Opéra
Vincent Boussard imagine un Werther en forme de songe d’une nuit d’hiver à l’opéra de Lausanne

Vincent Boussard imagine un Werther en forme de songe d’une nuit d’hiver à l’opéra de Lausanne

27 May 2022 | PAR Philippe Manoli

L’interprétation célèbre et célébrée d’un grand ténor, la prise de rôle d’une des jeunes mezzos les plus prometteuses de la nouvelle génération française, une direction elle aussi déjà connue et célébrée, et une mise en scène nouvelle due à un artiste qui chérit le concept : les ingrédients étaient très prometteurs pour la nouvelle production de Werther à Lausanne. Elle a globalement comblé nos attentes.

Vivat Werther, semper vivat !

Werther est à la fête : alors que, pendant de nombreuses années, on ne pouvait y distribuer un ténor francophone de premier plan, Roberto Alagna mis à part, et malgré le succès de Jonas Kaufmann à Paris il y a une dizaine d’années, on ne peut que se réjouir aujourd’hui de trouver plusieurs titulaires aptes à tutoyer les sommets dans le rôle le plus complexe de l’œuvre de Massenet. Les débuts qu’y a faits Benjamin Bernheim à Bordeaux ce printemps, et ceux, qu’on entrevoit déjà, de Stanislas de Barbeyrac, offriront un contrepoint passionnant à l’interprétation de Jean-François Borras, que l’on peut déjà qualifier de référence. Le ténor français l’a déjà chanté, depuis 2014, de New York à Monte Carlo, en passant par Vienne, Vichy et Toulouse. C’est sur les bords du Léman qu’il a cette fois endossé la redingote du héros goethéen, dans une nouvelle production commandée par Eric Vigié à Vincent Boussard.

Mikhaïl Timoshenko, Jean-François Borras, Marie Lys, Héloïse Mas

La force d’une vision symbolique

Après une mise en scène très réussie du Hamlet de Thomas, on attendait beaucoup de Vincent Boussard dans Werther. Si elle ne comble pas toutes nos attentes, faute d’une cohérence totale, elle stimule notre imagination et nous délivre à la fois des relectures insensées (Villazon…) et de celles, très classiques qui, même brillantes, peuvent buter notamment sur la représentation contrainte de la longue agonie du héros qui n’en finit pas de mourir dans les bras de Charlotte (Joël, Decker, Jacquot…). L’essentiel tient dans la scénographie de Vincent Lemaire et dans le concept de Boussard : on se trouve devant la représentation mentale de l’histoire vécue par Werther, hors du réalisme psychologique des relations, plutôt dans l’ordre du symbole.

Le jeune héros de Goethe en redingote et haut-de-forme noirs, y passe comme un étranger, tandis que lors des duos entre Albert et Charlotte comme entre Charlotte et Werther, la présence physique du rival symbolise l’impossibilité de la part des personnages d’échapper à l’influence du triangle amoureux. Werther se heurte parfois tout simplement aux hauts murs de bois blanc aux caissons rechampis de lumière qui fondent le décor symbolique de Lemaire, où sont accrochés de petits tableaux représentant la famille, la société, auxquels les personnages ne pourront échapper. Tout y est symbole : c’est à un enfant plein de gêne que s’adresse Werther avec ses premiers mots, au lieu du guide prévu (« Alors, c’est bien ici la maison du bailli ? »). Le « Merci » sonne avec étrangeté puisque l’enfant n’a pas répondu et s’enfuit. Si le premier acte chez le bailli souffre un peu de la limitation de la scène à une très courte bande par ces murs imposants (et par les rails du petit train des enfants du bailli), la suite se déroule dans un espace plus classique. Les murs servent alors d’écran pour les délicates projections de Nicolas Hurtevent, représentant les frondaisons des tilleuls, et le plus souvent de lourds nuages dans un camaïeu de gris et blanc très esthétique et suggestif. Des cartons écrits à la plume sergent-major annoncent, en projection sur le rideau, les actes, parfois rebaptisés (« La mort de Werther » au 4). Un étroit banc de bois noir, disposé dans sa largeur puis de face, servira longtemps, moins utilement aux facéties de Sophie, Johann, Schmidt ou Brühlmann qu’à esquisser l’opposition des époux Charlotte et Albert, et l’impossibilité de la part de Charlotte et Werther d’entrer en communication. D’ailleurs, lors du duo du clair de lune où, l’une derrière l’autre, de trois-quarts, ils semblent ne jamais pouvoir ni s’étreindre ni vraiment entrer en relation (ce que la musique suggère, au fait).

Les enfants du chœur, en chemise et pantalon, apportent leur touche d’onirisme à l’étrangeté de cet univers, avec leurs moustaches et perruques, jusqu’à ce qu’ils se transforment en fascinants ectoplasmes projetés sur les murs blancs, fruits des représentations de Werther, mi anges mi fantômes, déambulant dans son esprit. Werther, lui, tout de noir vêtu sauf à l’heure de sa mort, semble obnubilé par un petit carnet où il note tout sans cesse, jusqu’aux lettres qu’il enverra à Charlotte. Le personnage ainsi semble écrire sa propre histoire plutôt que de la vivre : il ne regarde pas Charlotte à qui il est censé parler. Tous les autres hommes sont en noir, comme pour signifier leur manque d’existence propre, comme si le Werther final, le seul réel, dans sa robe de chambre rapiécée au moment de sa mort, les inventait à mesure. Le décor de cette scène est une formidable trouvaille : deux espaces sont délimités par un fil lumineux qui descend des cintres en forme de porte inversée : à jardin l’espace où Charlotte crie son désespoir, à cour celui où Werther écrit la fin de son histoire et disparaît en traversant une porte illuminée avec ses pistolets. On pense à « l’étrange sort » de Don Quichotte, « fantôme dans la vie et réel dans la mort » selon Jacques Ibert. À la fin du troisième acte, les lumières de Nicolas Gili auront délimité de splendides oppositions de noir et de blanc, quasi géométriques, jouant des contre-jours, quand le mur blanc du fond est devenu noir, pour exprimer, après l’hiver des cœurs, la violence des sentiments irréconciliables entre Charlotte et Albert. Le noir du songe, le blanc du froid glacial des relations de conventions s’affrontent dans les costumes comme dans les parois pour tisser un entrelacs de symboles expressifs.

Le choeur de l’Ecole de musique de Lausanne

Quelques scories

Bien sûr, tout n’est pas parfaitement cohérent dans cette vision : Johann et Schmidt en « hommes noirs » jusqu’aux favoris et barbes perdent leur force de contrepoint léger par rapport au drame, au contraire du bailli, sautillant et virevoltant à l’excès, souvent de dos, qui perd sa capacité à émouvoir en veuf débonnaire. Sophie, délicieusement bêcheuse au début, dans sa robe à la Nellie Oleson et ses anglaises, qui fume en cachette avant l’arrivée d’Albert, manque ensuite de relief et de définition dans sa robe orange, quand elle offre un énorme bouquet en chantant « Du gai soleil », et plante ensuite les fleurs dans les planches de scène, puis réapparaît en frac auprès de Charlotte. La délicatesse du personnage y perd, elle apparaît finalement peu consolatrice face à Charlotte, et peu intéressante au moment où ses émois adolescents sont censés rencontrer la proposition odieuse faite par Albert de remplacer Charlotte dans le cœur de Werther. Par contre, c’est une riche idée de montrer un Brühlmann tremblant de façon comique, debout sur le banc, quand sa Kätchen l’a quitté, sauvé de façon hilarante par Yohann, qui, allongé par terre, détourne le pistolet avec sa canne : cette fois le contrepoint est idéal avec la scène finale, au moment même où Albert va tenter d’arranger les choses avec Werther. Mais Albert, qui semble naïf au second acte, presque tel un Pierrot, devient assez effrayant au troisième, par un jeu de scène froid et inquiétant, mais va trop loin en couvrant progressivement d’inutiles baisers tout le corps de Charlotte au cours de la mort de Werther.

Héloïse Mas

Charlotte forever

Finalement la vision de Boussard culmine dans l’idée de faire de Charlotte l’épicentre de l’œuvre, comme les Allemands l’ont fait pour Marguerite dans Faust. Vêtue de somptueuses robes signées Christian Lacroix (de soie brune à rayures chocolat au premier acte, découvrant les épaules comme pour signifier la liberté encore possible pour elle à ce moment, blanche après son mariage, avec un immense chapeau de paille qui lui permet de cacher son visage à Albert et de montrer par là même l’inanité de leur union, couleur poussière à manches ballons pour le retour de Werther), elle semble être le seul personnage vivant de l’histoire, non corseté comme Albert ou les hommes en noir, ni trop idéalisé pour s’incarner, comme Werther. Elle souffre, et devient même le symbole de la souffrance des femmes dans le monde écrasant de la société du XIXe siècle, se heurtant littéralement aux murs, rampant parfois au sol, telle un papillon pris dans les lumières aveuglantes et emprisonné dans l’abat-jour d’une lampe. Elle refuse le manteau de fourrure et les chaussures que son mari lui impose de revêtir au dernier acte, retrouvant les pieds nus qui la mettent en phase directe avec la vie, en contact avec le sol, seule réalité de cet espace mental artificiel.


On a peine à croire qu’Héloïse Mas faisait ici ses débuts dans ce rôle de Charlotte, tant elle maîtrise d’emblée les difficultés de cette partie si ardue, et convainc pleinement, tant sur le plan vocal que sur le plan de l’interprétation scénique. La voix est longue, relativement large, assise sur un somptueux registre grave au timbre capiteux, dont elle use avec finesse et parcimonie, et se déploie dans l’aigu avec une lumière et un métal de la plus belle eau. Ce qui lui permet d’aborder avec autant d’aisance les graves de l’air des lettres et de celui des larmes, ou les éclats de « Seigneur Dieu ! Seigneur ». Mais ce qui frappe le plus dans son interprétation, c’est sa capacité à donner vie à la moindre phrase avec une délicatesse de touche et une intelligence expressive rare. Comme son partenaire, peut-être influencée par lui, elle chante le plus souvent piano, et fait vivre chaque phrase avec une expressivité remarquable, grâce à une diction digne d’éloges, et un usage sidérant des dynamiques (le diminuendo sur « en toi seul j’espère », par exemple). La couleur qu’elle sait donner au mot maman dans la phrase « Pourquoi les hommes noirs ont emmené maman » au premier acte est un exemple parmi d’autres de sa capacité à faire surgir le drame derrière les notes. Sa longueur de souffle fait merveille dans ses grands airs, le triple piano de « seul, toujours seul » au début de l’air des lettres, l’allègement de « cet isolement » contrastent idéalement avec la puissance et le métal déployés dans « ce dernier billet me glace et m’épouvante », et la déchirante délicatesse de « te pardonner… c’est moi qui l’ai versé » au dernier tableau. Les pleins et les déliés de cette interprétation gagnent encore en relief avec la performance scénique de l’actrice, littéralement stupéfiante. La mobilité des traits de son visage lui permet d’incarner d’abord l’ingénuité de la jeune bourgeoise émue par la présence de Werther, mais vite elle s’effondre en glissant adossée contre la paroi du mur sur « Chère, chère maman ». Quelle maturité dans l’expression forcée du contentement quand elle répond à Albert « que pourrait-elle regretter ? » ! Désespérée, couchée au sol au troisième acte, elle rampe, se heurte aux murs, avec une grâce corporelle rare, comme une véritable danseuse. L’expression d’une main retournée, le bras projeté en avant, quand Charlotte éperdue sombre dans une quasi folie au dernier acte, évoque justement la danse contemporaine, et c’est bien en artiste complète qu’Héloïse Mas compose ce rôle, caressant le sol dans l’air des lettres, ce sol qui l’ancre encore un peu au monde.

Jean-François Borras

L’homme qui savait chanter piano

Jean- François Borras aborde son Werther en véritable interprète de lied. Il est l’un des rares chanteurs lyriques au monde à chanter systématiquement piano quand c’est possible, et à faire vivre la phrase avec toutes les possibilités de coloration pour déployer toutes les significations du texte. Vincent Boussard lui fait traverser cette histoire comme dans un rêve sombre, et la direction d’acteur se trouve par là même plus limitée qu’avec Héloïse Mas. Mais le personnage existe d’abord par la diction parfaite de l’artiste, et les « r » grasseyés ajoutent beaucoup à son naturel. Les pianissimi s’imposent d’emblée, même là où on ne les attend pas (« leurs âmes pleines de lumière » au premier acte), mais aussi là où on les espère (« à ce qui n’est pas vous » au clair de lune). Mais c’est bien sûr dans la gradation des dynamiques que Borras impose un véritable art de peintre, et la délicatesse de ses phrases époustoufle. Les contrastes entre les fortissimi et les pianissimi qui les suivent de près (« J’en mourrai »/ «Charlotte» ; « C’est moi, c’est moi »/« qu’elle pouvait aimer ») sont saisissants, et la délicatesse des mezze voci ensorcellent, tandis que les decrescendi donnent tout leur sens aux contrastes émotionnels qui traversent un personnage torturé (« tout mon être en pleure »). Borras éclaire de l’intérieur tant de phrases (« Comme après l’orage ») en magicien des sons, et donne ainsi un poids émotionnel exceptionnel à la légèreté de touche (« et ce sera ma part de bonheur sur la Terre »), grâce à un legato de rêve et à une émission d’une rare pureté. Dans le lied d’Ossian, c’est moins l’éclat des splendides la bémols de « Pourquoi me réveiller » qui touchent l’auditeur, que le délicieux triple piano des « ô souffle du printemps » qui les suivent. « Ah, qu’il est loin ce jour d’intime douceur » évoque une bougie qui s’éteint, et la performance du ténor monégasque culmine sur une mort étreignante, grâce à un fabuleux pianissimo a mezza voce sur « d’une douce larme », qui déchire définitivement le cœur de l’auditeur.

L’école française de direction d’orchestre à son meilleur

Mais bien sûr ces qualités réunies ne donneraient pas au spectacle toute sa dimension sans une direction d’orchestre à la hauteur des performances de ces artistes. Et c’est peu de dire que Laurent Campellone s’y hisse avec facilité. À la tête de l’Orchestre de Chambre de Lausanne, le chef français dose le volume, veille à l’équilibre des plans et des pupitres, jamais ne cède à la tentation d’enfler le son et de wagnériser le propos. Tout en finesse, il construit l’arc dramatique de la représentation, débutant par un prélude léger, mesuré, où déjà l’excellent violon solo se met en valeur, puis les violoncelles. Cursif, narratif surtout, il accompagne les chanteurs tout en dynamisant l’action, souple de geste, délicat de touche, progressivement plus fort d’impact, sans jamais couvrir les chanteurs. Chaque morceau introductif d’acte ou transitionnel se pare de nouvelles couleurs (les cors et flûtes du début du 2), véritablement dansant dans « J’aurais sur ma poitrine », évoquant le bal des amants, moqueur avec les bassons quand Brühlmann se plaint d’être trompé. Bien souvent l’orchestre exprime le cœur palpitant des protagonistes (prélude du 3), accompagnant ensuite la fureur de Werther avec un irrépressible élan (« Non, tu ne saurais pas, dérobé sous voiles »). L’interlude final du tableau de la nuit de Noël est bien sûr un sommet, avec des phrasés personnels et spécifiquement articulés, qui donnent une impression de déploiement lent du tissu orchestral, alors que les tempi ne le sont pas. Laurent Campellone fait de son orchestre un protagoniste du drame, comme rarement on peut l’entendre. En contraste, le Chœur de l’Ecole de Musique Lausanne dirigé par Catherine Fender, composé d’enfants plus jeunes qu’à l’accoutumée, admirable de cohésion et de délicatesse, chante avec une étonnante et agréable rapidité de tempi, apportant une touche décalée conforme à la conception de la mise en scène.

Les comprimarii, eux, satisfont moins : si Marie Lys campe une Sophie brillante et légère (magnifique “Du gai soleil…“) mais desservie par la mise en scène, la diction floue de Mikhail Timoshenko échoue à faire d’Albert un personnage consistant, malgré un splendide instrument souple, d’autant que le sens des mots semble lui échapper trop souvent. Vincent Le Texier, trop occupé à tenir son vibrato, déclame plus qu’il ne chante, perdant le legato nécessaire aux belles phrases du bailli, malgré un timbre encore flatteur. Maxence Billiemaz est un Schmidt de caractère, qui manque un peu de bonhomie et de lumière, Brühlmann et Kätchen ne sont guère audibles, mais le beau timbre d’Aslam Safla, sa belle diction, sa qualité de chant comme de jeu sont de belles promesses pour son avenir. Mais ce sont des broutilles, tant l’ensemble du spectacle offre un impact théâtral et musical que le public vaudois n’oubliera sans doute pas, ce que ses interminables applaudissements traduisent avec évidence.

Visuels : © Jean-Guy Python

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Philippe Manoli

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