Opéra
À Munich, une Salomé façon puzzle

À Munich, une Salomé façon puzzle

13 July 2019 | PAR Paul Fourier

Krzysztof Warlikowski signe, à Munich, une Salomé confondante de beauté mais difficile à décrypter. La distribution est sous-dimensionnée alors que Kirill Petrenko fait un travail d’orfèvre à la baguette.

Est-il légitime d’aimer un spectacle dont on n’a pas les codes, comme, probablement, la grande majorité du public présent ? Comment doit-on se comporter à l’aune de ce constat ? Doit-on se lancer dans un travail de recherche post-spectacle pour tenter de comprendre les intentions du metteur en scène ? Est-il finalement plus honnête intellectuellement de rester dans des énigmes ? Telles sont les questions qui nous taraudent au sortir de la Salomé du Bayerische Staatsoper de Munich, spectacle qui inaugura le festival d’été, le 27 juin dernier.
Si l’on se fie à la première impression ressentie, c’est visuellement magnifique, musicalement somptueux, mais vocalement moyen. On pourrait se limiter à cet avis laconique. Mais que nous adhérions ou non aux illustrations qui sont la toile de fond de cette Salomé, il est utile de tenter d’explorer les intentions du metteur en scène.
Le spectacle débute par une saynète dans une riche pièce tapissée de livres. Nous sommes immergés dans une société juive assez privilégiée, et plus précisément dans la bibliothèque d’une grande école talmudique à Lublin. Comme à Varsovie, cette ville sera le siège, en 1941, de l’un des ghettos polonais.
Un homme travesti y chante, en playback sur la voix de Kathleen Ferrier, un des kindertotenlieder de Malher, artiste qui souffrit, lui-même, de l’antisémitisme du public viennois. Ces lieds sont, d’ailleurs, rigoureusement contemporains de la création de Salomé.
Puis débute l’opéra et cet homme devient Narraboth qui sera terrassé par l’insoutenable tension érotique que va lui infliger la Princesse. La petite société va ainsi « jouer » Salomé (l’œuvre d’un compositeur qui fut suspecté, bien plus tard, de complaisance vis-à-vis des nazis) sur fond de troubles politiques à l’extérieur de l’école.
Quoi que l’on puisse reprocher à Krzysztof Warlikowski – et, dans ce cas précis, un trop-plein de références qui nous perd – il n’est pas homme à dénaturer les œuvres qu’il illustre. Aussi, l’action reste-t-elle scrupuleusement intacte.
En revanche, les images, en filigrane, introduisent du sens et nous entraînent dans l’Histoire derrière l’histoire. Ces êtres semblent s’amuser de la caricature que l’on fait d’eux lorsqu’un personnage grimé en Charlie Chaplin – le barbier juif du futur « Dictateur » ? – arrache, comme un voleur, les bijoux de celui qui chante les lieds. Elle vit avec l’antisémitisme ambiant mais reste aux aguets, car des signes extérieurs indiquent que l’atmosphère s’alourdit et que la chasse aux juifs se prépare. La beauté est encore là, irréelle, lorsque, en arrière-plan, cartoonisée par Kamil Polak, la fresque de la synagogue en bois de Chodorow en Ukraine reprend vie. Celle-ci a été détruite lors de l’occupation allemande en 1941.
Parvenue à l’épilogue de l’opéra et confrontée aux prémices de l’anéantissement, la société fera le choix de basculer dans un suicide collectif.
Warlikowski nous peint déjà une histoire chargée. Mais comme si les références auparavant décrites n’étaient pas encore assez nombreuses en dépit de la durée limitée de l’œuvre (1h45), il ajoute, au pourtant peu compréhensible puzzle dans lequel il nous a plongés, des clins d’œil cinématographiques (Portier de nuit de Liliana Cavani ou Les 120 journées de Sodome de Pasolini). Le propos en perd en lisibilité ; dénonciation de la monstruosité nazie ou dénonciation de la résurgence antisémite contemporaine notamment en Pologne, pays de Warlikowski, ou les deux ? On ne se risquera pas à trancher.
Largués, à aucun moment pourtant, on ne décroche tant ce spectacle en CinémaScope est beau à couper le souffle. Malgorzata Szczesniak, l’immense décoratrice de Warlikowski, s’est encore surpassée. La grande scène du théâtre bavarois est totalement occupée par cette bibliothèque, qui s’ouvre par moments, en son milieu, pour laisser place à une gigantesque piscine, lieu où Salomé descend lorsqu’elle est aux prises avec ses fantasmes et Jochanaan, notamment pour une danse des sept voiles transformée en ballet de noces funèbres.
La direction d’acteurs, comme de coutume, est tirée au cordeau et, chez Warlikowski, elle se révèle toujours d’une froideur chirurgicale. Salomé est une œuvre violente où il n’y a guère de place pour l’émotion. Cette violence brute semble rejoindre celle de l’histoire du peuple Juif et, malgré le trop-plein, la mise en parallèle se justifie. Il semble hardi de relier l’obsession mortifère de Salomé à celle des nazis, mais, pour le coup, ça ne manque pas de puissance.

C’est peu dire que Kirill Petrenko fait exploser Strauss et que le torrent musical, lorsqu’il le libère complètement, occupe tout l’espace et fusionne, dans sa splendeur, avec le décor de Szczesniak. Lors de la danse de Salomé, le chef nous submerge littéralement dans la salle de l’opéra avec sa sublime acoustique.
Une distribution aussi flamboyante que cette direction nous aurait menés dans d’incroyables sommets. Malheureusement, alors que le ramage et le plumage de la production nous promettent une déflagration tellurique, le casting vocal, lui, se révèle passablement sous-dimensionné.
On reste notamment interrogatif sur le choix de Marlis Petersen dans le rôle-titre. Assurément, la soprano brûle les planches et incarne dramatiquement une Salomé littéralement incandescente. Certes, physiquement, elle fait le pont avec Lulu, une autre héroïne extrême, mais elle pâtit d’une largeur de voix absolument insuffisante. Dans la scène finale où elle se donne pourtant à corps perdu, le peu d’assise dans les graves rendra le sommet de l’Olympe totalement inatteignable.
Wolfgang Koch est un Jochanaan honnête, sans être inoubliable, car il lui manque la hargne dans le rejet qu’il porte à la Princesse, ce crachat avec lequel il doit normalement chasser la fille de Herodias. Dans ce rôle, Michaela Schuster, dans ses habits de bourgeoise vulgaire, parvient à trouver les accents vipérins qui caractérisent si bien le personnage. Wolfgang Ablinger-Sperrhacke est lui, totalement à son aise avec les roucoulades gluantes qu’il adresse à Salomé puis avec les tentatives désespérées de chercher à s’extraire de la nasse dans laquelle il s’est fourré.
En Naraboth, Pavol Breslik a une voix décidément trop légère pour ne pas plier devant la musique de Strauss et le torrent que dompte parfois Petrenko. Enfin, si l’on applaudit globalement le reste de la distribution, il faut accorder une mention spéciale à la beauté et la puissance de la voix de Rachael Wilson dans le rôle du page.
Après la superbe Femme sans ombre que Warlikowski conçut déjà pour l’Opéra de Bavière, le metteur en scène se prend, cette fois, les pieds dans le tapis à vouloir trop en faire. Son travail est brillant ; il doit seulement se rappeler que, parfois, l’opéra peut rester un plaisir primaire pour le public sans qu’il soit besoin d’une telle exploration encyclopédique.
Quoi qu’il en soit, les spectateurs français pourront juger la production, lors d’une prochaine saison, puisque celle-ci est coproduite par le Théâtre des Champs-Élysées.

© Wilfried Hösl

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Paul Fourier

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