Le Best Of spectacles vivants 2022
Entre les reports et les programmations prévues, l’embouteillage post covid a eu lieu, provoquant un rythme de diffusion harassant. Au milieu d’un tsunami de spectacles de danse, de théâtre, de cirque, de performance, qu’avons nous retenu ?
Amélie Blaustein Niddam
J’ai fermé les yeux et j’ai tenté de jouer le jeu en remontant en janvier 2022. j’ai listé alors mes grands chocs. Le premier fut Somnole de Boris Charmatz que j’ai revu aux Hivernales à Avignon. Le solo tout sifflant, drôle et technique du nouveau directeur du Tanztheater Wuppertal. J’étais grâce à lui bien réveillée et attentive au chamboulement provoqué par Rebecca Chaillon et sa Carte Noire nommée désir, un coup de pied dans le racisme salutaire. Bien plus tard dans l’année, au Kunsten, je découvre Cherish Menzo et son puissant et sombre DARKMATTER. Dans la série des œuvres belles et politiques, Thibaud Croisy m’a bouleversée avec sa perte du langage dans sa mise en scène super chic de L’Homosexuel ou la difficulté de s’exprimer de Copi. Et puis l’été arriva. Même si cela devrait rentrer dans le best of Opéra, je ne peux m’empêcher de vous dire à quel point le charnier de la Résurrection mise en scène par Castellucci a fait date. Il m’a été difficile ensuite, après ce choc de trouver un autre travail pertinent. Heureusement, le festival d’Avignon est arrivé, sans restriction et sans annulation. L’élégance de All Over Nymphéas d’Emmanuel Eggermont m’a époustouflée de talent et d’émotion et aux antipodes de tout ce que vous raconte dans ce paragraphe, et j’assume, en théâtre, ma pièce préférée du festival a été le Nid de Cendres de Simon Falguières, une épopée homérienne de 13 heures qui passent en 5 minutes ! Après une pause salutaire au mois d’août, le Festival d’Automne a repris la main sur mon agenda. Là, je peux tricher comme je veux : l’un de mes plus grands coup de cœur c’est TOUT le portrait Marlene Monteiro Freitas qui a permis d’imposer à tous et toutes son écriture-sorcière, ses mouvements automates, qui se foutent des catégories. Je garde également de cette année la colère des spectateurs face à Catarina ou la beauté de tuer des fascistes de Tiago Rodrigues. Une preuve par l’exemple, que la fiction et le réel ne font malheureusement plus qu’un. Et si à Toute La Culture, nous avions un palmarès, Romeu Costa recevrait le prix du meilleur acteur, indéniablement. Et puis, un soir à Vidy-Lausanne, il y a eu le Boudoir de Steven Cohen. Les yeux dans les yeux, l’homme-objet a partagé ses peines et ses fantômes dans une pièce monument. Cette édition 2022 des coups de cœurs de l’année se terminent avec deux déambulations qui ont la colère en commun. Dream d’Alessandro Sciarroni dans les sous-sols funèbres du Centquatre et Forêt d’Anne Teresa de Keersmaeker et Némo Flouret qui lui prend l’aile Denon du Louvre pour terrain de jeu et de lutte. Cette année le spectacle vivant a dénoncé et alerter sans se soucier à faire ni joli, ni plaisir. J’ai été secouée, étonnée, déplacée. Que demander de plus ?
David Rofé-Sarfati
L’année 2022 fut l’année de l’Ukraine et celle des confirmations de talents. L’Ukraine d’abord avec Danse Macabre un show de résistance des Dakh Daughters imaginé par la plume acérée du metteur en scène ukrainien Vlad Troistkyi et le magnifique et surprenant Dogs of Europe, un spectacle du Belarus Free Theatre. Ces deux pièces aussi belles que vertueuses furent programmées par l’Odeon, théâtre de l’Europe qui sous la direction de Stéphane Brunschweig a su, un peu seul, soutenir l’exigence de nécessaires engagements politiques. 2022 a vu aussi a confirmation de talents connus qui cette première année post covid ont su créer des pièces où ils se sont renouvelés, réinventés, où ils ont pris de nouveaux risques, tentés de nouvelles propositions. Première sur ce podium de l’année : Thiphaine Raffier qui a créé certainement sa plus belle pièce et la plus belle pièce de 2022 : La réponse des hommes, une pièce intelligente, généreuse, d’une qualité rare. A la suite, Angelica Liddell avec la première parisienne de Liebestod – L’odeur du sang ne me quitte pas des yeux, Juan Belmonte n’a jamais été aussi intense, Catherine Marnas avec Herculine Barbin : Archéologie d’une révolution n’a jamais été aussi virtuose et édifiante sur notre époque, Ludovic Lagarde avec le pamphlet anti-Trump La voie royale, d’après le texte d’Elfriede Jelinek n’a jamais été aussi envoûtant. Enfin, Stéphane Braunschweig n’a sans conteste jamais été aussi percutant et aiguisé avec la dernière pièce du suédois Arne Lygre Jours de joie (dont l’exploitation fut malheureusement très affectée par un mouvement de grève des techniciens). Ces quatre pièces audacieuses, actuelles et visionnaires signent cette année qui s’achève.
Ajoutons à ce recueil très select des grandes pièces du millésime le puissant Kliniken de Julie Duclos, le romantique et bouleversant Cœur des amants de Tiago Rodriguez, le magnifique Eden Cinéma de Catherine Anne et le somptueusement drôle et subtil C’est comme ça si vous voulez par Julia Vidit. Ces talents confirmés ont cohabité cette année avec d’autres talents, moins connus, moins visibles, mais qui méritent d’apparaître dans le best of 2022 ; citons deux perles désopilantes : Popper de Hanokh Levin mise en scène par Marie Frémont et Le grand Jour de Frédérique Voruz par elle même.
Adam Defalvard
En revenant sur mes souvenirs de cette année, je me rends bien compte que je n’aime plus tant que ça les histoires et la parole, je préfère les images. En 2022 ce sont donc la danse et la performance qui ont ma préférence et mon grand gagnant serait The Very Last Northern White Rhino de Gaston Core, un spectacle de danse qui m’a profondément ému. Le danseur, seul sur scène, avait une énergie fascinante et arrivait parfaitement à transmettre au public la mélancolie propre au thème de cette chorégraphie, la fin d’une espèce animale. Du côté de la performance, j’ai été marqué par celle de Xavier Le Roy, Untitled. Une imposante performance dans l’obscurité, où le spectateur pouvait projeter sur les lents mouvements d’une chrysalide humaine un sentiment d’inquiétude, mais aussi une étrange sensualité. Je suis difficile, je l’avoue, mais encore une fois cette année le spectacle vivant a réussi à me transmettre des images puissantes et à me faire pénétrer dans un espace inconnu, où tout est encore à découvrir.
Julia Wahl
L’année 2022 est sans conteste celle du souffle et de la respiration après les longues pauses induites par les différentes vagues de notre désormais bien connu covid-19.
Un souffle au cœur du travail d’Alice Laloy, dont le très beau Death Breath orchestra nous entraîne, sans paroles, dans un hors-temps asphyxiant et perturbant. Ce spectacle met en scène des musiciens aux prises avec leurs doubles de baudruche, à taille réelle. Alors que le souffle s’alentit, l’inanimé s’anime et l’animé se pétrifie… Alice Laloy y poursuit sa recherche sur l’inversion entre animé et inanimé, déjà en cours dans ses différents Pinocchio.
Dans son Expérience de l’arbre, Simon Gauchet interrogeait également nos catégories, en nous invitant à écouter les végétaux autant que les êtres humains. Le chant du pin est ainsi au centre de ce très beau spectacle, à la scénographie subtile et au texte précis, poétique et humoristique.
Mais le souffle, c’est aussi, en ces temps de guerre, celui des explosions. Le passionnant Reporters de guerre de Sébastien Foucault, rassemble sur le plateau différents acteurs d’une guerre pas si ancienne, celle qui se jouait en Bosnie dans les années 1990. Les différents témoins de cette guerre toute proche ont à cœur de nous faire vivre, comme si elle se passait en France, cette guerre des Balkans. Une journaliste de la RTBF, Françoise Walllemacq, la journaliste bosnienne Vedrana Božinovi? ou le marionnettiste Michel Villée… Tou.tes nous livrent en une mise en scène qui mêle reconstitution et adresse public leurs souvenirs de ce conflit.
Difficile, pour dresser un portrait de cette année théâtrale, d’oublier le magnifique Carte noire nommée Désir, de Rebecca Chaillon ou le Portrait Désir de Dieudonné Niangouna qui, en fait de nouveau souffle, nous enjoignent à accorder aux artistes racisé.es la place qui leur revient.
Geoffrey Nabavian
Deux espaces des possibles, patiemment construits par des artistes experts à faire émerger un peu de sacré. Le Beau Monde, spectacle lauréat du Prix du Jury dans le cadre d’Impatience, édition 2022 : ses trois interprètes Arthur Amard, Rémi Fortin et Blanche Ripoche y fêtent l’importance des micro choses avant qu’il ne soit trop tard. Arrivant du futur, ils sèment quelques cailloux et beaucoup d’impressions et d’émotions. L’incarnation et les questions qu’elle soulève, sur une scène comme dans l’existence, est ici puissamment présente. Et L’Enfant que j’ai connu, pièce dans laquelle Julien Fisera se lance main dans la main avec l’actrice Anne Rotger à l’assaut et à la découverte d’un texte d’Alice Zeniter penché sur une mère dont le fils a été tué par la police du côté d’une manifestation. Une mise en scène où espace, mental et physique, rage et questionnements surgissent par touches fines.
Visuel à la une: © Alan Thiebault