Claire Dancoisne continue de mettre en scène la monstruosité ordinaire : “BasiK InseKte” d’après Kafka
Jusqu’au 20 octobre, le Mouffetard – Centre national de la marionnette présente au public parisien le nouveau spectacle de Claire Dancoisne (cie Théâtre La Licorne) : BasiK InseKte. Il s’agit d’une relecture de la Métamorphose de Kafka, combinant marionnette et jeu masqué, une mise en scène féroce de la cruauté humaine toute imprégnée d’un humour noir bien dosé.
La Métamorphose est peut-être l’œuvre de Franz Kafka la plus connue, avec Le Procès. Cette longue nouvelle a donné lieu à cent interprétations différentes, mais tout le monde s’accorde en tous cas sur le fait que cette métamorphose qui lui donne son titre et fait vraiment l’objet de l’attention de l’auteur c’est celle de la famille, le père, la mère et la sœur du pauvre Gregor, et non pas la transformation de ce dernier, qui d’ailleurs n’est pas traitée dans le livre – elle est expédiée à la première phrase de la nouvelle, et située dans un temps passé, même si ce passé est immédiat.
L’intérêt de Claire Dancoisne se porte exactement au même endroit que celui de Kafka : Gregor Samsa n’est pas pour elle le point focal de la pièce, juste l’élément déclencheur, et un point de contraste. Ce qui l’intéresse c’est plutôt cette famille bien rangée, propre sur elle, soucieuse de sa réputation et du qu’en-dira-t-on, qui va, doucement mais sûrement, déshumaniser le membre de la famille affligé de ce mal incompréhensible – et surtout immontrable. C’est cette dégradation du sens moral de gens bien comme il faut qui constitue le focus de la narration et de la mise en scène. Le personnage de Gregor n’est là, finalement, que pour être objet d’une certaine forme de sympathie de la part du public : déconsidéré, désocialisé, rejeté, malmené, pour enfin être abandonné à un affamement qui le tue, il est censé pouvoir être pris en pitié malgré son apparence monstrueuse. On reconnaît là des thèmes chers à Claire Dancoisne, comme un écho par exemple à son spectacle Sweet Home (notre critique).
Et il faut bien du sang-froid et de l’empathie pour trouver Gregor attachant, tant son apparence est réussie. Contrairement à Kafka, Claire Dancoisne ne se prive pas de montrer la métamorphose de Gregor : elle affuble graduellement son comédien de prothèses jusqu’à en faire une énorme vermine, un insecte couvert d’une énorme carapace, tel un cloporte géant, au visage à peine encore humain. L’effet est saisissant, tellement que les phobiques des insectes se crispent visiblement dans leurs fauteuils quand Gregor s’aventure jusqu’au bord de scène. Pour utiliser des effets d’échelle, qui s’intègrent bien à une scénographie très dépouillée en trois plans dont la géométrie crée une perspective forcée, Gregor peut parfois être incarné par des marionnettes à échelle plus réduite. Comme il peut d’ailleurs prendre des proportions qui dépassent la taille humaine, quand son père l’imagine dans ses cauchemars en forme de mante religieuse monstrueuse.
La suprême habileté réside dans le fait d’avoir réussi à rendre la famille visuellement tout aussi monstrueuse, voire davantage, tout en lui conservant les apparences de la normalité. Le père, la mère, la sœur sont affublés de masques très réalistes, au regard parfaitement fixe, qui ne laissent voir que la bouche de l’interprète. On peut même avoir l’impression, pendant les premières secondes du spectacle, qu’il n’y a pas de masques. Mais très vite, on se rend compte de l’aspect étrange des visages, de la fixité des traits, de l’absence de mobilité du regard, de la peau parfaitement lisse, et cette collection de masques botoxés, justement parce qu’ils sont proches du naturel tout en s’en éloignant subtilement, n’en sont que plus inquiétants. En même temps, les interprètes sont allés chercher un vocabulaire corporel tout aussi étrange, qui n’est pas inaccoutumé dans les pièces de Claire Dancoisne : exagéré, saccadé, surexpressif, plus ample que nature, il contribue à l’effet de décalage et renforce l’étrangeté des trois protagonistes. A mesure que le spectacle avance, les gestes se font plus désordonnés, plus extraordinaires, jusqu’à ce qu’on ait l’impression d’être face à des êtres qui ont perdu tout contrôle sur eux-mêmes.
C’est peu dire que d’affirmer que les interprètes sont excellents. Non seulement, vocalement, ils tiennent parfaitement leur texte, avec une diction et une projection de qualité qui permettent à toute l’assistance de bien profiter des dialogues, mais encore ils s’engagent sans se ménager dans les contorsions syncopées dont ils font la gestuelle des personnages. Un exercice sans aucun doute épuisant, où ils trouvent le moyen de tenir une ligne ténue entre le déconcertant et le ridicule. Le très bon Léo Smith arrive en plus à trouver une façon très convaincante de bouger de façon insectoïde au milieu de cette distribution déjà complètement désarticulée, tout en produisant des crissements vraiment inquiétants. La réussite de sa métamorphose doit au moins autant à son travail d’interprétation qu’à la qualité du costume et des prothèses dont il est affublé.
Le tout est éclairé de telle sorte que le lointain soit toujours un peu plongé dans une semi pénombre : c’est là qu’est la chambre de Gregor, où il est enfermé lorsque sa famille décide d’accueillir un locataire pour compenser le salaire de l’emploi qu’il a perdu du fait de son état. La création sonore, mélange de sons électroniques, airs de violon, émissions de radio et bruits d’insectes, renforce l’atmosphère baroque et déconcertante de la pièce.
Au final, ce qui aurait pu être une pièce d’horreur, entre monstruosités insectoïdes et cruauté humaine, se révèle globalement très drôle. Un humour certes noir, mais sacrément efficace, sous-tend toute la pièce, et les invraisemblables combines et compromissions dans lesquelles s’engage la famille pour sauver les apparences sont traitées avec une dérision moqueuse.
On s’amuse donc prodigieusement devant cette pièce singulière, mais franchement réjouissante. Toutes les outrances – le gigantisme de l’insecte, le maniérisme du jeu masqué, l’égoïsme de la famille de Gregor – se cumulent pour donner une sorte de catharsis par le rire. On peut frissonner ou être dégoûté à certains moments, horrifié même par les parents indignes et la sœur qui ne vaut guère mieux, mais on ressort du spectacle avec la sensation d’avoir assisté à une grande kermesse, certes sinistre mais suffisamment grand-guignolesque pour être finalement jubilatoire.
BasiK InseKte joue encore jusqu’au 20 octobre au Mouffetard. Il sera ensuite à Dunkerque au Bateau feu du mardi 15 au vendredi 18 novembre, puis à Calais au Channel les vendredi 25 et samedi 26 novembre.
GENERIQUE
Mise en scène et scénographie : Claire Dancoisne
Assistant mise en scène : Cyril Viallon
Adaptation : Claire Dancoisne | Francis Peduzzi
Textes : Franz Kafka | Haïla Hessou
Comédien.nes : Henri Botte, Lyly Chartiez-Mignauw, Gaëlle Fraysse, Léo Smith
Création musicale : Pierre Vasseur
Création sonore : Greg Bruchet
Création des masques et coiffures : Loïc Nebreda
Création lumières : Hervé Gary
Création des objets : Bertrand Boulanger, David Castagnet, Olivier Sion, Chicken, Patrick Smith
Création costume insecte : Anne Bothuon
Régie générale et lumières : Thierry Montaigne
Régie son : Louis Regnier
Montage plateau : Hélène Becquet
Avec la participation inspirée de Jacques Schab et Olivier Lovergne – musiciens |
Rémi Delissen-scènariste | Cyril Viallon-Chorégraphe
Photo : (c) Claire Dancoisne