Un Rosenkavalier plein de style à la Monnaie de Bruxelles
Pour son illustration du troisième grand opéra de Strauss, Damiano Michieletto fait voyager le spectateur dans un univers blanc et élégant. La (seconde) distribution est de bonne tenue et la direction d’Alain Altinoglu privilégie la richesse orchestrale à la délicatesse.
Il est des opéras qui imposent à vos sens l’image de la perfection et vous touchent au cœur de manière immédiate. Der Rosenkavalier est de ceux-là.
Le livret de Hugo von Hofmannsthal est un miracle d’harmonie et Richard Strauss, comme pris dans une gémellité parfaite avec son librettiste, y a accolé une musique miraculeuse en forme de valse des émotions discordantes ou tristes. L’action, qui tourne autour de l’amour et du sexe (et parfois les oppose) confronte une féminité à triple (voire quadruple) aspect à, du côté masculin, un individu parangon de vulgarité, tous étant acteurs d’une comédie nostalgique et drolatique en même temps.
Dans cette confusion des sentiments, Octavian est un rôle travesti et un personnage qui se travestit.
Les rôles de La Maréchale, Octavian, Sophie et Ochs exigent quatre voix aussi dissemblables que de haut niveau. Au centre est la Maréchale, un rôle définitif – qui à l’inverse de la Comtesse des Noces de Figaro ne s’impose jamais vraiment en tant que personnage principal – Maréchale qui fut incarnée par tant de figures tutélaires, de Lehmann, de Schwarzkopf à Della Casa, de Crespin à Fleming.
Toute en élégance, cette noble femme qui a fait un mariage malheureux, cherche des échappatoires à l’âge qui se rappelle à elle, échappatoires qui ne peuvent être que transitoires. Autour d’elle, gravitent Octavian et Sophie, deux jeunes gens encore pleins de fraîcheur et d’illusions.
Donc pour ces représentations au Théâtre de la Monnaie, pour cet opéra qui a connu tant de plateaux de légende, l’on s’abstiendra de toute comparaison. Les trois femmes de la deuxième distribution sont de très bon niveau sans, bien évidemment, prétendre à l’inatteignable des références qui influent forcément notre perception. Il est à noter qu’en ce 30 octobre, la plupart des interprètes principaux font ici leurs débuts dans les rôles.
Julia Kleiter est une Maréchale physiquement adéquate, une belle femme au port altier qui incarne, avec une grande sensibilité, la noblesse et la mélancolie du personnage. Son chant est en phase avec ce port de Princesse et si, parfois, il lui manque un tout petit rien pour s’accorder totalement à la prosodie straussienne, elle véhicule malgré tout la complexité émotionnelle du personnage et nous touche dans sa grande scène de l’acte I (« Da geht er hin… »), comme dans la conclusion de l’opéra lorsqu’elle se retire du jeu, laissant les jeunes héros à l’épanouissement de leur amour.
En Octavian, Julie Boulianne met son beau timbre mezzo au service aussi bien de « Quinquin » que d’une très drôle Mariandel. Par le jeu comme par le chant, elle apporte l’ambiguïté nécessaire à ce jeu amoureux et sexuel d’un jeune garçon qui sait jouer habilement du « genre ».
Bien sûr, l’on est toujours tenté de préférer les Sophie au timbre d’une pureté mozartienne et aux aigus cristallins (notamment dans la présentation de la rose) et si Liv Redpath sort de ce standard, elle séduit néanmoins par son timbre fruité, moins juvénile qu’à l’accoutumée, en incarnant une jeune fille pleine de sensibilité.
Un baron Ochs déchaîné
Mais, avouons-le, celui qui s’en donne à cœur joie et transporte la pièce vers ce qui est aussi une fine comédie, c’est le Baron Ochs de Martin Winckler. Toujours juste dans sa gestuelle, il met sa proximité avec des rôles qu’il a fréquentés – tels ceux du Grand macabre, de Lulu ou du Ring – au service du baron. À chaque instant, il parvient à trouver l’équilibre parfait jouant de l’outrecuidance du personnage sans tomber dans la vulgarité facile, un écueil fréquemment rencontré pour Ochs. La voix sonore et riche donne couleurs à ses humeurs, qu’elles soient libidineuses ou exaspérées.
Comme de coutume, la distribution est extrêmement soignée et, à défaut de pouvoir citer tout le monde, l’on ne s’empêchera pas de distinguer l’excellent Dietrich Henschel, Faninal à la voix sonore, la Marianne nymphomane de Sabine Hogrefe, l’Annina borgne de Carole Wilson et le chanteur exemplaire de Juan Francisco Gatell.
Quant à Maxime Melnik, s’il n’a guère de phrases à chanter, il compose deux superbes majordomes, dont celui « maniaquissime » des Faninal, qui passe un mauvais quart d’heures entre les pattes des rustres compagnons de Lerchenau.
Pour sa mise en scène (finalement créé à Vilnius en 2021 en raison du Covid), Damiano Michieletto fait le choix d’extirper ce Chevalier à la rose de son habituelle gangue viennoise (un monde déjà naturellement illustré par Strauss et Hofmannsthal) et de le placer – au gré des lumières changeantes, parfois chaudes, parfois blafardes – dans un univers intemporel combinant réalité, imaginaire et symbolique, espaces dans lesquels il nous fait, en permanence, voyager. Il démultiplie la Maréchale sur différentes scènes de théâtre et la représente à différentes étapes de sa vie, ce qui paraît comme une évidence pour ce personnage impacté par le temps qui passe, ce temps représenté par une multitude de pendules dans l’acte I.
On apprécie cet élégant clin d’œil qui sort le ténor (italien) de son inutilité pour le faire endosser la peau du vieux Maréchal qui pousse sa femme dans un fauteuil roulant en chantant avec la nostalgie d’un vieux couple : « Je fus conquis en un éclair lorsque je vis deux yeux si doux ».
Avec son décor blanc et sa neige que l’on a déjà bien souvent vus dans le Rosenkavalier, Michieletto, parfois, s’enferre un peu dans un classicisme apprêté, mais les différents niveaux de théâtre qu’il nous propose réussissent à ravir le regard et surtout, sa direction d’acteurs est absolument irréprochable.
Enfin, il aime à introduire une petite touche de folie de-ci de-là… Parfois par un bouquet de grands ballons blancs dont les protagonistes, chacun à son tour, se déchargent sur un suivant, au gré de l’action. Parfois par l’irruption de filles de ferme plantureuses que le baron veut trousser au moment de la traite d’une vache plus vraie que nature. Parfois encore, dans le troisième acte, comme lorsque de multiples corbeaux, oiseaux noirs faisant irruption dans le blanc immaculé, deviennent visions perturbantes pour le baron.
La direction d’Alain Altinoglu est brillante. Certes, on peut lui reprocher de dédaigner le Strauss purement esthétisant, pour se concentrer sur l’énorme richesse orchestrale de la partition, la déroulant avec une implacable densité, tout en jouant de son talent pour faire émerger chaque instrument. Il maîtrise avec grande rigueur les caquètements polyphoniques de la scène du lever, comme ceux de l’irruption des « enfants » de Lechernau. Et, par moments, il nous dispense une véritable leçon de musique straussienne, comme dans le somptueux prélude de l’acte III. D’opéra en opéra, Altinoglu nous surprend toujours par sa capacité à endosser les styles les plus différents et y apporter une interprétation toute personnelle. Il a choisi là, une option bien éloignée de l’esthétisme alangui début de siècle parfois montré. Cela surprend au début et éblouit finalement.
On le sait, le théâtre de la Monnaie nous offre souvent des spectacles urticants tels celui de la récente Dame de Pique, en ouverture de saison. Avec ce Rosenkavalier, l’on se tourne plutôt vers l’intelligence du texte, le traitement riche de la musique, une audace fine et contrôlée quasi néoclassique.
Le Strauss Viennois est toujours à l’honneur tout en nous évitant les habituels salons rococo. Enfin et surtout, si la mélancolie n’est pas oubliée, l’ensemble est traité sur le ton d’une comédie sophistiquée que l’on prend grandement plaisir à savourer.
Visuels : © Baus