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Interview de Cyrille Dubois: “il ne faudrait pas confondre excellence et élitisme”

Interview de Cyrille Dubois: “il ne faudrait pas confondre excellence et élitisme”

12 December 2019 | PAR Lise Lefebvre

Nous avons rencontré Cyrille Dubois non loin de l’Opéra Comique, où se donnera jeudi 12 décembre la première de Fortunio, dont il chante le rôle-titre. Il est revenu sur une carrière, dont le plaisir et la curiosité sont des éléments moteurs, marquée également par un engagement fort en faveur d’une culture accessible à tous. 

Bonjour Cyrille, merci de nous accorder un moment en pleine répétition de Fortunio à l’Opéra Comique. Faisons un peu le tour d’horizon de votre carrière. Vous avez commencé à chanter à six ans. Y a-t-il un moment précis où vous avez su que vous vouliez en faire votre métier ?

Oui, j’ai commencé très jeune. Mais ce moment du choix est venu très tard. En fait, lorsque j’ai commencé le chant, c’était pour le plaisir, de la même façon qu’un amateur irait chanter dans une chorale. J’avais une jolie voix et mes parents ont décidé de m’inscrire dans une chorale d’enfants à Ouistreham Riva-Bella, une petite commune au Nord de Caen, en Normandie, dans le Calvados. Ensuite, le chemin s’est déroulé sous mes pas. Très vite, j’ai été repéré et on m’a conseillé de rejoindre la Maîtrise de Caen, avec des horaires aménagés. C’est dans cette structure que j’ai appris le chant parce que j’en avais toujours envie. Ensuite, je me suis complètement arrêté de chanter à la fin des horaires aménagés entre la troisième, et, grosso modo, ma prépa d’école d’ingénieur. C’est à ce moment que j’aurais déjà pu me poser la question de savoir si je revenais à la musique ou si je faisais une autre carrière, entre la fin de mon adolescence et le début de ma vie d’adulte. À ce moment-là, je ne me disais pas que j’allais faire de la musique mon métier.

Pour moi, le chant a toujours eu une connotation de partage, de plaisir – que je n’ai pas perdue – une vision amateur en quelque sorte. C’est vraiment quelque chose que je répète souvent et que j’essaie de ne pas perdre de vue : pour moi les professionnels doivent être de grands amateurs, enfin… des amateurs éclairés. J’ai décidé de ne jamais perdre ce qui m’a plu à travers les yeux de cet enfant. La culture est venue à moi au fur et à mesure. J’ai toujours eu cette candeur vis-à-vis du métier – le fait de pouvoir apprécier la musique en tant qu’amateur, un amateur qui est désormais averti. Au début, je me suis dit : « Non, je veux que ça reste un plaisir ». Je voulais toujours faire mes études de biologie, mais après mon école d’ingénieur, c’est une sorte de manque qui m’a attiré de nouveau vers le milieu musical. Voilà ! Au début, ça a été le choix de la raison d’aller vers autre chose, puis je me suis retrouvé à refaire de la musique en me disant : « Mais, en fait, je ne peux pas m’en passer ! Et c’est vraiment ça que j’ai envie de faire dans ma vie ».

Vous aviez quel âge ?

On est à la fin de l’école d’ingénieur, j’avais donc 21 ans. Mais j’avais déjà repris le chant, toujours pour le plaisir…

Donc vous avez passé votre diplôme…

Exactement ! J’ai passé mon master d’ingénieur agronome à Rennes. Ça a vraiment été un choix délibéré de laisser tomber cette carrière. Alors qu’on me proposait le doctorat, j’ai dit : « Non, j’essaye de rentrer au Conservatoire de Paris. Si ça marche, c’est peut-être que j’ai encore quelque chose à partager dans la musique ».

Il faut préciser qu’après la mue – période critique chez les maîtrisiens garçons – je m’étais complètement arrêté de chanter, entre la troisième et la première/terminale. Après les horaires aménagés, j’ai eu envie d’expérimenter une vie « normale », en n’allant plus au Conservatoire tous les jours. J’ai eu besoin de retourner vers un cursus un peu plus standard et cela m’a fait énormément de bien, d’ailleurs. Mais, dans ces années-là, comme j’avais fait pas mal de chant dans ma vie, j’avais, malgré tout, envie de reprendre pour aller chanter dans une chorale universitaire ou quelque chose comme ça. J’ai alors su que l’on cherchait des supplémentaires dans les chœurs de l’Opéra de Rennes. Je me suis dit : « Ah, on peut gagner un peu de sous, ça va m’aider pour les études… Je sais chanter dans les chœurs, j’y vais ! » Et c’est finalement ça qui m’a remis le pied à l’étrier. Au fur et à mesure, cela a pris de plus en plus d’importance et m’a apporté de la confiance. J’ai vraiment pris conscience que je pouvais en faire mon métier.

Comment êtes-vous passé de choriste à soliste ?

J’ai chanté pendant trois saisons dans les chœurs de l’Opéra de Rennes. J’avais mes cours de chant au Conservatoire de Rennes, dans la classe de Martine Surrais. C’est elle qui me disait : « Mais tu es sûr que tu ne veux pas tenter le CNSM ? » Et j’avais deux amies, Maylis de Villoutreys et Sabine Devieilhe – pour ne pas les nommer (rire) – qui étaient, elles, plutôt déterminées et savaient ce qu’elles voulaient faire. Et c’est tombé pendant ma dernière année ; je me suis donné la chance de pouvoir rentrer au CNSM et ça a marché ! Là, le virage était fait et il n’y avait plus de doute possible ! J’étais de nouveau acquis à la cause !

Ça a donc démarré comme ça, dans cette dynamique ?

Le chemin s’est toujours déroulé sous mes pas. Il y a eu la maîtrise et puis après une sorte d’envie. Je n’avais rien à laisser tomber avant cette date où j’ai dit à mes parents : « Je ne vais pas faire le doctorat, je vais entrer au CNSM. » Mes parents, rassurés du fait que j’avais un master dans mes bagages, m’ont encouragé. Ils n’étaient pas dupes de toute façon. Ils savaient très bien tout ce que ça m’avait apporté et toute la place que ça continue d’avoir dans ma vie. C’était donc un choix du cœur qui était en fait raisonnable.

Quelles Maisons d’opéra vous ont fait des propositions ?

J’ai d’abord galéré, un peu comme tous les jeunes chanteurs. J’ai chanté au Bel Canto, un restaurant sur les bords de la Seine. Plusieurs jeunes chanteurs y font des cachets pour justement continuer à financer leurs études et avoir “des heures”. Car le système de l’intermittence, c’est une vraie chance que nous avons en France ! C’est difficile, mais en faisant un certain nombre d’heures, justement, toujours le soir, après les cours au CNSM, j’ai réussi à obtenir mon statut d’intermittent et c’est ça aussi qui m’a beaucoup aidé au début de ma carrière.

On dirait qu’il y a parfois de la culpabilité chez certains artistes, qui n’osent pas parler de ce système fantastique qu’est le statut d’intermittent… et qui ont peur de donner l’impression qu’ils profitent du système !

En ce qui me concerne, bien sûr, je n’ai plus du tout besoin du statut d’intermittent pour vivre, mais, à cette époque de ma vie, c’était indispensable. Je pense que c’est indispensable pour beaucoup de jeunes, mais aussi pour tous les métiers techniques, qui n’ont pas justement ce confort que nous, solistes installés, avons. Ça a permis à tellement de jeunes chanteurs – et pas toujours à des jeunes, mais à des gens qui aiment seulement chanter et qui ne veulent peut-être pas forcément devenir des grands solistes internationaux – de pouvoir vivre de leur passion ! J’essaie toujours de regarder toute la largeur du spectre ; de l’amateur jusqu’à la personne qui voudrait devenir professionnelle ; du professionnel qui a du mal jusqu’à ceux qui réussissent. On a souvent tendance à se concentrer sur ceux qui réussissent, on est un peu les têtes de gondole (rire) ! C’est ce qui fait aussi l’intérêt des chanteurs qui réussissent, de s’exprimer sur l’engagement que j’estime devoir avoir vis-à-vis de mon métier de chanteur. C’est très important, parce que si les personnes qui réussissent ne prennent pas la parole et ne prennent pas le risque de contrebalancer les personnes qui décident en leur disant : « Avec ce que vous faites là, vous mettez clairement dans la merde pas mal de gens !» On essaie de parler au nom de tout le monde. On parle certes en notre nom, mais il ne faut pas oublier tous ces gens qui sont derrière nous et qui, souvent, nous soutiennent. Je prends l’exemple de la lettre que j’avais écrite au Président Macron…

On parlera plus tard de votre engagement… Mais c’est intéressant que l’on parle aussi de ça. C’est un système qui permet aux choristes, par exemple, de vivre et d’exercer leur métier…

… de façon décente ! Parce qu’on peut se poser la question autrement : est-ce qu’on veut un système comme ceux qui existent dans certains pays frontaliers – en Angleterre pour ne pas la citer – où les chanteurs bossent comme des fous, chantent parfois vingt soirs par semaine pour les choristes et terminent le mois avec 900 euros ? Est-ce vraiment cela que l’on veut ? Ce système permet aussi une certaine assurance de revenu à ces personnes, qui peuvent aussi se protéger.

“Faire entendre ma petite musique…”

Pour en revenir à cette passion, cette envie de chanter…

… qu’il ne faut jamais perdre !

… qu’il ne faut jamais perdre. Est-ce que vous avez eu des influences, des artistes, par exemple, que vous avez écoutés, ou des œuvres que vous avez eu particulièrement envie de chanter ?

En ce qui me concerne, je suis plus quelqu’un qui est marqué par les rencontres, plutôt que par des formes d’idéalisation de ce qu’on nous propose. Je pense que c’est plus sain de connaître une personne en vrai, de se faire une opinion à son sujet, plutôt que de se faire une idée à partir de ce que l’artiste veut nous montrer, enfin… de ce que l’on veut nous montrer d’un artiste. Je trouve qu’on perd un peu notre personnalité en voulant, à tout prix, suivre des exemples. J’ai mis beaucoup de temps à avoir ce recul, parce qu’on m’a beaucoup appris en me disant : « Écoute ça, écoute ça, écoute ça… » Et moi, j’essayais de « faire comme »… Je pense que, pendant une certaine période de ma vie, quand j’étais au CNSM – souvent quand on est très jeune ça arrive – on perd justement ce qui fait notre propre identité. C’est assez sain de se poser la question de savoir ce que l’on veut porter et ce que l’on veut défendre. Moi, j’ai mis du temps à trouver la voie que je voulais suivre. Une fois que je me suis destiné à la carrière de soliste, je me suis posé la question de savoir si je voulais essayer de « faire comme » ou si je voulais justement essayer de faire entendre ma petite musique. Le recul nous montre que c’est en défendant mon identité que je peux faire porter ma voix et que l’on a plus de légitimité à parler de quelque chose. Cela dit, j’écoute des choses. Si on parle des ténors, j’essaye de regarder les forces des uns et des autres. Par exemple, chez les Français, Roberto (Alagna) a une voix géniale, pendant ses “années Roméo”, c’était exceptionnel, et puis j’ai eu la chance de bosser avec Michel Plasson il n’y a pas longtemps, donc il en parlait aussi… c’est intéressant. Il y a un chanteur que j’aime beaucoup aussi, Yann Beuron ; je me retrouve un peu dans sa couleur vocale, dans sa légèreté. Ça, ce sont les chanteurs français. Je m’inspire un peu de tout : également cet héritage de chanteurs du passé comme (Alain) Vanzo, ses grandes lignes ; Georges Thill aussi, parce que c’est mon emploi, et c’est mon histoire…

Il y a une histoire, et on ne peut pas faire fi de ce qui s’est passé auparavant…

C’est ce que je dis souvent : on a cent ans d’histoire d’enregistrements. Pourquoi s’en passer ? Nous sommes une des premières générations justement pour laquelle, lorsque l’on veut écouter quelque chose, on peut l’écouter en un clic chanté par untel ou untel ; c’est l’intelligence de l’interprète que d’aller voir ce que font un peu les autres, de se nourrir, et après de construire sa propre interprétation. En tout cas, c’est comme ça que je fonctionne. Après, chez les Anglais, j’adore Ian Bostridge. Je trouve que c’est un chanteur vraiment passionnant. Il y aussi Prégardien – père et fils – parce que le fils n’est pas moins talentueux que le père ; Werner Güra… Tous ces chanteurs-là que j’écoute énormément, qui ont, peut-être, pour point commun d’être des musiciens incroyables avant d’être des voix. Je ne veux pas que l’on me dise que je pars en croisade contre les grosses voix, mais en fait, plus j’en entends, plus ça m’ennuie… Et, comme moi, je ne pourrais jamais faire ça. Il y a peut-être une forme de jalousie derrière cela (rire). Simplement, ce ne sont pas mes armes. J’essaye de me défendre avec mes armes. Si vous voulez entendre des grosses voix, ne venez pas entendre Cyrille Dubois ! Si vous venez écouter Cyrille Dubois, ne vous attendez pas à entendre une voix qui remplirait trois fois la taille d’un stade de foot… Enfin voilà, c’est comme ça ! Je pense qu’il faut avoir conscience des choses, et le fait, justement, de se dire : « Eh bien non, je ne peux pas faire comme… parce que je n’en ai pas les forces », c’est aussi une forme de sagesse… Par contre, je pense que je fais certaines choses mieux que d’autres. Il faut en avoir conscience aussi !

Il y a des jeunes artistes qui se sont abîmés, aussi, à vouloir faire comme… qui ont été mal conseillés…

C’est le problème des artistes qui, justement, se sont brûlés les ailes… Le problème de notre métier, c’est que c’est un métier dans lequel on est obligé de se dévoiler énormément. On est obligé de mettre son âme à nu, c’est quelque chose à quoi j’ai beaucoup réfléchi. On ne peut pas tricher. En tout cas, moi, je n’arrive pas à tricher quand je suis sur scène. Je peux faire écho à l’actualité directe, au travail que l’on fait avec Denis Podalydès sur Fortunio. Aujourd’hui, il me fait prendre une direction qui me chamboule et qui me traverse… C’est rare, on n’a pas toujours cette finesse dans la précision et dans la direction d’acteurs, c’est passionnant…

 “On raconte une histoire avant tout”

On va revenir plus tard à Fortunio… La mélodie et le lied paraissent vous tenir particulièrement à cœur et avoir une grande place dans votre répertoire…

J’ai découvert le lied et la mélodie au conservatoire, donc au CNSM. C’est un univers qui m’était auparavant complètement inconnu … Pour moi le lied et la mélodie, quand j’étais jeune, c’étaient juste les déchiffrages en cours de solfège. Puis, lorsque j’ai eu à creuser ce répertoire, dans la classe d’Anne Le Bozec, dans la classe de Jeff Cohen, j’ai découvert un océan de choix… J’étais à la place de Christophe Colomb qui découvre l’Amérique ! (rire) C’est-à-dire que je pensais tout connaître du répertoire. Quand on entre au CNSM, on a vingt ans et on croit tout connaître : c’est la prétention de la jeunesse. Je m’étais dit : « Le répertoire sacré, je connais. L’opéra, bon, je commence à en faire un peu, je commence à voir à peu près… » Et quand j’ai découvert le lied et la mélodie, ce répertoire infini, ces potentialités… C’est un mode d’expression qui peut changer avec le temps, parce que la forme chambriste peut accepter la mise en perspective historique ; on peut vraiment interpréter. Je ne dis pas, pour autant, que l’opéra est figé dans le temps, que le répertoire sacré est figé dans le temps, mais on est quand même bloqué par le fait qu’il y a moins de finesse… C’est plus « à la truelle », l’opéra ! (rire) On a assez peu de temps pour faire du détail. Et on est limité par l’orchestration, par les partenaires… On est moins en responsabilité de sa propre interprétation. Ce qui m’a fasciné et ce qui me fascine toujours dans le lied et la mélodie, c’est de voir à quel point on peut travailler, justement, sur la finesse de l’interprétation. C’est quelque chose qui est essentiel, en tout cas pour moi qui suis tellement sensible à la musique, aux qualités musicales d’une œuvre. En faisant justement parler ma facette de musicien, ma sensibilité justement, on peut la faire varier de n’importe quelle façon. Et un interprète est différent d’un autre, une époque est différente d’une autre, même au sein de ma propre carrière, je pense que je n’interprète pas de la même façon aujourd’hui ce que j’interprétais il y a dix ans, et c’est sûr que, si je continue à chanter, je n’interpréterais pas les œuvres que j’ai interprétées au début de ma carrière de la même façon que dans vingt ans, dans trente ans… On en a l’illustration avec Fischer-Dieskau qui enregistre les cycles de Schubert au début de sa vie et à la fin de sa vie : ça n’a rien à voir ! Et les uns ne sont pas moins intéressants que les autres ! Parce qu’on est touchés par différentes choses… Moi ça me fascine, ce répertoire. J’aime découvrir. Une potentialité que m’offre la mélodie, c’est la découverte. Même si les travaux récents nous font mentir, parce que l’on redécouvre dans l’opéra des choses qui n’ont pas été jouées depuis une éternité, dans la mélodie, on peut très bien tomber sur une forêt de mélodies d’un compositeur complètement méconnu… On est en train de préparer un récital avec Tristan (Raës) sur les femmes compositrices de la fin du XIXe/début du XXe siècle, et on trouve des noms que je n’avais jamais entendus ! On connaît (Cécile) Chaminade, (Pauline) Viardot éventuellement, mais également (Rita) Strohl, Augusta Holmès… On peut sortir des noms comme ça à la pelle et se retrouver avec une forêt de choses qui n’ont pas été enregistrées. Ce que j’aime aussi dans ça, et dans le chant en général, c’est mettre ma patte ; parce qu’il n’y a rien de pire pour un chanteur – enfin pour moi en tout cas – que d’être comparé ; et quand le public me dit : « Ah, c’est comme untel, c’est comme untel, vous me rappelez untel… », j’ai envie de leur dire : « Est-ce que vous avez écouté ce qui me différencie de ces gens-là ? » Quand on me dit que je chante Les Pêcheurs de Perles comme Vanzo, comme (Nicolaï) Gedda, je suis très flatté, mais … Vous me direz, ça me fera peut-être plaisir que dans trente ans, on dise : « Il chante comme Cyrille Dubois ! » (rire). Mais  est-ce que l’œuvre est à ce point inamovible qu’on soit obligé de me comparer pour me faire exister ?

C’est assez rare, le parcours de jeunes chanteurs qui ont à ce point la passion de la mélodie et du lied. Il y en a, vous en avez cités. Mais souvent, le chemin le plus logique est, pour les chanteurs, d’étoffer leur répertoire d’opéra puis, au bout d’un moment, de basculer dans le lied. Alors, il y a eu des grands interprètes de lied qui en ont marqué l’histoire, mais je trouve ça étonnant et touchant. Je trouve, en particulier, qu’en tant que Français, vous avez un amour particulier pour les mot et leur prononciation.

On raconte une histoire avant tout, encore plus dans le lied et la mélodie, parce qu’on s’appuie sur un texte qui est d’une beauté infinie. Depuis que je découvre ce répertoire, je me trouve une passion pour la poésie aussi. J’y avais été un peu sensibilisé par ma grand-mère paternelle, il faut lui rendre justice… Je l’ai perdue il n’y a pas très longtemps… Dans ces moments, on se pose des questions sur ce qu’on nous a laissé ; et cette sensibilité vis-à-vis de la transmission orale, du dire, c’est à elle que je le dois, même si cela se perd énormément maintenant parce qu’il y a des traces de tout, mais la poésie, c’est bien quelque chose qui se malaxe… et je suis très triste que la poésie, on ne lui trouve pas une place ; où sont les grands poètes aujourd’hui ? Depuis Apollinaire… enfin, il y a des chansonniers, Brel, Brassens, ou plus près de nous, Stromae, Corneille ou Vianney… il y a des gens qui maîtrisent le verbe ; je prends des similitudes chez certaines personnes qui font du rap ; leurs textes sont souvent très fouillés, et il y a un rythme… Ce sont des questions qu’ont pu être amenés à se poser ces grands poètes ; je ne cherche pas à dissocier complètement la variété de la musique savante, mais il y a certains artistes qui sont sensibles aux textes aussi, qui font leur travail de recherche de textes ; je me trouve une passion pour la poésie à force d’en découvrir, et je me dis « Mais mince ! Notre langue… c’est exceptionnel ! La richesse, le poids de l’histoire, la transformation, le poids d’un mot plutôt qu’un autre, la diversité des synonymes… » Et je suis tellement triste quand on se limite seulement à un certain nombre de mots, dans la vie de tous les jours… Parce qu’on grandit aussi avec et par le langage ! Pourtant je ne suis pas du tout lettré… je n’ai pas fait de formation littéraire, je suis un scientifique pur et dur, mais en fait, j’aime la façon dont fait voyager la poésie, et, à travers la mélodie ça ouvre encore plus le spectre… Enfin je pourrais en parler des heures !

Lorsque j’ai rencontré Roberto (Alagna), nous avons parlé de Don Carlo/Don Carlos ; Annick (Massis) m’en a parlé aussi par rapport à la difficulté que présente le français en termes d’accents, d’accents toniques, par exemple… Notre langue chantée semble poser un problème particulier…

Je me suis fixé un prérequis : la voix, la technique, ne doivent JAMAIS prendre le pas sur les mots ; j’ai décidé ça assez tôt, depuis que je me pose ces questions ; j’en ai marre d’être branché aux sous-titres lorsque je vais voir un spectacle ; il n’y a rien de pire ! Quand j’entends une œuvre française, surtout une œuvre que je connais par cœur, je veux être pendu à l’interprétation de l’acteur, je ne veux pas être en train de penser : « Qu’est-ce qu’il est en train de dire ? » C’est ma langue, je suis censé la comprendre même s’il y a la musique ! Ou alors, ça reviendrait à dire : « Les compositeurs sont-ils sots au point de ne pas réussir à mettre en musique leur langue ? » J’ai l’impression d’être un vieux schnock quand je dis ça, mais on se pose beaucoup de questions sur l’internationalisation… On a nos propres forces, aussi ; la langue en est une ; et il faut la défendre coûte que coûte ! Et l’internationalisation, justement, du marché des chanteurs, a fait que d’autres chanteurs ont été amenés à chanter notre répertoire ; c’est heureux , parce qu’ils ont un éclairage différent, ils ont une vision différente de ce que peut être la langue française, parce que la culture française avec un grand C a un certain rayonnement de par son histoire ; mais je pense que c’est à l’interprète qui va dans la langue de faire l’effort de se faire comprendre, et non pas : « Ah, il a une jolie voix, on le prend parce qu’il a une jolie voix et qu’il est capable de chanter les notes ; peu importe s’il chante de la choucroute… » et heureusement on se détache un peu de ça, parce qu’il y a une vraie couleur française, il y a une vraie école française ; je pense qu’on a un peu tendance à l’oublier, mais on a des mélodistes… Debussy, Ravel, Fauré, Poulenc, pour ne citer qu’eux… Quel autre pays européen peut en dire autant ? Ils en ont quelques-uns ; je ne connais peut-être pas tout, et il y a des Strauss, par exemple, et chez les Allemands il y en a un peu, mais pour nous, ça a été le retour de l’âge d’or à la française comme on l’avait connu au XVIIè avec le grand genre de la tragédie lyrique où le modèle français était envié ; avant-guerre, on se remettait à envier l’école française… Wagner était passé par là donc on avait oublié qu’on était français ; on retrouvait justement une vraie couleur française, une vraie école française, et il ne faut pas qu’on la perde par le fait de prendre des interprètes qui viennent de nulle part. Il faut qu’on ait la même exigence, nous, en tant que Français, francophones, quand on défend nos œuvres, de dire « Non ; je suis désolé, là, on ne peut pas accepter ça » ; les Italiens le font ! Je peux vous dire qu’on se fait massacrer quand on va en Italie, parce que si on ne double pas une consonne par exemple… On se fait massacrer ! Il y a des aficionados, peut-être trop des fois… En Allemagne aussi, ils ont assez exigeants sur leur langue… Pourquoi pas en France ? Pourquoi on tolère ?

Mais quand même, les Français ne sont pas très amoureux de leur répertoire…

On est très mauvais pour exporter notre musique…

Et même pour la donner en France ! Parce qu’il y a beaucoup d’œuvres qu’on pourrait donner…

C’est lié aux réalités comptables des directeurs d’opéras, qui doivent remplir leurs salles à tout prix… Et ça moi je dis que ce n’est pas forcément que leur faute, c’est la faute des tutelles ; à un moment il faut qu’ils aient le courage politique de dire « Je suis désolé, même dans un théâtre de province, on va monter une œuvre qui n’a pas été montée depuis vingt-cinq ans ou trente ans… » Qu’on arrête de sortir de la Flûte, des Carmen, de La Traviata, parce que ce sont ces œuvres-là qui remplissent… De plus il faut prendre des responsabilités aussi pour transmettre notre patrimoine, et ce n’est pas qu’aux directeurs d’opéra d’assumer ces choses-là, c’est aux pouvoirs publics de dire « OK, vous prenez un risque, on est là derrière »… Moi j’ai la dent dure envers les politiques parce que ce sont des gens qui ne s’intéressent absolument pas au monde du lyrique- et du classique en général, à de rares exceptions près. Ce ne sont que des postures… Ils s’y intéressent éventuellement quand ils sont nommés ministres de la Culture, mais sinon on ne les voit jamais dans les salles ou pour un concert, parce que c’est « élitiste » ; il faut arrêter ! Ce n’est pas parce qu’on a de la culture qu’on est élitiste ! Ça revient à dire « Les gens qui ont un peu de savoir, c’est les élites » ; quel mauvais message ! Moi je ne suis pas issu d’une famille de musiciens ; ma maman surveille une piscine ; et mon père était technicien d’une grande chaîne de reprographie. Rien ne me destinait a priori, à suivre cette voie dans la musique, seulement la réussite républicaine doit pouvoir s’appuyer sur des leviers comme la culture ou le sport : C’est sa fierté ! La culture doit être accessible à tous ; j’ai eu cette chance qui m’a mis, justement, sur les rails et qui me permet aujourd’hui de m’élever socialement et intellectuellement ; mais je ne me considère absolument pas comme une élite ! La personne qui viendrait me dire ça serait reçue avec mon bon caractère normand!

À propos de Fortunio… On va rester dans la littérature, parce que c’est un deuxième personnage de Musset ; vous avez joué Coelio aussi…

Je n’avais pas du tout calculé, et c’est Denis (Podalydès) qui m’en a parlé… C’est drôle, parce qu’à la première répétition avec mon collègue baryton Philippe-Nicolas (Martin), il commence à nous parler de la relation entre Fortunio et Landry, et il nous dit « C’est comme Coelio et Octave » – et justement, nous avons joué Coelio et Octave avec Philippe-Nicolas – on se met à rire, et il nous dit « Pourquoi vous riez ? », et nous « Parce qu’on était exactement ces personnages-là dans Les Caprices de Marianne », donc ça me parle un peu, ça ne pouvait pas tomber plus juste !

En plus, Denis Podalydès est un grand passionné de Musset, il a monté Fantasio à la Comédie-Française…

J’ai rencontré assez peu de metteurs en scène dans ma jeune carrière qui me fassent autant réfléchir sur un personnage, sur la psychologie d’un personnage, qui me remettent en question, mais de façon bienveillante, qui m’aiguillent dans des directions dans lesquelles je n’aurais pas imaginé aller… Un vrai directeur d’acteurs. Et c’est fantastique ; c’est fantastique !

Et justement, pour Fortunio… C’est intéressant ce personnage, parce que chez Musset c’est un peu un jeune premier, très romantique, qui est dans un contexte comique, un contexte de vaudeville, avec l’amant dans le placard, etc. Comment le voyez-vous, ce personnage, avec aussi ce prisme de la mise en scène ?

Eh bien justement, nous l’avons travaillé différemment de la vision premier degré de l’innocent, par rapport à cette chose comique ; on en a fait un personnage beaucoup plus sombre, beaucoup plus dans le spleen, dans ces grands romantiques torturés, un personnage à la Flaubert… Nous avons fait plein de références littéraires ; moi ce qui m’est venu tout de suite à l’idée justement, et Denis partageait aussi ça, c’est l’idée de la Sylphide de Chateaubriand ; ce personnage qui se crée un imaginaire qui le torture de l’intérieur, beaucoup moins innocent… et … on a parlé du Rouge et le Noir aussi, avant-hier… de Stendhal, avec des différences bien sûr, mais… En fait, Fortunio n’en croit pas ses yeux de découvrir cette femme qu’il a idéalisée… c’est un personnage beaucoup plus intrigant que juste le ténor niais et amoureux qui découvre seulement une femme… Et c’est très intéressant.

Un personnage plus poétique, peut-être, aussi ?

Oui, voilà, c’est ça ! Plus romantique, mais d’un romantisme peut-être plus à l’allemande… Cette notion un peu Voyage d’hiver, Winterreise, cette chose torturée… L’image de la femme… Enfin moi c’est quelque chose qui me parle, avec cet éclairage justement, de lied et mélodie, tout ce qui se passe à l’intérieur, c’est bouillonnant, et c’est aussi les grandes explosions qu’on peut y trouver… On a travaillé dans ce sens-là…

Que pouvez-vous nous dire de l’œuvre musicale ?

Elle est passionnante. Messager, élève de Fauré, déjà ! Je ne dis pas que tous les élèves de Fauré sont des génies, mais en tout cas, il y a assez peu de contre-exemples… Les sœurs Boulanger, Messager sont des gens qui ont côtoyé le maître de la mélodie… Pour moi l’école française de la mélodie, c’est lui… Cette musique est d’une richesse harmonique et d’une richesse d’inventivité qui est assez peu égalée… Là on a été tout de suite dans des choses beaucoup plus torturées harmoniquement, qui nous faisaient prendre un autre chemin… Et là, on sent une espèce de maturité, justement, dans la possession harmonique… On se disait aussi, il n’y a pas très longtemps, dans la gestion rythmique de la pièce, dans les procédés comiques, les procédés dramatiques ; c’est une œuvre vraiment bien ficelée ; on ne s’ennuie jamais ! Et toute scène est utile au déroulement du récit, il n’y a rien à jeter… C’est vraiment une belle œuvre !

Il y a une forme de renaissance de ce répertoire en ce moment, entre le Palazetto, l’Opéra-Comique…

Oui, il n’y a pas que les œuvres du grand répertoire ; je pense que la musique française ne ressemble pas aux autres ; vous allez dire que j’en parle beaucoup, mais c’est quelque chose sur quoi je me pose énormément de questions ! Comment on défend aujourd’hui notre patrimoine, notre identité, sans tomber dans l’excès des populismes, des extrémismes ? Comment est-ce qu’on défend ça ? Je pense que c’est par la grandeur, et par la recherche de ce qui a fait la richesse et le rayonnement de notre langue, de notre culture… Et l’opéra-comique, c’est un genre purement français ; qu’on travaille du Hérold, qu’on travaille du Messager, qu’on travaille du Sauguet, tous ces compositeurs justement qui sont de nouveau en vogue, grâce au Palazetto, mais pas que… La musique française n’a jamais été aussi vraie que dans l’opéra-comique ; parce que, même lorsque l’on allait justement dans la grande maison, on tendait à faire du Puccini, à faire du Wagner… Comme si le grand genre français ne pouvait pas exister après Berlioz ou Gluck…

C’est étonnant, cette catégorisation, ces règles… Il y avait les pièces qu’on donnait à l’Opéra-Comique, celles qu’on donnait dans la grande maison… Les Italiens qui écrivaient en italien pour le théâtre italien, mais s’ils écrivaient pour la grande maison il fallait que ce soit en français… Finalement tout cela a produit une énorme richesse, parce que ceux qui pouvaient aller dans la grande maison le faisaient selon les standards grande maison, et puis même à l’Opéra-Comique certaines œuvres étaient au départ de l’opéra-comique, et puis ça devenait de l’opéra…

Il ne faut pas jeter la pierre, quand même, à des compositeurs comme Massenet et Gounod ; ça reste de la grande musique française ; mais là où j’amenderais un peu, ce sont les compositeurs comme Halévy, comme Meyerbeer justement, qui ont voulu faire du gros opéra et qui, à mon avis, ont dénaturé un peu l’esprit dans la recherche des couleurs, du style…

Oui, c’est du lourd… D’ailleurs, ce qui est assez paradoxal, c’est que c’est de la belle musique, mais c’est peu donné, et quand c’est donné c’est très coupé !

C’est très verbeux… Moi j’aime beaucoup ; quand j’ai travaillé dans Les Huguenots, dans Les Troyens, j’ai trouvé ça très intéressant, mais – je vais faire sauter des gens au plafond – ça aurait été la Tétralogie, ça aurait été pareil… Parce que dans l’esprit très démonstratif du machin, on perd un peu cette finesse ; après, tout le monde peut ne pas être d’accord avec ce que je dis… En tout cas je trouve énormément de plaisir dans ce répertoire d’opéra-comique. C’est aussi le répertoire que je préfère… L’autre, je ne peux pas le faire ! (rire)

Puisqu’on parle des Troyens, il y a une question qui me vient tout de suite, c’est celle des mises en scène. Il y a des limites, il n’y a pas de limites ?

C’est aussi mon rôle de dire qu’il y a des metteurs en scène passionnants, qui savent vraiment, qui ont vraiment fouillé… Après,  on essaie d’attirer de plus en plus de public à notre art, d’essayer de casser cette image soit disant « élitiste », donc il faudrait peut-être arrêter d’essayer d’attirer les mouches avec du vinaigre. Il faut vraiment se poser la question, quand il y a des mises en scène qui sont vraiment mauvaises, qu’on alerte les gens en disant «Vous en êtes à votre troisième Carmen ratée ! Vous trouvez que c’est normal ? Est-ce que vous ne pouvez pas juste retourner aux fondamentaux ? On est en Espagne, il y a des toreros… ?» Encore une fois, mon rôle n’est pas de décider ; mais quelquefois, en tant qu’interprète, ça me fatigue qu’on veuille faire dire à certaines œuvres ce qu’elles n’ont pas en elles, ou qu’on raconte une histoire qui n’a rien à voir avec ce que le compositeur a imaginé. Je parlais de choses figées dans l’histoire, précédemment ; on ne peut pas s’affranchir du fait qu’il y a un livret qui a été écrit à une certaine époque ; il y a une façon intelligente d’actualiser les choses. Les éternels «sachants» qui regardent justement le public de haut diront : «Cyrille Dubois, c’est un mec qui vit dans les années 50…» Non ! J’ai eu des expériences d’actualisation qui ont fait sens et qui ont été des réussites : Le Domino Noir pour n’en citer qu’une… Et je crois qu’on se grandirait à utiliser justement les techniques actuelles ; les techniques cinématographiques, la magie, le cirque… Tout ce que l’on peut faire aujourd’hui, avec un spectacle où l’on ait juste envie de dire «J’ai pris une claque !» et pas seulement «Ah oui, alors là le metteur en scène a peut-être voulu me dire ça…» Il y a aussi des gens qui ne viennent pas à l’opéra pour ça ; et il y en a qui viennent pour ça, donc il faut des mises en scène qui font réfléchir. De toute façon l’opéra a toujours fait réfléchir. Mais que l’on n’oublie pas, par pitié, que l’on est là aussi pour une forme de divertissement ; et certains spectacles – je n’irais pas jusqu’à dire la majorité – sont là pour faire du bien, pour faire rêver, pour faire voyager, pour que l’on oublie que le lendemain on doit retourner travailler… Et je suis désolé, on n’arrivera pas à casser cette image élitiste si justement on ne fait pas cet effort, nous, artistes, d’aller au-devant du public… Pourquoi les comédies musicales ou les musiques de films fonctionnent si bien ? Pourquoi Broadway a eu un tel essor… ? Parce que, justement, on avait de la musique classique accessible, et des grandes scénographies, des grandes mises en scène, qui permettent justement aux gens de se dire «Waouh !» On nous dit que Bastille fait partie des salles à plus grande potentialité, et de fait, il y a huit fois l’espace de la scène autour du plateau, avec des équipes à très haute qualification… Donc ça pourrait bouger dans tous les sens !

Il faut juste éviter que ça tombe en panne ! Ce qui arrive souvent à l’Opéra de Paris…

Non pas tant que ça, il y a une gestion… mais, ça, c’est un autre problème ; l’entretien des bâtiments publics c’est une autre question… On fait des infrastructures, mais on ne met pas les enveloppes pour pouvoir les entretenir, donc au bout d’un moment il faut se poser les bonnes questions…

Reparlons de Denis Podalydès ; comment vous fait-il travailler ?

Eh bien là on a un beau spectacle, qui fonctionne bien, qui n’est pas complètement hors de propos par rapport au livret initial… Il nous a dit qu’il fonctionne avec nous comme avec des acteurs ; au début il avait une certaine déférence, une certaine crainte vis-à-vis des chanteurs. Il en parlait encore récemment… Mais il disait que maintenant il ne fait pas la différence. Et c’est un sacré compliment ! Parce que ça veut dire que nous chanteurs, nous arrivons à nous mettre au niveau pour qu’une personne qui détient tout le savoir théâtral ne se dise pas qu’elle doit employer des mots différents avec nous qu’avec des acteurs. Et franchement c’est formidable ! Il nous fait justement bénéficier de tout son passé d’acteur, d’interprète aussi, et il est formidable de notre côté. C’est passionnant, parce qu’il a réfléchi à chaque personnage ; j’aimerais avoir plus souvent des gens comme ça ! Parfois c’est raté, certains gens qui viennent du théâtre n’y arrivent pas… On a des contraintes, mais on n’en a pas tant que ça !

Il vous laisse justement une certaine marge de liberté, peut-être pour improviser ? Est-ce que la mise en scène se construit avec lui ?

C’est que, vis-à-vis de la création, il ne veut pas tout changer. On a la base de la création, donc les déplacements, par exemple, mais la psychologie des personnages et la direction d’acteurs sont adaptées à notre personnalité. C’est génial, parce qu’il me dit qu’il lit des choses qu’il n’avait pas lues avec mon prédécesseur ; du coup, il me disait «Là, par exemple, tu te mettais à genoux ; mais là je ne trouve plus de sens» ; «Là tu m’as proposé de faire comme ça, j’ai lu ça de toi…» Tout cela pour obtenir une certaine liberté et saisir ce qui fait justement l’essence du personnage. À la base il y a donc des déplacements, les choses ont été très réfléchies, mais après, il y a toute la finesse des jeux de visage, des jeux de bras. Il dirige dans un premier temps, pour après nous laisser faire. Il faudrait justement demander aux gens qui sont avec nous, les régisseurs plateau, comment ils reçoivent le travail, s’ils voient des évolutions…

Il faut que vous soyez à l’aise pour chanter, aussi !

Oui, en plus ! On fait tellement quelque chose qui met notre âme à nu, comme je le disais tout à l’heure, que si on est engoncé dans un carcan… Je pense qu’on peut faire un travail qui nous emmène autre part, mais on ne peut pas l’imposer. Par exemple si Denis m’avait dit «Non, tu le fais comme ça», sans me donner les clefs, je l’aurais peut-être moins bien vécu. Mais je n’imagine pas Denis faire ça. Il est tellement formidable !

À propos de votre lettre ouverte à Emmanuel Macron… C’était donc une initiative individuelle, personnelle… Il n’ y a pas eu l’idée que cette lettre soit cosignée ?

Non, c’était personnel. La chose qui m’a un peu fait réfléchir et qui m’a franchement fatigué, c’est que, quand on parle de politique, on parle toujours d’économie, on parle toujours de chômage, on parle toujours de sécurité… Mais on ne parle jamais de culture ! Quel projet culturel on veut ? Moi ça m’intéresse énormément, aussi ! Alors on peut dire que ça passe au dernier plan, mais au point de ne pas savoir ce qui fait la différence entre une politique culturelle de droite de gauche, du centre… c’est quand même un sacré problème ! On peut aussi se positionner par rapport à ça ; et ce qui m’a un peu mis en colère, c’est qu’on avait ce grand débat- on est d’accord ou pas, on estime qu’il a servi à quelque chose ou pas – mais il était toujours question des mêmes problématiques, et jamais de culture. Et je me dis «Mince ! J’ai quand même envie de dire que la culture existe là-dedans». Et dans la culture, la musique classique… Il y a des choses à faire ! Moi je pense justement qu’il y a énormément de choses à faire dans les gestions structurelles – des bâtiments de la culture – et qui sont du ressort des politiques. Il faut juste les alerter, parce que l’on a l’impression qu’il y a des problèmes à certains endroits, mais que ça ne leur remonte pas, ou que, quand les ministres changent, les dossiers se perdent… Et puis l’opéra est clairement un parent pauvre pour eux, ça rapporte trop peu d’électeurs… Donc j’ai essayé de parler un peu de tout ça, de la formation…
Parce que la culture, c’est comme le sport ; c’est le lien entre tout, c’est ce qui cimente une société ; et il faut avoir la même ambition dans les politiques culturelles que dans les politiques sportives ; on a des gens qui portent des politiques sportives… D’un point de vue culturel, c’est quoi les objectifs ? Quand on parle culture, «objectifs» c’est peut-être un gros mot, mais il y a un moment aussi où il faut se poser les questions en termes de rentabilité. Est-ce que la culture est à fonds perdu, ou est-ce qu’on n’a pas comme objectif de former un certain nombre de musiciens par an ? Qu’est-ce qu’ils deviennent plus tard ? Il faut raisonner d’une façon dont on n’a sûrement pas l’habitude dans la culture.
J’ai souvent ce genre de discussion avec des membres de ma famille ; mon frère et ma sœur sont pharmaciens ; et ils me disent «On a l’impression, quand tu parles de ton domaine, que tu ne vis pas dans le même monde que nous ! Il faut payer des factures». J’essaie de me positionner justement de ce point de vue-là, notamment au sein du monde de la culture, en me disant «Il faut mutualiser les coûts, il y a vraiment des choses très simples à faire, pour moi, qui vis les difficultés culturelles au jour le jour…» Écoutez les acteurs, un peu ! Nous, d’autant plus les solistes, on n’a pas de syndicat… Ça marche un peu plus dans les orchestres ; il y a des forces syndicales qui peuvent faire porter une voix, quoique, à mon avis, elles soient beaucoup trop politisées, mais c’est un autre problème… Ça, je le défends bec et ongles ; pour moi les syndicats des artistes en général sont trop politiques, et c’est insupportable parce qu’ils font souvent porter leurs avis politiques, selon moi, à la défaveur des projets structurels qu’ils seraient plutôt censés défendre : s’arc-bouter sur la conservation d’acquis par posture politique plutôt qu’essayer d’accompagner l’inéluctable changement, qui de toute façon, se fera. Autant qu’il se fasse avec eux… Mais je ne suis pas syndicaliste, et je ne prétendrai jamais pouvoir faire mieux que les personnes qui font ça au jour le jour… Je n’ai pas les dossiers, je n’ai pas les chiffres ; moi je vois ça de ma fenêtre d’artiste, avec juste une certaine conscience, et je me dis «Mais il y a des choses à faire, quand même !».
Quand je parlais justement de la mutualisation des productions d’opéra, je le disais dans ma lettre : on ne cherche pas à créer un art national que tout le monde devrait voir ou auquel adhérer, mais qu’une production qui est montée à Lille se fasse à Strasbourg, se fasse à Marseille ; c’est de l’argent public ! On ne va pas me faire croire que déplacer un décor coûte plus cher que de remonter une autre production ! Le problème, à mon avis, vient de la tutelle. Au-dessus de tous ces directeurs d’opéra, il y a une tutelle, qui s’appelle le ministère de la Culture, qui pourrait très bien dire «Nous on vous permet de fonctionner en réseau, vous montez par exemple une dizaine de productions, sur l’ensemble des productions – il y en a quoi ? Cent, cent cinquante, qui sont créées ou reprises par an sur tout le territoire de France – sur 150 productions, il y en a dix que vous mutualisez.» Déjà ça ferait des économies ! Ou on pourrait donner cet argent au profit de créations mieux réalisées…

Je pense que ça intéresserait les gens de voir une production qui a été donnée à Nancy sans avoir à se déplacer… Pierre-Emmanuel Rousseau me parlait de ça, me disait «le problème c’est que souvent les directeurs veulent avoir leur propre production».

Qu’est-ce qui se passe ? Les régions maintenant, parce que la culture fait partie des compétences régionales… Les régions disent «Je suis désolé, je vous donne un peu moins cette année, parce que…» Et au fur à mesure, ça diminue, ça diminue, ça diminue… Et au final on se retrouve avec des spectacles de moins bonne qualité. Non que la somme d’argent mise sur la table soit la condition à la réussite d’un spectacle. Mais quand on dit à un metteur en scène «Tu fais un décor unique parce qu’on a pas d’argent», on bride sa créativité, et on amende l’imaginaire du spectateur… Mais ce dont je parle ne doit jamais se faire au détriment des forces sociales de ces gens-là ; il faut mutualiser les décors, les costumes, mais on ne mutualise pas les chœurs, les techniciens et gens de l’ombre, parce que c’est eux aussi qui sont sur les territoires, qui font vivre aussi des corps de métier qu’il ne faut pas perdre, au sein du territoire. Moi je crois beaucoup à cet acte de décentralisation de la culture ; c’est une bonne idée que ce soient les régions qui détiennent la compétence culturelle, parce qu’ils sont plus proches, mais ça ne doit pas dédouaner le ministère de la Culture de diriger une politique culturelle. Je ne suis pas politique, ce n’est pas mon travail, je n’ai pas les leviers, mais il me semble qu’il y a un sens à trouver… Pareil pour les structures de formation ; il faut se poser cette question, c’est ce que je disais dans ma lettre. Il y a des endroits où, pour aller à un conservatoire, on est obligé de faire une heure de voiture, ou une heure et demie. Quid du petit qui veut faire du basson en plein milieu de la Creuse ? Il faut un maillage raisonné des structures culturelles, de la même façon qu’on raisonne la place des hôpitaux… On va me dire que la seule réponse c’est une réponse en termes de crédits… Moi je réponds non ! Parce qu’il y a la possibilité de faire en sorte qu’il y ait un professeur de basson qui travaille sur plusieurs écoles de musique. Plutôt qu’on ait Paris qui concentre les 20 conservatoires.

A ce sujet, deux petites choses : en France il y a une énorme soif de culture. Dès que vous mettez un festival, même un petit, dans un village, il y a les gens du village qui se mobilisent, les vacanciers qui sont là…

C’est très important ce que vous dites ; on en parlait avec Philippe Estèphe, cet été, quand on a travaillé ensemble sur La Flûte enchantée ; parce qu’il est responsable, aussi, d’un petit festival… Et il a complètement raison ! J’en parlais au début de notre entretien – pour filer la métaphore sportive – il ne faut jamais oublier la deuxième division, la troisième division, la quatrième division… C’est-à-dire que nous sommes les têtes d’affiche, ceux qui sont au sommet de la pyramide, mais, avant tout, il y a le maillage culturel ; je ne le perds jamais de vue et je le disais justement dans ma lettre ; c’est parce qu’il y a une école de musique dans une commune de 10000 habitants que j’ai pu m’inscrire dans cette petite commune, et qu’ensuite ça m’a mis sur le chemin ! Et il ne faut pas perdre l’envie qu’ont les amateurs ou juste professionnels, mais à un niveau moindre ; ils ont autant le droit d’exister, parce qu’ils font vivre la culture à certains endroits. Et je ne dis pas qu’il faut amener les spectacles à 100 000 euros ou à 200 000 euros dans chaque commune de France, mais permettre à certaines communes de faire un spectacle à 10 000 euros, à 1000 euros ; c’est tout aussi important ! Quand on ne perd jamais l’envie, le plaisir de faire ce travail…

À propos de ce que vous disiez sur le grand débat… Est-ce que finalement il n’y avait pas là aussi un contresens dans ce débat ? Finalement il s’agissait de répondre aux gilets jaunes ; est-ce que ça ne vient pas percuter ce qu’on disait par rapport à l’élitisme de la culture ?

Si, c’est évident !

Parce que la réponse un peu facile qu’on pourrait donner ce serait «Oui, mais il est question du pouvoir d’achat dans ce débat…»

Pour moi c’est plutôt révélateur d’une étroitesse d’esprit ; parce que c’est se camoufler derrière des facilités. Il y a des personnes qui ne savent pas raisonner plus loin que le bout de leur nez ; mais quand même, j’espère que la majorité des Français n’est pas dupe ; voir un politique à un concert d’opéra ça ne va pas faire de lui un nanti… Dans la culture, il y a aussi une dimension historique que les gens feraient bien de ne pas oublier ; c’est-à-dire que la culture évolue, elle continue à progresser, la culture n’est pas figée, mais la culture se base sur un dimensionnement historique qui est plus grand que la contemporanéité dans laquelle on essaie justement de l’enfermer. C’est dommage de dire que maintenant la culture, c’est les arts de rue, la variété… parce que ce n’est pas ça, ce n’est pas que ça. Il y a aussi tout ce qui s’est fait avant. Les arts de rue, la variété, c’est un pan ; il peut encore se développer, continuer à évoluer, à participer du questionnement de l’évolution de la société… Le poids de notre art, c’est le poids d’un art qui a évolué, c’est un art qui pose des questions. Mais on ne peut continuellement opposer art historique et art actuel : musique «savante» et musique populaire… car maintenant, le classique on l’enferme dans une espèce de cage de verre en disant «Oh, c’est réservé aux élites !» Moi ça me met vraiment en colère, parce qu’à chaque fois que je vais montrer mon métier à des gens qui ne le connaissent pas, ils sont émerveillés, étonnés, curieux… On a l’impression d’enfoncer des portes ouvertes quand on parle de la culture ; c’est un peu fatigant d’essayer de convaincre les gens que ce qui nous sauve, ce n’est pas les équations économiques, ce n’est pas la courbe du chômage, c’est des choses qui sont importantes parce qu’elles ont leur réalité. Ce par quoi on grandit, justement, c’est l’histoire, c’est la culture, c’est la réflexion ; je n’aime pas répéter tout le temps cette phrase de Churchill parce que tout le monde la dit, mais «pourquoi nous battons-nous ?»

La culture est un outil de cohésion. Dans beaucoup de lieux culturels, vous voyez des gens qui se réunissent, qui débattent, qui discutent…

Moi ça me rend fou ! C’est quelque chose qui me rend très malheureux et très en colère à la fois : à la Maîtrise de Caen – la Maîtrise qui m’a formé -, ils ont des difficultés de recrutement – et c’est loin d’être la seule sur le territoire. Vous pouvez le croire, ça ? C’est-à-dire que la mairie de Caen ne fait pas son travail de publicité de cette structure qui consisterait à dire «Il existe cette formation au sein de la commune ; inscrivez vos enfants ! Vous leur donnez une chance folle !» On devrait refuser des gens ! c’est une formation qui est presque gratuite, et on n’arrive pas à remplir ! Et sa pérennité est remise en question par des «politiques-comptables». Je constate, sur toutes les personnes avec qui j’ai gardé des contacts – on se voit souvent – qui sont passées par la Maîtrise, ou les horaires aménagés musicaux à Caen, toutes ont un travail. Toutes ! Sur vingt années, trente bientôt, trente promotions de chanteurs, musiciens, danseurs, on a tous un travail : pas tous dans le domaine culturel, mais notre formation nous a donné une ouverture d’esprit, une curiosité par rapport au monde qui est une chance inégalée. Quelle formation Pôle Emploi peut en dire autant ? On devrait se battre pour y aller ! C’est comme sport-études… Ce sont des formations d’excellence ! Mais pour comprendre cela il ne faudrait pas confondre excellence et élitisme ; et c’est le grand problème ! On stigmatise la réussite alors qu’elle peut être offerte à tout le monde. Par exemple, les maîtrises de Toulouse, de Marseille que j’ai rencontré récemment, dont les écoles ou collège sont dans des Zones d’Education Prioritaire…. Quelle formidable intégration. Les politiques devraient faire l’éloge de ces formations et les soutenir de tout leur poids ! Parce que ça forme aussi les personnes qui réfléchiront demain… Et on a besoin de ces gens-là qui tirent, aussi, qui font réfléchir ; tout le monde ne peut pas être normalien, mais il ne faut pas aussi oublier de les former !

Justement, à propos de formation, j’ai lu sur votre site internet que vous travaillez régulièrement avec de jeunes chanteurs en Normandie…

J’y reviens dès que je peux ; dès qu’on me sollicite pour rencontrer les jeunes, je me rends disponible, gratuitement le plus souvent, parce que justement c’est important de montrer ce qu’on peut devenir. Je retourne souvent chanter à la Maîtrise, au moins une fois par an, parce que je lui dois tout ; ma formation de musicien, ma formation initiale, c’est à eux que je la dois ; c’est un retour sur une expérience, et ça permet justement aux enfants de voir un débouché ; dès que je peux aller au contact des formations amateurs, je le fais ; pendant un temps j’ai dirigé aussi une chorale amateur, je prenais sur mon temps et je venais faire quelques heures dans l’école de musique proche de chez moi dans la Manche ; maintenant, malheureusement mon emploi du temps est tellement chargé que je n’ai pas pu maintenir ce rythme… C’est la régularité qui était problématique… Mais de temps en temps je fais des master class, parce que je pense avoir maintenant des choses à dire – ça fait une dizaine d’années que je suis dans la carrière… Ça fait plutôt sourire, parce que ça fait bientôt trente ans que je chante… Ça m’amusait beaucoup quand j’étais un peu plus jeune, parce que tous ces chefs qui me prenaient pour “le perdreau de l’année”, j’avais parfois envie de leur dire « Mais vous savez, votre carrière dans la direction c’est peut-être celle que j’ai dans dans le chant ! » Ça m’arrive de moins en moins ; c’est bien !

“Je suis entier quand je suis à la musique”

C’est important, pour vous, le fait de transmettre votre expérience ?

C’est essentiel ! C’est l’alpha et l’oméga de ma carrière de chanteur ! Parce que quand je suis sur scène je transmets ; le partage, la transmission, c’est ça la musique, c’est ça l’art ; la générosité. Je suis entier quand je suis à la musique, je ne peux pas me cacher ; c’est ce que je veux donner, c’est ce que je veux partager, et c’est important. J’existe par ça. C’est une autre facette, la facette un peu individualiste de ma carrière, mais je prends toujours énormément de plaisir à aller chanter à la Maîtrise par exemple, chanter en chœur à un par voix, j’adore ça, toujours autant ! Pour l’anecdote, le dernier CD que je viens d’acheter, c’est le dernier CD des Voices8; je ne sais pas si vous connaissez ce groupe anglais… Parce que j’aimerais tellement avoir le temps de faire partie de ce genre de groupe ! C’est ça aussi ; partager ensemble, créer quelque chose ensemble ; parfois on arrive à le faire en tant que soliste, on arrive à monter quelque chose de musicalement abouti, dans lequel on sent qu’on va dans la même direction, parce que le résultat final est plus important que son propre résultat personnel ; parfois on y arrive, parfois on n’y arrive pas, mais on tend vers cet idéal.

Vous avez des choix très éclectiques. Est-ce que vous resterez dans l’éclectisme ou vous avez envie de vous spécialiser ?

Non ; je reste éclectique. L’évolution de ma carrière me dira si j’ai eu tort ou si j’ai eu raison… Certains de mes collègues se sont spécialisés très vite ; ils sont allés dans une direction et c’est presque impossible de les en sortir ; moi, depuis que j’ai sept ans (la pré-Maîtrise c’est sept ans, la Maîtrise c’est dix), j’ai un répertoire différent par semaine. Parfois c’est du Bach, parfois c’est du Mozart, parfois c’est du Monteverdi, parfois c’est de la musique sacrée… Je me suis toujours nourri de toutes ces choses complètement différentes ; parfois du Bernstein (Chichester Psalms), parfois du Andrew Lloyd Weber (Requiem), parfois le Requiem de Fauré, Duruflé, de toutes ces périodes que je n’arriverais pas à hiérarchiser entre elles, et j’ai encore cette flexibilité de mon instrument qui fait que je peux justement m’orienter vers différentes directions… et peut-être aussi, une conscience du style ; après je chanterai toujours comme Cyrille Dubois ! Je crois avoir démontré que je ne chanterai pas comme quelqu’un d’autre, mais il y a un certain style à adopter quand on chante de la mélodie, quand on chante de la musique baroque, quand on chante de la musique contemporaine, quand on chante du Rossini, enfin du bel canto, quand on chante du Mozart, ou de l’opéra-comique – j’en rajoute encore ! – c’est grosso modo les emplois que j’ai aujourd’hui… Mon instrument me permet aujourd’hui de continuer à faire ces choses, et j’aime ça. Je ne peux pas me dire « après cette prod, je vais encore faire du Rossini » ; il y en a qui peuvent, et qui sont très contents, et qui aiment ça. Moi je m’ennuie très vite, justement parce que j’ai toujours eu cette boulimie de découverte, et du coup j’essaie toujours d’aller fouiller dans les endroits où les gens n’ont pas forcément été. Je n’espère pas me spécialiser. ‘ On pourrait objecter que faire plusieurs choses à la fois c’est peut-être justement un moyen de ne rien faire bien ; je ne sais pas ; peut-être, peut-être pas ! Pour l’instant j’espère que j’ai ma propre façon de défendre chacune de ces choses-là sans avoir à me spécialiser. Peut-être que j’ai tort ; mais je pense qu’être éclectique, c’est la meilleure façon de garder une certaine fraîcheur, et puis ça fait se poser des questions ; toutes les couleurs ne se ressemblent pas ; on ne chante pas du bel canto comme on chante de l’opéra-comique ; et pourtant je n’ai envie de me priver ni de l’un ni de l’autre, parce que ça me permet de travailler, justement, différentes facettes de ma voix.

Vous restez en France, plutôt dans les théâtres français ?

J’aimerais bien aller chanter ailleurs de l’opéra-comique inconnu !

Mais les propositions que vous avez sont faites en France ?

J’ai commencé à avoir des propositions ailleurs, et heureusement ! Ma carrière est construite comme ça. Les carrières sont faites comme ça. Mais comptez sur moi pour garder un pied ici… J’aime mon pays, et si je peux faire le même travail chez moi, je serai d’autant plus content. Après, c’est aussi une chance d’aller « porter la bonne parole » ailleurs… Je pense que j’ai justement ma façon de voir les choses, et si on m’engage aussi pour faire ça, je ne veux pas me forcer à le faire d’une façon conventionnelle, mais plutôt… toujours en me posant des questions … C’est comme ça aussi que j’envisage ma carrière ; il y aura peut-être une direction qui se dessinera, qui sera plus claire, mais pour l’instant j’aime bien voyager aussi, mais pas trop, parce que j’ai des enfants en bas âge, donc je ne peux pas passer à côté de choses importantes de ce côté-là non plus, et je suis déjà beaucoup parti ; et le fait de chanter en France m’apporte beaucoup. Cela dit, je vais à Covent Garden, je vais retourner à Zurich ; cette année quand on regarde mes destinations, il y a Moscou, il y a Porto, il y a Budapest, il y a Venise, il y a des endroits sympathiques !

Quels sont vos projets immédiats ?

Le Requiem de Mozart, à Versailles, au mois de janvier, la Petite Messe Solennelle de Rossini au TCE, pour les choses françaises ; le chevalier de la Force dans Le Dialogue des Carmélites au festival de Glyndebourne, qui va m’occuper pendant une bonne partie de l’été, et puis la suite du grand cycle Berlioz de John Nelson, au mois d’avril ; Roméo et Juliette, avec Joyce di Donato, au mois d’avril ; je chante le le fameux air de la « Reine Mab ». Après le triomphe des Troyens, Le CD de La Damnation vient de sortir… avec Michael Spyres, Joyce Di Donato et Nicolas Courjal. Je suis très flatté qu’ils me reprennent…

Encore de l’éclectisme…

Berlioz de toute façon, je n’arrête pas d’en faire, encore en janvier à Porto : un Te Deum… Sinon, du Rameau, Acanthe et Céphise, au TCE, en mars, Dardanus en Hongrie. Qu’est-ce que je peux vous dire ? Ah si, je vais vous donner un scoop ! Suite à la réussite du récital Liszt avec Tristan Raës, on a en préparation un nouveau projet discographique de mélodies françaises. Ça vous l’avez en exclusivité ; je ne peux pas vous dire quoi précisément et quand, je laisse un peu de suspense… Mais je suis très exalté par ce projet ! On est en train de travailler dessus avec Tristan, on commencera l’enregistrement l’année prochaine.

Ca me donne l’occasion de parler du CD Liszt, dont on n’en a pas du tout parlé… On est très contents de l’accueil qu’il a eu, parce que c’est quand même une grosse actualité ; on a pris des risques avec Tristan, mon pianiste. On collabore ensemble depuis une dizaine d’années, on s’était rencontrés dans la classe d’Anne Le Bozec, encore une des choses qui avaient servi pendant les années au CNSM. On sortait un peu de l’étiquette qu’on met souvent beaucoup sur la mélodie française, à raison d’ailleurs, mais le lied et la mélodie ne se limitent pas uniquement au répertoire français, et donc pour nous c’était une façon de dire « Voilà ce qu’on sait faire aussi, ce qu’on a envie de faire », en ouvrant justement, en sortant un peu de cette image d’intellectuels qu’on nous colle parfois, mais ça nous va ! Je préfère qu’on me dise que je suis un chanteur intelligent ! Après avoir enregistré du (Jacques) de La Presle, du Boulanger, le livre-disque de Félicien David, il était temps de faire sortir un CD un peu plus mainstream, et Aparté et la fondation abritée Cordes Sensibles à la Fondation de France, nous ont accompagnés sur ce projet, avec un compositeur qui n’est pas trop connu pour ses mélodies, mais quand on dit Liszt, tout le monde pense au piano. Donc on sait aussi faire ça, montrer qu’on sait faire du commercial quand il le faut (rire)… Cela dit, ne comptez pas sur moi pour tomber dans les sentiers battus ! Parce que ça m’ennuie… Rester dans les sentiers battus, je pense que c’est signe d’un manque de connaissance. J’aime tellement rencontrer les gens qui connaissent ! Il faut du lien entre universitaires et musiciens ; il y avait récemment un colloque très spécialisé sur les directeurs de l’opéra-comique, dans lequel je me suis incrusté parce que j’avais un ami d’enfance qui faisait une intervention. Et ça me passionne, chaque fois que je suis au contact des universitaires, parce que ce sont des gens qui connaissent, mais le problème c’est qu’ils sont seulement vingt à connaître, on a envie de leur dire « Donnez-moi, donnez-moi tout ce savoir! Et moi je le défends ! » (rire)

C’est beau, c’est passionnant ce partage. C’est beau lorsque les artistes font des recherches… J’avais interviewé Jessica Pratt au festival de Bergame et elle allait chanter Elisabetta au Castello de Kenilworth. Elle a trouvé ça génial d’aller chercher la partition et de la travailler. Elle disait : « Je chanterai ce rôle une fois dans ma vie, mais ça m’est égal. C’est tellement passionnant ! »

Si vous voulez que je vous liste tous les rôles que je chanterais une seule fois dans ma vie… les pages de mon carnet n’y suffiront pas ! (rire) Je vais chanter L’Île du Rêve, à Munich. Je ne le chanterai plus jamais ensuite, mais je suis très content d’aller le faire.

Entretien réalisé par Lise Lefebvre et Paul Fourier

Crédits photos: © Philippe Delval

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Lise Lefebvre

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