Théâtre
Avec “Ivres” Ambre Kahan attrape le délire de Ivan Viripaev dans une scénographie parfaite

Avec “Ivres” Ambre Kahan attrape le délire de Ivan Viripaev dans une scénographie parfaite

10 November 2020 | PAR David Rofé-Sarfati

En raison du confinement en vigueur à compter du 30 octobre, la création de la jeune talent Ambre Kahan est annulée mais sera présentée lors de la prochaine saison au Théâtre des célestins. Nous avons pu assister à un filage. Pour sa première grosse production, la metteuse en scène joue avec le texte de Viripaev et fait entendre son agressive mélancolie.

 

L’outrance du russe Ivan Viripaev

L’écrivain russe contemporain Ivan Viripaev a inventé dans Ivres une galerie de situations improbables pour des personnages tous saouls. Leur ivresse forme le catalyseur autant que le bain de précipité du cheminement allégorique d’un discours philosophique.  L’ivresse n’est donc que motif, un alibi à une leçon de philosophie qui s’articule méthodiquement de scène en scène.  Le texte excessif écrit pour le théâtre sollicite les comédiens. Chacun joue l’abandon à l’ivresse en même temps que la clairvoyance du poivrot grosse de sa dés-inhibition. 

Une pièce pour acteurs

Après une formation musicale (violon), Ambre Kahan suit des études théâtrales et débute sa carrière dans un spectacle mis en scène par Anatoli Vassiliev à l’Odéon, Théâtre de l’Europe. Elle intègre ensuite l’École du Théâtre national de Bretagne et joue sous la direction de Stanislas Nordey, Éric Lacascade et Simon Delétang. Ambre Kahan partage sa carrière entre l’interprétation et la mise en scène depuis 2011. Son travail est très visuel, très physique. La musique est très présente. Habituée à l’écriture de plateau, c’est la première fois qu’elle se confronte à une pièce de théâtre écrite. La pièce verra sa création dans la Grande salle du Théâtre des Célestins. La pièce est un magnifique cadeau pour les acteurs. Dans la veine de l’outrance des personnages de Dostojevski, l’ivresse expose les psychés à ciel ouvert et l’invisible se laisse entrevoir. Par cette saturation des affects, les âmes débordent et se livrent. Imbibés d’éthanol, les personnages nous racontent leur solitude et sa quête de l’amour maternel. Il nous expliquent aussi leur demande d’un père protecteur qui serait aux cieux ou pas.

Nous  avons découvert la pièce lors d’une répétition après le brusque et violent arrêt du confinement. Ambre Kahan opte pour une scénographie efficace autour d’un musicien plateau qui scande et orne le propos. Le rythme est le premier talent de la metteuse en scène, vient ensuite le sens du merveilleux. Son choix de mise en scène hésite entre le contemporain façon Jean Francois Sivadier et le Music hall. Ambre Kahan sait compter sur une troupe savoureuse dont quelques joyeuses individualités telles que  l’inoubliable Magali Genoud, la plastique Charlotte Ravinet ou encore le truculent Laurent Meininger

Constatons aussi que nous avons découvert un talent et une artiste à suivre. Au milieu de l’effervescence de la création en cette période d’empêchements, Ambre Kahan a accepté de répondre à nos questions.

Toute la culture : Racontez-nous comment le travail a su s’adapter au confinement et comment la programmation sera préservée ?

Ambre Kahan : Le confinement a été annoncé le jour où tous les acteurs devaient arriver à Lyon et entamer la phase finale de la création. Comme nous étions au courant de l’annonce, mais que personne ne pouvait à ce moment-là savoir avec certitude quelle allait être la dureté de ce confinement, Le quai (producteur délégué) et Les Célestins (coproducteur) ont décidé de suspendre l’arrivée de tout le monde. Le décor était monté, les réglages faits. Le théâtre vide. Nous avons occupé les lieux dans une sorte d’errance, incapables de faire quoi que ce soit d’autre que d’attendre. L’annonce est tombée et le lendemain elle se précise avec l’autorisation des répétitions. Mais nous sommes nombreux, chacun vient de loin, et nous ne savons pas qui a été en contact avec qui pendant la dernière semaine. Un acteur parmi nous est en fauteuil roulant. Sa santé n’est pas la nôtre. Aucun risque ne pouvait être pris. Il a fallu se mettre d’accord sur un protocole sanitaire. Et que tout le monde l’accepte. Il fallait que les acteurs arrivent au plus vite pour se confiner à l’hôtel pendant plusieurs jours avant de se faire tester.

L’attente encore…
Puis les tests, et l’attente des résultats… Encore elle… Nous étions des bombes à retardement.
Entre temps nous apprenons que le musicien qui est sur scène tout au long du spectacle est cas contact et qu’il ne pourra donc pas être avec nous. Il nous faut imaginer le travail sans lui. Orane Duclos, ma créatrice son a eu une force incroyable, elle a trouvé des solutions à chaque obstacle. Puis les résultats… Sur les quinze testés, il y a un positif. Et un cas contact en plus. À ce moment-là, il est évident que nous ne pouvons pas finir le spectacle.

La question se pose du sens de tout ça. Renvoyer tout le monde ? Continuer ? Dans quel but ?

La pièce écrite sous forme de tableau a été répétée dans ce morcellement. Trouver le souffle commun était vital. Faire exister en dehors de l’intimité de la création notre histoire est une des clés de notre survie. Avoir des traces de tout ça…
Nous avons donc ouvert, un peu, à la presse, à d’autres professionnels… Dans toute notre fragilité et notre désir de partage.
Cela a donné du sens. Cela a donné une finalité à ces semaines de répétitions à Angers, sans pour autant être dupe. Nous ne sommes qu’au début !

Maintenant nous travaillons à l’aprés. Mais l’incertitude est partout et personne aujourd’hui ne peut parler de la saison prochaine. Ça se construit à tâtons…

TLC : Vous avez pris le parti d’une scénographie très figurative, quel a été votre propos ?

La scénographie se décline en plusieurs étapes. Sur l’Acte I c’est une entrée progressive dans l’espace. Comme des strates. L’Acte I est construit dans une montée crescendo, et notre espace suit cette courbe. À la fois désuet, baroque, il reste onirique. L’ivresse est dans le décor.  Puis l’Acte II où l’action se déroule en extérieur est plus épuré… Très ouvert… Les codes se renversent. L’espace est nu. Le socle commun reste le sol. Et la lumière sculpte des états. Les acteurs sont en lutte avec cet espace. Les corps doivent lui résister.

TLC : Quel a été votre choix de direction d’acteurs ?

Je mets en place un terrain de jeu. Pour moi l’acteur doit être libre, autonome, créateur. Il doit s’emparer de ce terrain. Le faire sien. Et pour que cela puisse advenir, il y a un travail en amont démentiel.  Au premier jour de chaque tableau, les acteurs arrivent. Texte su. Nous faisons des trainings (phase très importante de l’immersion dans le travail) et ils commencent par un filage.

Le décor, les costumes, la lumière, la musique… Tous les ingrédients sont réunis. Ils plongent. Nous plongeons tous ensemble. Et après ce saut dans le vide, nous en parlons, nous mettons le doigt sur les évidences, sur les questions… Et là commence le travail. Le plateau est leur espace je n’y entre jamais, je n’interromps jamais contrairement aux trainings où je suis au corps à corps. Je leur donne des contraintes, des enjeux… Nous faisons des esquisses et ainsi le chemin se dessine. Le son, la lumière, les costumes, la scénographie deviennent des partenaires indispensables, car ils sont là dès le début. C’est ainsi que nous nous dirigeons vers cette forme spectaculaire totale. Nous avons parlé de l’urgence de dire… De l’animalité?… Du souffle commun… De détente… de puissance… D’émotion…

Nous n’avons jamais parlé d’ivresse autrement que de l’ivresse des mots, de l’ivresse de l’amour, de l’ivresse de Dieu !

 

TLC : Merci Ambre Kahan.

Nous quittons la metteuse en scène, les bras désormais embarrassée par une de ses deux filles ; impatients nous nous donnons rendez-vous pour l’automne 2021.

 

Ivres

 

De Ivan Viripaev
Mise en scène Ambre Kahan
Avec Yorick Adjal, Blade AliMBaye, Jean Aloïs Belbachir, Julie Bouriche, Jean-Baptiste Cognet, Monica Budde, Lucile Delzenne, Olivier Dupuy, Florent Favier, Magali Genoud, Laurent Meininger, Charlotte Ravinet, Tristan Rothhut, Laurent Sauvage, Laure Werckmann

Visuel : ©Affiche

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David Rofé-Sarfati
David Rofé-Sarfati est Psychanalyste, membre praticien d'Espace Analytique. Il se passionne pour le théâtre et anime un collectif de psychanalystes autour de l'art dramatique www.LautreScene.org. Il est membre de l'APCTMD, association de la Critique, collège Théâtre.

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