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Emotion et emojis avec La Flûte (cyber) enchantée de Vichy

Emotion et emojis avec La Flûte (cyber) enchantée de Vichy

07 April 2021 | PAR La Rédaction

Martin Kubich, le bouillonnant directeur de la culture et de l’Opéra de Vichy, a plus d’un tour dans son sac. Après le récital « Frères » de Julien Dran et Jérôme Boutillier (accompagnés de Mathieu Pordoy) monté et diffusé en novembre 2020 – en à peine plus de temps qu’il n’en faut pour le regarder, c’est une adaptation de La Flûte enchantée de Mozart qui est créée impromptu et diffusée le 27 mars 2021 sur le site de l’Opéra et sa chaine Youtube.

Par Philippe Manoli

Alors que la maison bourbonnaise a moins de moyens que d’autres pour porter une saison d’opéra, et monte essentiellement du théâtre, le directeur tire parti de toutes les opportunités pour faire connaître et reconnaître la magnifique salle art déco dont il a la responsabilité et y faire résonner des œuvres lyriques.
Ainsi, alors que les maisons les plus prestigieuses montent des spectacles dont les mises en scène font débat, à tel point que l’on en vient sérieusement à souhaiter qu’elles assument leur projet en annonçant par un titre particulier les libertés prises avec le livret, d’autres sont plus cohérentes : l’Opéra de Limoges diffuse des Mystères de la Dame blanche, version réduite de La Dame blanche de Boiëldieu. De son côté, l’Opéra de Vichy diffuse quant à lui La Flûte (cyber) enchantée adaptée de Mozart. Le format est le même : en une heure trente, l’œuvre est réduite, ce qui impacte en premier les chœurs, Covid oblige ; dans cette Flûte (cyber) enchantée, les textes parlés sont en français, les airs conservés en allemand. Cela pourrait ressembler à une version pour jeune public, mais ce n’est pas le sujet. Comme souvent, l’imagination et l’à-propos suppléent à la réduction des moyens, et le metteur en scène Samuel Sené a inventé un spectacle malin qui tire parti des incohérences et incongruités d’un livret moins parfait qu’il n’y paraît.
Nulle autre œuvre patrimoniale du répertoire d’ailleurs n’est mieux à même de supporter une relecture que l’ultime opus de Mozart, sans doute : les multiples remaniements des sources mises en œuvre par Emanuel Schikaneder pour le livret, depuis le « Stein der Weisen » jusqu’à la « Zauberflöte » laissent une grande place à l’adaptation, et la simplicité quasi-longinienne du propos offre un champ de possibles des plus vastes.

Les arcanes et les arcades ont trouvé ici un terrain de jeu commun des plus réjouissants

Dès lors, Samuel Sené a pu tisser des parallèles, nouer des liens : dans un cybermonde ultra connecté, les trois Dames sont des influenceuses, Papageno un community manager (et ses oiseaux des tweets, naturellement), les mensonges de la Reine de la Nuit pour discréditer Sarastro auprès de Pamina prennent la forme de fake news avec une vidéo truquée ; « O Zittre nicht » devient une alerte enlèvement télévisée ; Pamina, accro aux réseaux sociaux, affronte avec angoisse le silence forcé de Tamino et Papageno sur son téléphone portable, Sarastro menant le combat contre les mauvaises utilisations du web depuis un bureau vitré (emprunté au ministre de l’Économie à Bercy, rien moins !). L’œil de la Providence, le symbole franc-maçon si souvent utilisé par les scénographes de l’œuvre de Mozart, représentant la bienveillance de Dieu, reste ici attaché à Sarastro, mais comment ne pas y voir aussi le symbole du voyeurisme galopant de notre société hyperconnectée, qui a perdu tout sens de la vie privée ? Les arcanes et les arcades ont trouvé ici un terrain de jeu commun des plus réjouissants. D’ailleurs quand Papageno avec un masque de réalité augmentée va rencontrer enfin virtuellement sa vieille dame transformée en Papagena, on pourrait tout de bon y voir un clin d’œil aux faux comptes et autres avatars dangereux qui circulent sur le net.
Mais n’allons pas non plus chercher un arrière-fond trop pointu à cette transposition : l’essentiel est ailleurs. Samuel Sené a imaginé un spectacle mêlant séquences enregistrées et performance en salle : un écran reproduit des scènes enregistrées mais c’est en direct que cinq musiciens jouent une partition adaptée par Raphaël Bancou pour piano, synthétiseur, violon et violoncelle acoustiques et électriques, ewi (instrument soufflant MIDI), clarinette et flûte ; sur scène Tamino, Pamina et Papageno jouent et chantent leurs personnages également en direct.

L’essentiel est bien dans l’émotion qui nous étreint vite face à des acteurs-chanteurs jeunes et crédibles, portés par les rythmes pimpants d’une partition immarcescible

Une fois habitué aux sons du synthétiseur et aux bips multiples des messages électroniques, on se laisse vite entraîner dans cette histoire naïve et charmante, tous les éléments connus ou presque restant en place (sauf les chœurs, Monostatos, l’orateur, les hommes armés et les trois génies, qui passent en partie à la trappe ; des prêtres sont incarnés par des spectateurs et spectatrices en direct sur Zoom). L’essentiel est bien dans l’émotion qui nous étreint vite face à des acteurs-chanteurs jeunes et crédibles, portés par les rythmes pimpants d’une partition immarcescible.

Sahy Ratia (que l’on a pu voir dans La Dame blanche de Rennes et Un Élixir d’amour au TCE) incarne un Tamino jeune et parfaitement en situation. Son ténor souple et coloré manque parfois un rien de largeur pour le rôle, mais sa technique sûre lui permet de l’endosser avec élégance et raffinement, et il sait incarner les doutes du prince au cœur pur avec une désarmante conviction. Sa Pamina, Sheva Tehoval, est toute de candeur et fraîcheur, avec ses petites baskets blanches et son soprano tendre : mis à part quelques aigus trop vibrés dans « Ach, ich fühl’s », elle accomplit un sans-faute. Marlène Assayag en Reine de la Nuit doit composer avec un cadrage en plan rapproché, attablée, qui ne lui fait guère de cadeaux pour les airs fulminants qu’elle doit interpréter, mais la voix suit sans faiblir jusqu’aux contre-fa attendus de tous. Christophe Gay sera une révélation pour beaucoup : le baryton nancéen, excellent acteur, campe un Papageno vif-argent et fait de l’oiseleur un brave bougre post-adolescent bougon brinquebalé par les autorités et les enjeux qui le dépassent, toujours en mouvement, toujours expressif, tellement attachant. Vocalement, sa voix élancée, soutenue par un souffle sans faille, dessine au fusain les contours de ses succulentes arias, bien aidé par une diction d’une intelligibilité rare. Mais celui qui touche à l’inoubliable est le Sarastro de François Lis. La basse profonde française trouve là un rôle à sa mesure, dans un environnement qui lui permet d’exprimer ses qualités à plein. L’ambitus phénoménal révèle des graves abyssaux, le timbre suave et lumineux s’ombre de nuances anthracite infinies, la diction est excellente, mais surtout c’est l’interprétation qui frappe : loin de l’aspect souvent trop pontifiant dispensé par tant de prédécesseurs encombrés par les robes sacerdotales et les arrière-plans maçonniques ou religieux trop démonstratifs, il adopte un ton, une hauteur de vue qui donnent à sa bienveillance un rayonnement proprement édifiant. Libéré des chœurs et d’une certaine componction associée au rôle, qu’il soit en plan taille ou qu’il déambule avec sveltesse dans son bureau vitré, il incarne l’élévation de l’âme humaine comme Mozart a sans doute rêvé qu’on le ferait un jour.

L’Opéra de Vichy n’avait plus proposé de création depuis 1992 : on veut croire que cette production diffusée marque un nouveau départ pour une institution dont on espère beaucoup.

visuels © Vichy Culture

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