Programme Commun : La Suisse pays de création, de Cocagne et de pensée critique
Du 14 au 25 mars, le monde du spectacle regarde vers Lausanne, qui propose avec la 4e édition de « Programme Commun » 13 spectacles, une installation, deux expositions, deux fêtes et trois conférences entre le Théâtre de Vidy, l’Arsenic, le Théâtre de Sévelin, la Manufacture et le Circuit. Toute La Culture était en Suisse le samedi du premier week-end de cet événement et a pu voir 5 performances, une exposition et même faire la fête.
Avec trois spectacles sur cinq, une exposition et un DJ set made in Helvetia, pour deux spectacles internationaux, cette plongée dans Programme Commun a aussi été une belle initiation à la création Suisse.
Tout commence d’ailleurs par une création suisse du Théâtre de Vidy (le 8 mars dernier) signée Mathieu Bertholet. Avec déjà un pont par-delà la barrière des langues réputée pourtant très opaque en Suisse : formé à Berlin et très immergé dans la culture allemande, le directeur du Poche de Genève propose un spectacle au titre baudelairien Luxe, Calme. L’exigeant metteur en scène interroge le mythe Belle époque de l’hôtel de montagne suisse. Et l’on entre dans le vif du sujet « Il n’existe assurément aucun autre pays, pas une partie de notre globe qui soit aussi étrange que la Suisse ». Ironie ? Pas forcément ! Avec une scénographie magique qui zigzague dans notre imaginaire entre Thomas Mann, Wes Anderson et Sorrentino, il décompose l’hôtel de luxe de Zermatt, Saint-Moritz ou Gstaad en grand plateau ouvert où de riches voyageurs internationaux (12 extraordinaires comédiens) montent et descendent les escaliers capiteusement tapissés entre le lustre et la vue qui les fait se pâmer. Le texte défile, en Français, en Italien, en Allemand – jamais en Anglais ou en Russe, clients trop nouveaux riches pour le monde perdu que la pièce veut saisir. Des saynètes se suivent avec fluidité, où des extraits de littérature sont dit et assimilés (Rilke, Giraudoux) et surtout où se répètent des articles d’une sorte de règlement intérieur d’autant plus rigide qu’il n’est pas écrit, avec en tête la maxime n°43 assénée par le personnel « En vous souhaitant un agréable séjour au Grand-Hôtel, où tout ne sera que calme, Monsieur ! ». Lumière sexy, costumes de prix et d’époque, et fourniture art déco, on se laisse aussi glisser dans le luxe, le calme et la volupté de rêver ces sommets. du luxe à la Suisse, là où la neige reflète le ciel et où le grand air aide les riches à vivre tellement plus longtemps. Et puis et puis, il y a aussi la réalité sociale et la mort qui rôde malgré l’argent et particulièrement dans les sanatoriums suisses. Même réparti sur deux pianos, le medley de Daniele Pintaudi passe du « Libiamo » au « Morir si Giovane » de Traviata, la lumière se tamise, le crépuscule des idoles a sonné quand elles montent toutes sur la terrasse pour nous prendre à témoin de leur vanité. Magnifique visuellement, sublimement interprété, extrêmement travaillé et très puissant dans la circulation et la répétition du texte, le spectacle ne parvient néanmoins pas à nous emmener quelque part. Il est possible que trop de thèmes soient abordés pour qu’on passe derrière la scène, à la réflexion sur ce mythe pourtant si fascinant qu’est celui du palace des sommets. Le public choisit entre se laisser bercer ou essayer de démêler les références qui fusent et s’imposent. Les sons et le parfum tournent dans l’air du soir, mais le souvenir se fige et ne dit rien sur notre aujourd’hui pourtant encore plein de ces fantômes.
Une petite pause café dans le foyer chaleureux du Théâtre de Vidy (avec vue sur le lac) permet de découvrir le travail entre vidéo et installation – mais toujours au casque et intime- de Mats Staub qui se répartit dans plusieurs espaces : dans le hall, des personnes saisies de profil nous parlent de certaines choses qu’ils peuvent compter dans leur passé récent. Dans un pièce surélevée, avec vue sur les arbres et dans un contexte noir presque caravagien, d’autre personnages du monde entier se rappellent – filmés et en tête à tête à le spectateur- leurs 21 ans. Avec un grain de vidéo proche du Bill Viola d’aujourd’hui, entre souci documentaire et stakhanovisme du témoignage contre le temps et la sénilité, le vidéaste suisse offre de bien beaux écrins à de multiples mémoires individuelles…
Place à l’international avec une pièce de l’argentin et le désormais ex-directeur du CDN de Montpellier, Rodrigo Garcia. Créé en novembre dernier, Evel Knievel contre Macbeth est un conte sous acide comme Garcia en a le secret. Dans une version brésilienne et actuelle de la Cité de Dieu de Saint-Augustin, les deux philosophes grecs Lysias et Demosthène se paient un voyage de fin d’études sur la plage pour essayer de comprendre comment deux cités côte à côte sont l’une celle d’un Dieu exploiteur et l’autre celle d’un homme prolétarisé. C’est peut-être parce que nous sommes tous, hommes ou dieux, vendus au capitalisme mondialisé. Ou alors parce que fou au point de ne plus vouloir laisser tomber ses habits de Macbeth, Orson Welles a pris le contrôle de la cité la plus opulente et maintient l’autre cité dans la misère et la violence. Heureusement le cascadeur américain des années 1970, Evel Knievel, va mettre Welles au défi, le narrateur trop kawai vient en avion du japon pour défier Welles en duel et même les grands-mères de Bahia s’y mettent en ressuscitant les victimes de la terreur et de massacres sanglants à grands renforts de streetfood locale… Vous l’aurez compris, il faut rentrer dans le spectacle et adhérer au délire très pop et référentiel de Garcia. Mais c’est plutôt facile à faire, notamment grâce au travail vidéo. Le délire graphique du film inaugural est juste génial, ainsi que le texte qui parle pub pop et Saint-Augustin par une voix atteinte de jeunisme, dans un anglais globalisé. Et le montage à partir du Macbeth de Welles et les accents écossais inaudibles des spectateurs est juste délirant. Les tris comédiens sont aussi excellents, partageant en espagnol ou en anglais des tirades toujours assez folles pour éviter les clichés sur les malheurs de notre civilisation. Les détours sont souvent poilants avec plein de bonus-tracks vidéos croustillant, dont une entreprise de pompes funèbres qui se lance dans les cercueils pour nains en forme d’Austin mini dessinés par Philippe Starck. Certains moment de pure performance (sprays de peinture sur corps nus, grand bruits sur chaussures plateforme) sont parfois trop gratuit et là encore on ne sait pas trop où l’on va mais c’est tellement vif, intelligent, transdisciplinaires et bien marqueté malgré la méfiance annoncée pour la publicité, que l’on se laisse volontiers embarquer pour le Brésil en guerre civile contre Orson Welles !
Le temps de sauter dans une navette sous le ciel gris des mars et l’on découvre le site impressionnant de l’Arsenic, où à côté d’une bar qui sert pour les vins exclusivement du suisse et du bio (et c’est bon !), l’on découvre toute une installation d’une autre performeuse locale : Pamina de Coulon, avant d’entrer dans la salle où se passe sa performance-conférence The Fire of emotions : The Abyss. Perchée sur un rocher artificiel comme une sirène, rousse chevelure à la Fifi Brindacier et uniforme noir de brigade et de rigueur, la jeune-femme nous tient en haleine pendant plus d’une heure sur sa fascination des fonds marin et sur le Titanic. Faisant le la mer et de l’eau salée une métaphore pour décrire ce qui reste de commun dans notre monde capitaliste de division du travail, de la conscience et d’hyper-individualisme, Pamina de Coulon nous fait un cours très sérieux avec des références aussi pointues que Isabelle Stengers, Hannah Arendt, Rebecca Solnit, Umberto Eco, Miguel Abensour ou Marguerite Duras. Et elle nous fait aussi une leçon de morale, notamment sur la question des réfugiés/migrants que la mer, justement emporte par milliers. Attentif à sa performance, touché par sa rage et admiratif de la capacité de résumer une pensée critique d’aujourd’hui, on a néanmoins du mal à suivre la jeune-femme dans son trop plein de politiquement correct assez bien résumé par le sous-titre de la pièce « Break the rythm that excludes thought ». Et l’on se dit que c’est bien joli de pleureur en entendant Erri de Luca à une émission de télévision et de prôner un accueil et un courage minimaux, mais tous ces beaux principes revisités pour aujourd’hui, semblent un peu court au regard de l’émotion : l’action (oui celle-là même que prône Arendt) et la construction dans ces cas-là, c’est peut-être possible aussi. Sympathique et généreuse est son invitation d’aller s’asseoir auprès des vaincus de l’histoire au fond de l’abysse auprès des vaincus. Mais n’a-t-on pas plus concret à faire et plus particulier à penser si l’on veut créer du commun et de la responsabilité ?
Moins minimale, la performance suivante étaient également suisse et ultra-référentielle : traversant la frontière interne entre la suisse-alémanique et la suisse-romande l’ethnomusicologue Thomas Burkhalter (fondateur de l’exceptionnel projet de production, diffusion et collecte de musiques du monde Norient Network) et Christophe Jacquet proposent avec Clash of Gods (création à l’Arsenic le 13 mars dernier) une mise en scène de leur querelle principale : tout le monde a-t-il sa chance dans la bataille de la mondialisation ? sous forme de grand ring – mascarade. Tandis que les deux dieux sont suspendus sur un pneu, cinq comédiens changent de frusques toutes les trois minutes pour animer une BO chiadée et une série de discours et d’interviews qui brassent les grandes mutation de l’industrie et de l’undrground de la musique (les datas, les bedroom producers, l’Afrique est-elle entrain de prendre le lead, assiste-t-on à la fin de la distinction indé/populaire… Le résultat est un grand chaos joyeux. Qui manque deux objectifs de taille dans un festival de l’envergure de Programme Commun : proposer une forme convaincante et faire passer son message. Côté forme en effet, les grands panneaux et les déguisements, c’est vraiment aussi original que la fête de fin d’année au collège et on ne vous parle pas des chorégraphies de hip-hop qui auraient dû prendre encre deux degrés de distance pour faire réfléchir par leur manque de peps et de pratique. Côté fond : certes vos humbles serviteurs ne sont pas au fait de tous les débats de Wired et des mouvements sismiques ans l’electro d’aujourd’hui. On ne demande qu’à apprendre mais les références ne sont pas données, les débats à peine évoqués et si le spectacle n’était que pour deux ou trois happy few alors il ne fallait pas nous convier…
A 22h, notre dernière pièce de la soirée nous sortait de Suisse pour nous amener à de l’International. Dans le cadre et en final du Festival de Danse Le Printemps des Sévelins, un théâtre juste à côté de l’Arsenic, nous avons pu (re) voir Rule of Three du chorégraphe néerlandais Jan Martens (création 2017, nous l’avons vu au Festival d’automne : lecture ici), qu’il appelle « mon spectacle le plus dansant à ce jour ». Accompagnés par la musique electro + percussion de NAH, les trois danseurs, Courtney May Robertson, Julien Josse et Steven Michel forment un triangle d’abord très coloré puis noirs où chacun semble répéter seul ses mouvements, comme une machine. Mais les monades ne perdent jamais tout à fait le contact et s’actionnent en triangle gracieux. Il y a des rapprochements et une harmonie à trois qui insuffle de la douceur et de la sensualité à tout le spectacle, même quand il commence dans un grand fracas de percussions et même quand il prend la forme d’une performance avec chaque candidat sur une ligne, face au public. Tout en silence et en fragilité, le final est d’une finesse éblouissante.
Ce samedi absolument fou et précieux s’est terminé par la fête d’ouverture du festival Programme Commun avec trois Djs aux platines de l’Arsenic, sur une commissariat de la plateforme Norient, liée donc à Clash of Gods et à Thomas Bukhalter. C’était absolument irrésistible et impossible de ne pas danser.
Programme Commun continue toute la semaine, avec d’autres performances, dont le très apprécié (lire notre chronique) “put your heart under your feet… an walk” de Steven Cohen.
visuels : YH