Performance
Supervision : photographie aérienne et mise en chaire de la guerre au Musée de l’Armée

Supervision : photographie aérienne et mise en chaire de la guerre au Musée de l’Armée

25 January 2023 | PAR Juliette Brunet

Dans le cadre d’un partenariat avec le Centre Pompidou à l’occasion du Festival Hors-Pistes, le musée de l’Armée a proposé une soirée événement autour d’une conférence performée ce mardi 24 janvier. Photographie, musique, danse et parole sont venus déplacer notre regard sur la guerre, oscillant entre le point de vue surplombant des photographies aériennes et l’expression de la corporéité malmenée des victimes, dans une chorégraphie à bout de souffle.

Après avoir traversé l’impressionnante cour de l’Hôtel des Invalides, nous sommes accueillis par Ariane James-Sarazin, directrice adjointe du musée de l’Armée. Après avoir remercié le Centre Pompidou pour le partenariat à l’origine de cette soirée, elle nous présente cet évènement comme une invitation à élargir notre regard sur les conflits armées. En variant les échelles et les points de vue, Supervision entend proposer une vision renouvelée et singulière du phénomène malheureusement universel qu’est la guerre.

Afin de questionner le récit des conflits actuels, deux projections nous offrent une vision surplombante des territoires ravagés par la violence. En s’appuyant uniquement sur des images aériennes, les deux films photographiques proposent un regard infiniment distancié, où le conflit semble presque désincarné. Ce point de vue d’en haut permet de faire face à la guerre en dépassant la sidération qu’engendre l’horreur et l’atrocité des champs de bataille. Étrangement, une esthétique de l’accalmie se dégagent parfois des images, l’Homme y étant observé comme une espèce en mouvement et non comme une individualité en souffrance. Si cette « supervision » ne prétend pas être totale ou omnisciente, elle invite l’humanité à une réflexivité sur elle-même, lui tendant un miroir où son reflet n’est pas éclaboussé par le sang des victimes.

Si les photographies aériennes peuvent apparaître captivantes et apaisantes, Alexe Liebert les utilise pour dépeindre la violence et l’absence, la peur et la mort. Dans Super-vision s’enchaînent des clichés issus des collections photographiques du musée de l’Armée, mêlant Verdun et Lybie, Stalingrad et Irak. Dans les premières images en noir et blanc, seuls persistent des débris calcinés et des maisons en ruines comme autant d’entailles dans le corps de la Terre. Mais des traînées incandescentes viennent zébrer le paysage, les explosions marquant au fer rouge les plaines comme les déserts. La musique tranchante et métallique de Benjamin Chaval ajoute à la brutalité visuelle une agressivité sonore, martelant un rythme anarchique, comparable à des battements de cœurs saccadés. Dans un enchaînement épileptique, les incendies succèdent aux lancers de missiles, le sol apparaissant comme une peau criblée de balles. Retournant la caméra, le film s’achève en levant les yeux vers le ciel, où volent impassiblement les avions meurtriers.

Le second film expose une archéologie du temps présent, compilant des photographies des tranchées ukrainiennes tirées du logiciel Google Earth par Michel Slomka. Typography II – Dombass s’appuie sur ces images libres d’accès, émancipées du domaine militaire, pour montrer les scarifications infligées aux terres arables du grenier de l’Europe. Creusant la terre, les deux camps ont lacéré les territoires de meurtrissures profondes et abruptes, quadrillant la géographies du paysage d’un réseau de plaies béantes. La violence graphique des tranchées dessine un langage mystérieux, par lequel la terre dit ses blessures et celles de ses habitants. En lisant entre les lignes, nous pouvons déchiffrer le fracas, le feu et la folie qui ravagent la vie des hommes ici-bas. Les images finissent par se désagréger au son d’une conversation entre deux militaires russes, terrifiés de voir leurs soldats devenir fous, englués dans ces entrelacements de veines, où coulent une sève morbide.

Mais l’œil n’aurait pas suffi à rendre compte de l’expérience de la guerre, sa violence mobilisant l’être dans son intégralité. Entre les deux projections, une chorégraphie imaginée par Leïla Ka vient redonner une corporéité à la destruction, basculant d’une échelle impersonnelle au registre de l’intime. Mises en chair et en corps, les conséquences des conflits ne s’observent plus sur la surface du globe mais se ressentent dans les mouvements saccadés et les souffles épuisés des danseuses. Contrastant avec l’abstraction offerte par les images, cette performance entend donner vie et mouvement à la mort et à l’anéantissement. Aux silences succèdent des fuites effrénées, dont le rythme semble imposé par les bombardements. Aux larmes à peine sécher, s’enchaînent essoufflement et spasme, deuil et survie étant inséparables dans la temporalité de la guerre. Immobilité et docilité, tourment et douleur, les corps sont incessamment malmenés. Ils chutent, se tordent et se meurt, avant de se relever la tête haute : un éclair de fierté et d’humanité persiste dans le chaos.

Si les évolutions technologiques des photographies aériennes en ont fait de véritables armes de guerre, Alexe Liebert et Michel Slomka les ont mis au service d’une réflexion sur les ravages causés par les conflits. La chorégraphie de Leïla Ka a permis de donner corps au quotidien des civils, ces derniers étant quasiment invisibles sur les images satellites. Cette soirée performance inédite, visuellement distanciée mais ancrée dans le corps, s’est clôturée avec la présentation de l’œuvre audiovisuelle de Christian Boltanski, Derrière la porte (1970). Une femme de dos avance à tâtons le long des murs d’une pièce dont elle semble chercher la porte. Tandis qu’un bourdonnement lancinant se fait de plus en plus pesant, la femme se retourne enfin : les yeux fermés, dégoulinant de sang. Est-ce à dire que même lorsque l’on ferme les yeux sur la guerre, le sang ne s’arrête pas de couler pour autant ?

 

© Wikipedia

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