Opéra
Les Indes Galantes à l’Opéra de Paris, Baroque dans tous les sens du terme

Les Indes Galantes à l’Opéra de Paris, Baroque dans tous les sens du terme

29 September 2019 | PAR Raphaël de Gubernatis

C’était sans doute une gageure que de programmer « Les Indes Galantes » de Jean-Philippe Rameau dans l’immense et froide salle de l’Opéra de la Bastille : un opéra-ballet créé en 1735 à l’Académie royale de Musique et de Danse, de la musique baroque, délicate, ornementée, dans une architecture d’aéroport sans aucun charme ! Cependant, la première représentation s’est achevée, non pas sur un succès, mais sur un véritable triomphe. Tout le public de l’Opéra debout pour acclamer danseurs, chanteurs et musiciens. Dans un délire infiniment sympathique… même s’il peut sembler quelque peu excessif.

Politiquement correct

« Des bourgeois qui applaudissent les banlieues pour se donner bonne conscience », ironise un spectateur. Et qui n’a sans doute pas tort. Car après la négation, sinon le mépris dans lesquels on a parfois maintenu les minorités en France, la déferlante de figures d’Afrique noire ou d’Afrique du Nord sur les affiches publicitaires, dans les journaux, sur les écrans ou sur la scène des théâtres ainsi que dans le monde lyrique, a quelque chose d’aussi suspect qu’envahissant. Elle sent à plein nez sa « bien-pensance », son « politiquement correct ». Et l’on n’y échappe pas dans « Les Indes Galantes » où toutes les scènes sont menées par des jeunes gens droit venus des « quartiers », à l’exception des chanteurs solistes et de ceux des choeurs. Ce qui fait la différence, c’est qu’ici les danseurs, une trentaine, conduits par la chorégraphe Bintou Dembélé, sont réellement remarquables. Et qu’ils exécutent avec fougue tout autre chose que les seules prouesses physiques du « hip hop » qui sont aussi creuses, aussi vaines, aussi racoleuses que les pas les plus spectaculaires de la danse académique. Ce « hip hop » que par populisme, ou absence de discernement, ou pour s’attribuer à bon compte un semblant de modernité, on s’est crû obligé de coller à tort et à travers au cœur de multiples productions lyriques.

Une énergie, une allégresse qui forcent l’admiration

C’est ici une autre forme de danse de rue, le « krump », rude, d’une folle énergie, où chacun exprime sa propre identité, tout comme dans les interventions de musiciens ou de danseurs qui se pratiquent à la fin d’un spectacle de flamenco. Une forme d’expression qui possède quelque chose d’incantatoire, de tribal, pour autant qu’on puisse en juger avec ce que l’on voit sur scène ou dans le film sorti en 2017 sur la « Danse du Grand Calumet de la Paix », extraite précisément des « Indes Galantes », et réalisé alors par Clément Cogitore avec les innombrables artistes réunis par Bintou Dembélé au sein de la Compagnie Rualité. Un film qui déterminera le directeur de l’Opéra de Paris, Stéphane Lissner, à faire appel à ce même Clément Cogitore qui réalise sa première mise en scène avec l’ouvrage de Rameau.
Est-ce parce que Bintou Dembélé était une femme dans ce milieu extrêmement misogyne qui est celui de la danse « hip hop » dont elle est issue ? Est-ce tout simplement parce qu’elle a du talent et un fort tempérament ? Toujours est-il qu’elle a su magnifiquement se confronter à la musique de Jean-Philippe Rameau. Mieux, et grâce à des interprètes réellement remarquables (on pense au fascinant danseur qui exécute un époustouflant solo à l’acte des « Incas du Pérou » ou à la danseuse qui ouvre avec superbe la « Danse du Grand calumet de la Paix », dite aussi « Danse des Sauvages »), elle apporte à cette audacieuse confrontation entre une musique infiniment raffinée, mais très rythmée, et une danse terrienne, primitive, sinon primaire, une énergie, une allégresse, une intelligence qui forcent l’admiration.

Inégale et bien peu captivante

Franchement dit, c’est à la chorégraphie, bien plus qu’à la mise en scène, que ces « Indes Galantes » doivent leur attrait. Et le public de l’Opéra ne s’y est pas trompé qui a pour une fois réservé aux danseurs des acclamations aussi sonores que celles habituellement adressées aux chanteurs et au chef d’orchestre. Car si cette mise en scène de Clément Cogitore offre quelques images frappantes (la scène de prière névrotique qui nous venge un peu des prières de rue imposées à Paris par les islamistes ; celle qui fait déambuler des « racailles » encapuchonnées qui surveillent Phani tombée amoureuse d’un chrétien ; ou celle, assez gratuite, qui ravale au rang de prostituées exhibées dans des cages transparentes les belles esclaves de la Fête persane), elle est fort inégale, truffée de détails incompréhensibles et bien peu captivante en fait. L’entrée ratée de Bellone lors du prologue, celle, laborieuse, de l’Amour qui doit descendre un escalier malaisé, empêtré dans un costume qui est à lui seul un décor, l’usage plus spectaculaire que convaincant d’un énorme vérin dont la fonction est relativement mince…tout cela compte parmi les maladresses, les incohérences, les inutilités d’une première mise en scène. Aucune séquence exceptionnelle ne la rachète, là où il eut fallu quelques coups d’éclat pour compenser un livret charmant, mais, on le sait depuis trois siècles, d’une trop insigne faiblesse.

Dans les quartiers du nord de Marseille

Des costumes flamboyants et très prometteurs du prologue, tout d’ébène, d’or et d’argent (Wojciech Dziedzic) évidemment conçus en fonction de la personnalité de qui les porte, on passe très vite, dès « Les Incas du Pérou », et surtout avec « Les Sauvages », quatrième et dernière « entrée » de cet opéra-ballet, à un répertoire de tenues qu’on peut admirer chaque jour en Seine-Saint-Denis ou dans les quartiers nord de Marseille. Cela, certes, n’est pas dépourvu de sens dans cette réalisation qui tient à s’ancrer dans certaines réalités sociales en France. Mais c’est bien peu dépaysant à une époque où les banlieues dictent la mode. Les décors sombres d’Alba Ho Van, agrémentés par les lumières très élaborées de Sylvain Verdet, restent eux aussi dans l’air du temps, aussi spectaculaires ou surprenants qu’ils puissent être parfois.

Une distribution réjouissante

C’est le chef et claveciniste argentin Leonardo Garcia Alarcon qui s’est chargé de mener à bien cette vaste entreprise qu’est l’exécution des « Indes Galantes », à la tête de son orchestre, « La Cappella Mediterranea », du Chœur de Chambre de Namur (chef des chœurs Thibaut Lenaerts) dont il est le responsable artistique, et de la Maîtrise des Hauts-de-Seine. Sous sa direction sensible, mais aussi vigoureuse et rythmée, l’orchestre est magnifique, lancé dans un élan qui emporte l’adhésion. Et les choristes donc qui allient à l’onctuosité du chant un vrai travail chorégraphique élaboré avec Bintou Dembélé. Quant aux solistes, ils forment un bel et réjouissant aréopage de talents francophones. Tous brillants, jeunes, ou jeunes encore. Tous rompus à un travail scénique qui fait d’eux de remarquables acteurs, et tous assumant divers rôles au cours du prologue et des quatre « entrées », (on dirait actes aujourd’hui), terme alors réservé à ces spectacles, à la Cour comme à la Ville, où la danse et le chant se mêlent intimement. Evidemment Sabine Devielhe domine la production. Infiniment élégante, spirituelle, dotée d’une voix si parfaite qu’elle survole avec une aisance inhumaine toutes les difficultés de la partition, elle règne en Hébé lors du Prologue, mais se métamorphose en Phani de banlieue dans « Les Incas du Pérou » et en délicieuse Zima dans « Les Sauvages ». Mais comment ne pas reprendre l’adjectif délicieux pour ses compagnes, Jodie Devos (l’Amour et Zaïre) et Julie Fuchs (Emilie, puis Fatime). Ces jolies femmes, ces belles voix, auraient mérité des costumes mettant davantage en valeur et leur talent et leur plastique. A leurs côtés, le séduisant et bon acteur qu’est Edwin Crossley-Mercer (Osman dans « Le Turc généreux », puis Ali dans « Les Fleurs, fête persane »), Florian Sempey (Bellone et Adario), Mathias Vidal (desservi par un costume malvenu en Valère, mais remarquable travesti en Tacmas), Alexandre Duhamel (Huascar, le perfide, et le possessif Don Alvar), Stanislas de Barbeyrac (très digne Don Carlos et très fanfaron en Damon).

Que ce soit pour les chœurs ou pour les solistes, il y a tant de beaux airs dans « Les Indes Galantes » qu’on ne saurait tous les souligner. Mais dans « La Fête persane », le quatuor de Zaire, Fatime, Ali et Tacmas, si admirablement interprété, constitue l’un des sommets de la soirée. Les puissantes acclamations du public saluant les solistes ont été à la hauteur de leur chant.

« Les Indes Galantes » de Jean-Philippe Rameau. Opéra de Paris, Salle de la Bastille. Jusqu’au 15 octobre 2019

visuel : (c)Little Shia / Onp

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Géraldine Bretault
Diplômée de l'École du Louvre en histoire de l'art et en muséologie, Géraldine Bretault est conférencière, créatrice et traductrice de contenus culturels. Elle a notamment collaboré avec des institutions culturelles (ICOM, INHA), des musées et des revues d'art et de design. Membre de l'Association des traducteurs littéraires de France, elle a obtenu la certification de l'Ecole de Traduction Littéraire en 2020. Géraldine a rejoint l'aventure de Toute La Culture en 2011, dans les rubriques Danse, Expos et Littérature. Elle a par ailleurs séjourné à Milan (2000) et à New York (2001, 2009-2011), où elle a travaillé en tant que docent au Museum of Arts and Design et au New Museum of Contemporary Art. www.slowculture.fr

One thought on “Les Indes Galantes à l’Opéra de Paris, Baroque dans tous les sens du terme”

Commentaire(s)

  • Crunchlechat

    Il faut beaucoup de courage pour nager à contre courant ou de nos jours Il suffit d’une pincée de d’arc-en-ciel, d’une bonne dose de “culture banlieue” et de parfums ethniques pour automatiquement déclencher l’enthousiasme des critiques et du tout VI em arrondissement.. Merci pour cet article.

    September 30, 2019 at 13 h 15 min

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