Théâtre
Un cabaret holographique habité par le fantôme de présences vivantes

Un cabaret holographique habité par le fantôme de présences vivantes

13 April 2021 | PAR Mathieu Dochtermann

La Veilleuse est le nom du nouveau spectacle de la compagnie 14:20 – mise en scène Valentine Losseau et Raphaël Navarro. Un spectacle sans artistes sur scène, puisqu’il s’agit d’un cabaret, donc d’une succession de numéros, mais holographique, donc sans interprète de chair et d’os face au public. Un mi-chemin entre spectacle vivant et cinéma, qui use de pléthore de procédés pour créer un effet de présence troublant. Cela réussit plus ou moins bien selon les artistes, mais ce qui est vraiment intéressant, c’est ce qui est questionné dans ce geste artistique.

Le point de départ du dernier spectacle de la compagnie 14:20 – mis en scène par Valentine Losseau et Raphaël Navarro – c’est le confinement, et avec lui la désertification des salles de spectacle. La Veilleuse est un titre qui renvoie à la servante: dans un théâtre, c’est la lampe que l’on laisse allumée sur scène, quand la salle est vide, afin qu’elle ne soit jamais complètement plongée dans le noir. En anglais, on la dit ghost lamp. Aussi ne faut-il pas avoir peur de croiser ici des fantômes.

Car les apparitions qui se manifestent sur scène ont quelque chose de fantomatique. Difficile de se croire face à des êtres de chair, même quand les artistes ne jouent pas avec les possibilités de l’image captée puis retravaillée. D’abord, leur taille n’est pas exactement la bonne, malgré le soin apporté à fausser les perspectives – et en la matière, la compagnie 14:20 a un incroyable savoir-faire. Et puis, il faut bien reconnaître qu’on a affaire à des êtres un peu transparents. Qui tous finissent par s’amuser avec le logiciel d’édition: Yann Frisch pour illustrer le détournement d’attention, Kaori Ito pour danser avec ses propres fantômes, Yaël Naïm pour se démultiplier, le duo Birds on a wire pour s’accrocher le long d’une jolie portée musicale flottant dans les airs.

En tous cas, le casting du cabaret au complet – on n’en a vu que quatre numéros – a de quoi donner le vertige, et on peut gager non seulement que le résultat est varié, mais de très haute tenue artistiquement parlant. Le point auquel chaque numéro s’empare de façon convaincante du média est en revanche variable. La palme revient à Yann Frisch, qui assume très frontalement le paradoxe de la situation, et s’adresse directement au public tout en lui faisant la démonstration de ce qu’il n’est qu’un hologramme… tout de même capable de tours qui font leur effet. Joueur un jour, joueur toujours. Le travail sur l’image et le mouvement du corps qui se dessine dans la danse de Kaori Ito est très intéressant., parfois même envoûtant. En revanche, si belles soient les chansons de Yaël Naïm et de Birds on a wire, on a beaucoup de mal à trouver aux numéros beaucoup plus que ce qu’on trouverait à un clip diffusé en salle.

Ce qui reste le plus captivant, c’est le dispositif holographique qui fonctionne dans une mesure étonnante : il y a un véritable effet de présence, on finit par lâcher prise et croire par subreptices instants être réellement face à un.e artiste offrant sa chair vivante au regard. Il y a donc, dans ce spectacle capté et rediffusé, quelque chose de plus, quelque chose qui l’éloigne du cinéma et le rapproche du spectacle vivant. C’est tout l’art de Valentine Losseau et Raphaël Navarro qui s’exprime là, eux qui ont fignolé les moindres détails pour tromper nos sens par mille petits détails qui ensemble vainquent l’intelligence de ce qu’il se passe : je sais que ce que je regarde est un hologramme, mais dans le même temps je crois que je suis dans la présence réelle de l’artiste. Une expérience délicieusement schizophrénique s’il en est.

Se pose alors une importante question de frontière. Ce dispositif peut-il prétendre à remplacer la présence vivante de l’artiste sur scène ? On a envie de répondre que ce n’est pas possible. En effet, il manquera toujours, au dispositif le plus raffiné, deux choses consubstantielles au spectacle vivant, qui sont sa vibration intime, sa sève palpitante : la possibilité de l’accident, qui magnifie tous les instants en soulignant leur fragilité, et la rencontre, qui déploie les possibles à l’infini du fait de la possibilité de l’improvisation et de l’échange hors du cadre du numéro. Mais, sous cette très importante réserve, ce spectacle vient questionner le rapport entre cinéma et art vivant, suscite la réflexion et le débat, et c’est là une excellente chose.

La Veilleuse n’a pas vocation à être le prototype d’une nouvelle forme de spectacle, qui aurait l’ambition de se généraliser. C’est très bien ainsi. L’expérience est très intéressante, mais il ne faut pas y voir la solution à La Crise – crise sanitaire ou crise du spectacle, on choisira ce qu’on préfère. Outre qu’on priverait l’artiste de scène de son métier, en le transformant en acteur 3D, et qu’on bouleverserait l’économie même du spectacle vivant, on ne proposerait plus alors au public qu’un ersatz de rencontre. La Veilleuse est très intéressant et très agréable, justement parce que cette forme cohabite – ou pourrait cohabiter, vu la situation du secteur– avec le spectacle vivant. Il en est l’appendice, il lui est un hommage – et c’est très bien ainsi – mais il ne faut surtout pas qu’il se transforme en son succédané économiquement rationalisé.

C’est un objet artistique singulier et fascinant que La Veilleuse, peut-être d’autant plus qu’elle recèle ce danger au moins virtuellement, et qu’on n’est jamais plus fasciné que par quelque chose que l’on sait vénéneux ?

 

 

Ecriture, magie, mise en scène : Valentine Losseau et Raphaël Navarro

Direction technique : Eric Bouché-Pillon

Vidéo : Frédéric Baudet, Natalianne Boucher, Charles Carcopino, Jérémy Collet, Clément Debailleul, Sylvain Decay, Simon Frézel, NikodiO, Gaston Marcotti, Mathieu Plantevin

Lumière : Valentine Losseau et Mathieu Plantevin

Musiques : Antoine Berland, Birds on a wire – Dom la Nena et Rosemary Standley, Madeleine Cazenave, Lou Doillon, Laurence Equilbey, Yael Naim, Patrick Watson.

Son : Dominique Bataille

Régie spéciale : Marco Bataille-Testu

Stagiaires lumière : Martín Barrientos, Georgia Tavares

Administration, production et diffusion : La Magnanerie – Anne Herrmann, Victor Leclère, Martin Galamez et Lauréna De la Torre. Avec le soutien de Sabrina Chang Kuw.

Visuel © Simon Frézel

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Mathieu Dochtermann
Passionné de spectacle vivant, sous toutes ses formes, des théâtres de marionnettes en particulier, du cirque et des arts de la rue également, et du théâtre de comédiens encore, malgré tout. Pratique le clown, un peu, le conte, encore plus, le théâtre, toujours, le rire, souvent. Critère central d'un bon spectacle: celui qui émeut, qui touche la chose sensible au fond de la poitrine. Le reste, c'est du bavardage. Facebook: https://www.facebook.com/matdochtermann

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