Performance
“Di Grazia” d’Alexandre Roccoli, tarentisme et féminisme

“Di Grazia” d’Alexandre Roccoli, tarentisme et féminisme

03 April 2021 | PAR Camille Bois Martin

À l’occasion du festival Étrange Cargo à la Ménagerie de Verre du 17 mars au 9 avril 2021, le chorégraphe Alexandre Roccoli y a produit pour la première fois à Paris son nouveau spectacle Di Grazia, en collaboration et interprété par la comédienne, musicienne et chanteuse Roberta Lidia De Stefano. 

Symptômes du passé, rites sacrés

Le spectateur est invité à pénétrer dans une salle envahie par l’obscurité, parfumée d’une odeur d’encens et de fleurs, et recouverte de petites parcelles de terre jonchées de bougies allumées que le feu a déjà commencé à consumer. Dans un coin, derrière l’estrade, une femme, Roberta Lidia de Stefano, est assise et souffle dans un instrument blanc déconcertant, proche de la cornemuse, au bruit d’autant plus étrange, voire alarmant, la Zampogna ; en fond, des voix féminines incompréhensibles et indistinctes s’élèvent. 

Quand la faible luminosité s’estompe pour ne laisser place qu’aux ombres, cette même femme s’avance, traversant les monticules de terre. Seul son souffle est audible, seul son corps est perceptible. Roberta Lidia de Stefano laisse au sol les traces de son passage, la terre s’éparpillant au grès du mouvement de ses pieds ; avec elle, ce sont également les traces vivantes d’un passé qui refont surface. Alexandre Roccoli s’est en effet inspiré du phénomène du Tarentisme de la fin du Moyen Âge après son expédition en compagnie de chercheurs en anthropologie à Rome, Naples et dans les Pouilles en Italie. Ces femmes “tarentulées” avaient été piquées par des tarentules (ou autres araignées) ; la croyance voulait, comme l’explique Roccoli dans une interview avec Jean-François Perrier, que “pour les guérir il n’y avait que la musique et la danse, les fameuses tarentelles, qui mettaient leurs corps dans des états violents, incontrôlés et réputés libératoires“. 

Dans une transe accompagnée de chants, Roberta Lidia de Stefano entame ce processus cathartique devant tout un public ; par terre, elle est assise, tournant sur elle même et dessinant une spirale. Plus loin dans la salle, elle dévoile sa poitrine et se traine au sol, se lamente, toujours en chantant. Plus tard dans le spectacle, elle fait face à son spectateur et chante, à coeur ouvert et poitrine découverte, devant ce qui semble être un autel. Finalement elle retourne s’asseoir sur son siège, trainant ses pieds comme si elle était empêchée d’avancer, mais surtout exténuée.

Les femmes sont effrayantes, elles ont toujours été effrayantes” 

Selon Roberta Lidia de Stefano, ce rite revient en effet sur la fascination transie et teintée de peur que les femmes peuvent provoquer ; du moins c’est ce que cette dernière nous fait ressentir pendant sa performance. Sur trois actes, la figure féminine qu’elle incarne traverse les temps – le monde antique, le cauchemar et le purgatoire, puis le monde futur. Sa présence est puissante, envoutante, son corps est à moitié dévoilé et à moitié caché par la terre dont elle se recouvre. 

Avant la représentation, le spectateur est invité à visionner une courte vidéo réalisée par Alexandre Roccoli, Mama Schiavona, où la femme y est filmée dans tous ses états ; dans sa jeunesse, ses derniers jours ou laissant la vie suivre son cours. Surtout, et encore, elle chante le culte de la Madonna Di Montevergine, où, dans les cérémonies qui lui étaient dédiées, les prêtres se travestissaient et s’émasculaient dans un rituel sacré ; les chants deviennent alors un “ode à la madone des femminielli“, ces transgenres efféminés et hommes homosexuels de la tradition napolitaine, quelque part à la croisée des identités. Dans une interview avec Jean-François Perrier, Roberta Lidia de Stefano avoue d’ailleurs qu’il lui est “difficile de distinguer le masculin du féminin” lorsqu’on aborde le sujet de l’identité. 

Dans cette même interview, Alexandre Roccoli évoque, à propos de sa représentation, un “voyage dans l’intériorité de ce corps féminin devenu un corps spectral en devenir“. Car seul un corps féminin traverse et anime cette pièce obscure ; dans la terre il semble prendre vie et s’épanouir, devant l’autel il s’affirme et affronte le monde en secouant son torse au rythme de ses seins. Quand Roberta Lidia de Stefano quitte la scène couronnée d’un voile de mariée et de fleurs, elle engouffre tout le souffle qu’il lui reste dans un instrument dont le son résonne presque comme un cri d’alerte, tandis qu’elle tente de progresser jusqu’à son fauteuil, derrière les spectateurs, empêchée d’avancer par ses sabots enchaînés (sur la photographie ci-dessous les “reliques” de la représentation).

Zampogna et chant a capella 

Accompagnant le corps dans sa transe, dans sa danse, la Zampogna produit un son étrange qui, dès les premiers pas du spectateur dans la salle, happe sa curiosité. Dans cet instrument à base de peau de chèvre retournée, Roberta Lidia de Stefano y investit tout son souffle : en même temps que chacune de ses respirations courbe son corps, la zampogna se gonfle et se déforme dans ses bras, dans un mouvement presque organique et complémentaire entre la musicienne et son instrument. Parfois, elle semble même s’y laisser s’engouffrer.

Quand ce n’est plus son souffle qui monopolise les sons de la salle, c’est sa voix qui en envahit les ondes ; sa voix si puissante que même un opéra ne saurait l’accueillir. Elle accompagne, voire même remplace la danse, si ce n’est l’anime par l’investissement physique qu’elle implique, dédoublant le mouvement en une danse psychique encore plus intense. Tous les sens du spectateurs sont convoqués. Lorsque Roberta Lidia de Stefano chante devant l’autel, elle paraît réciter les psaumes italiens du rituel du tarantisme mais la portée s’en éloigne. Dans un monde futur, elle incarne le corps d’une femme transie par sa propre voix qui rythme les mouvements de son corps.

Visuels : © Camille Bois–Martin

 

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Camille Bois Martin
Étudiante en Master de Journalisme Culturel (Sorbonne Nouvelle)

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