propos caricaturaux, injurieux, parfois réactionnaires et/ou incultes quand ils font passer des artistes reconnus internationalement comme Charmatz ou Al Attar pour des animateurs de club amateur. Ils veulent du théâtre de texte et de répertoire mais ont dû oublier que c’est Castorf lui-même qui a introduit la danse contemporaine à la Volksbühne. Tout est prétexte pour eux à des querelles futiles et tristes, à des procès d’intention : les affiches de communication, la taille et le prix du gradin, l’utilisation du compte twitter… Bref, ils semblent, comme tout bon nuisible, ne jamais se fatiguer.
Ainsi, au mépris du travail artistique engagé, indéniablement de qualité, ils érigent la nouvelle direction en symbole de la globalisation, de la gentrification et du capitalisme. La maison s’est retrouvée occupée par des militants, citoyens et artistes dont la majorité se moque pas mal de Dercon et de la Volksbühne – ils le disent eux-mêmes – et qui ont profité de l’occasion, choisi ce refuge pour y mener pendant sept jours des débats nécessaires sur le développement et l’évolution de la ville. Une aubaine pour les détracteurs de Dercon qui ont relayé et se sont approprié cette vaste réflexion économique, politique, sociale et culturelle, brouillant par là même leur propre message. Les répétitions et le travail des équipes du théâtre ne devaient pas s’interrompre pour autant et la Volksbühne a été vidée par la police tandis que Thomas Ostermeier n’a pu s’empêcher d’un petit commentaire tout à fait inutile. Lui qui n’a été que si peu de temps l’enfant terrible du théâtre berlinois déclarait que Dercon aurait dû laisser le théâtre à disposition des manifestants puisque aucun spectacle n’y est donné avant novembre. Plus facile à dire que de les inviter dans la confortable et ronronnante Schaubühne.
La saison s’est ouverte le 10 septembre sur le tarmac de l’aéroport de Berlin Tempelhof, fermé depuis 2008 et reconverti en immense parc. Près de 15000 personnes ont répondu présent à l’invitation de Boris Charmatz et ont participé à son projet intitulé Fous de danse. Ainsi, sous le soleil, ils ont dansé et ont pu se délecter d’extraits de ballets dont Calico Mingling de Lucinda Childs, le virtuose Violin Fase d’Anne Teresa De Keersmaeker ainsi que son magnifique Partita.
Les spectateurs de la Volksbühne ont ensuite découvert le hangar 5 de Tempelhof investi par Boris Charmatz avec A Dancer’s Day et 10000 gestes, une création euphorisante, exultante et percutante que les parisiens pourront découvrir à Chaillot en octobre. C’est dans ce même endroit que Mohammad Al Attar et Omar Abusaada ont présenté Iphigénie, un projet créé avec neuf jeunes femmes syriennes qui vivent en Allemagne. La proposition qui nous est donnée à voir est un casting auquel elles se sont présentées dans l’espoir de décrocher le rôle de la jeune Iphigénie. Filmées et interrogées par une directrice de casting, elles évoquent leurs motivations à un tel projet, leurs réflexions sur la pièce, sur la figure du père, la notion de sacrifice, le rapport à leur corps, á la religion, à l’Etat, les similitudes qu’elles peuvent établir entre leur propre vécu et le destin d’Iphigénie, mais aussi des éléments de leur histoire personnelle qu’elles livrent généreusement, pudiquement.
On regrette que la forme soit répétitive et trop rigoureuse, inflexible pour laisser une quelconque place à l’imprévu, à une réaction instinctive, une émotion envahissante et surprenante. La répétition nécessaire de l’objet a vraisemblablement édulcoré l’aspect immédiat du casting. Cela dit, l’intelligence de la proposition est de faire entendre une parole libre, dénuée de toute sensiblerie, de tout sensationnalisme – pas de récit tire-larmes et malsain de la guerre, de la fuite, mais des bribes d’expériences, des échos á leur pays, à leur famille, á leur intégration qu’elles distillent dans leurs réponses. Elles ne sont pas là pas dire « merci l’Europe, c’est un paradis ». Si la plupart s’exprime sur des rêves d’art ou de théâtre depuis leur jeune âge, d’autres au contraire expliquent que la motivation financière les amène a priori ici. La plupart dit se sentir seule, perdue dans la difficulté de trouver sa voie. Elles ne cessent aussi d’interroger leur présence sur ce plateau. « Vous me recevez parce que je suis une réfugiée ou parce que je peux être une bonne actrice ? » demande l’une.