
La Veilleuse, Cabaret holographique : un ballet d’hologrammes où l’absence danse avec les émotions
Dans le cadre du Festival Les Singulier.es, le Cenquatre accueillait la création fantasmagorique de Valentine Losseau et Raphaël Navarro, intitulée La Veilleuse, Cabaret holographique. Mariant poésie et virtualité, performance et absence, cette création irréelle et métaphorique abreuve les spectateurs d’émotions tout aussi réelles que captivantes !
Créée et présentée pour la première fois au Théâtre de la Madeleine de Troyes le 19 septembre 2020, La Veilleuse, Cabaret holographique, invite les fantômes à danser, dans un ballet évanescent, dont la virtualité n’amoindrit aucunement la puissance émotionnelle. La veilleuse, fille de l’ombre et de la lumière, matérialise le lien ténu entre les spectres et les artistes, le silence et l’effervescence, le rêve et la réalité. Fil rouge incandescent de ce cabaret imaginaire, cette lueur, tout aussi timide qu’obstinée, est le témoin d’un défilé de créations à la croisée des arts, façonnant des expressions aussi subtiles qu’insoupçonnées. Transformant les contraintes en un nouveau champ des possibles, ce spectacle hybride vient défier l’impossible, au rythme d’une énergie créatrice qui ne cesse de se réinventer.
La veilleuse, gardienne des fantômes du théâtre
En mettant en scène des hologrammes de lumière, défiant les lois de la physique et la mécanique du temps, Valentine Losseau et Raphaël Navarro viennent interroger l’auditoire sur le sentiment mystérieux de la « présence ». Ce cabaret, à la croisée du cinéma et du spectacle vivant, tire son nom et son inspiration, de la “servante”, cette veilleuse des plateaux de théâtre. Une fois les répétitions terminées, le dernier acteur doit garder allumée cette petite ampoule pour attirer les fantômes peuplant le théâtre. De cette manière, les spectres peuvent venir jouer sans troubler les acteurs, délimitant les frontières entre le monde des esprits et celui des vivants. Toutefois, lors du confinement, les artistes ayant déserté les plateaux dans la précipitation, cette veilleuse est restée allumée, à Broadway comme dans les théâtres parisiens. Lueur d’espoir, métaphore de la présence des disparus, cette « ghost light » exprime tout à la fois la présence et l’absence.
Ce cabaret pour fantômes réussit à évoquer avec brio l’absence, par la présence des spectres, à exprimer le vide des plateaux de théâtre. Instillant une atmosphère magique, cette sensation réelle de l’impossible nous captive tout autant qu’une performance de comédiens en chair et en os. Si ce n’est plus. Si on ne peut a fortiori dire que la performance est réelle, les émotions qu’elles suscitent en nous sont intactes, tout aussi authentiques et puissantes que si les acteurs se tenaient devant nous, dans leur matérialité corporelle. En plus de nous émouvoir et de nous transporter dans l’imaginaire, cette création apparaît comme un joli pied de nez aux contraintes de jauge numérique et aux difficultés d’accès à la culture.
Un ballet évanescent où l’absence dansent avec le temps
Dans l’obscurité apparaît un hologramme en costume rose. D’une réalité déconcertante, nous pourrions croire que le magicien Yann Frisch est devant nous, en chair et en os. S’il semble ne pas vouloir duper l’auditoire, en se moquant du léger décalage qu’implique la technologie holographique, l’image de son avatar est tous aussi bluffante que les tours de magie qu’il nous propose. Sous le regard des yeux pâles de la veilleuse, la danseuse Kaori Ito lui succède, avec une chorégraphie où elle paraît danser avec le passé, enveloppée dans les effluves brumeuses des instants d’avant. À la manière d’une chronophotographie, nous avons l’impression qu’elle valse avec une infinité de silhouettes fumeuses, qui ne sont que les esquisses de ses mouvements antérieurs. À ce ballet de fumée, chorégraphie fantomatique, se substitue la voix de Yaël Naim, dont l’ombre et la voix se démultiplient, donnant à voir et à entendre des étreintes vaporeuses et des timbres innombrables. La musique et les corps lévitent avec la même légèreté dans cette chorale pour une seule femme.
S’enfonçant dans l’imaginaire, Yoshi Oida rejoint la danseuse pour nous plonger dans un conte japonais, où les corps s’opposent et se juxtaposent les fantômes transperçant les vivants. Apparition, suspension, disparition : la silhouette de Lou Doillon clignote au rythme d’un pendule de lumière, ondulant comme sa voix dans l’air de la salle. Son évaporation laisse place à la cheffe d’orchestre Laurence Equilbey, dirigeant le baryton Anas Séguin et la soprano Chiara Skerath, du bout de sa baguette, d’où s’échappent des poussières d’étoiles. Sur la toile se dessine des esquisses blanches, imageant les mimes de Dominique Boivin, pour des hommages tout en geste et en finesse à Barbara et à Aznavour. Ces ébauches se tendent pour former les lignes d’une partition où les notes sont des visages lyriques, tandis que des oiseaux se posent sur ces câbles musicaux. Le duo Birds on a Wire, formé de Dom la Nena et Rosemary Standley, finit de nous conforter dans l’idée que derrière ces hologrammes palpitent des cœurs battants. Dans cet étrange cabaret, l’absence est devenue peuple, le silence s’est transformé en chœur, la gravité a disparu et le temps s’est arrêté.
Un (ré)invention onirique défiant la censure
Créant un espace intermédiaire entre cinéma et spectacle vivant, cette création hybride met en lumière leur raison d’être commune : faire le noir pour raconter des histoires. Si ce spectacle témoigne de la pertinence et de l’alliage de différents médiums artistiques, il est également une preuve de la résilience de l’énergie créative, faisant fi des contraintes. La fermeture des théâtres pendant les confinements successifs a conduit Valentine Losseau et Raphaël Navarro, comme bien d’autres, à s’interroger sur les conséquences de ces contraintes sur le spectacle vivant. Si la pandémie est bien évidemment un événement inédit, de nombreux cas de censure et de fermeture des théâtres ont jalonné l’Histoire.
La fermeture de la Comédie Française est tout à la fois un cas emblématique de censure et un témoignage de la résilience de la création théâtrale. En effet, les multiples contraintes imposées par l’État aux comédiens, les ont amenés à réinventer leurs modes d’expression pour détourner ces obstacles. Ainsi, à l’interdiction de jouer dans les salles de théâtres, les acteurs ont répondu en jouant dans les rues, sur des plateaux minuscules, faits de bric et de broc. Lorsque l’État leur a interdit de raconter des histoires, ils ont développé le cabaret, les numéros se succédant sans trame narrative apparente. Lorsque les dialogues furent interdits, ils développèrent les surtitrages et les mimes. Resserrant davantage l’étau, l’État n’autorisa plus aucun acteur à jouer quoi que ce soit : les comédiens utilisèrent alors des marionnettes. Et enfin, lorsque toute voix fut refusée à tout artiste et à tout personnage, les derniers défenseurs du théâtre firent chanter et parler le public à leur place.
Cet exemple historique et la pandémie contemporaine, a inspiré et nourri cette création, qui se veut une réinvention des médiums artistiques. Défiant les contraintes, elle exprime la nécessité et la résilience de l’expression théâtrale, dénonçant la censure tout en la détournant, se réinventant dans les interstices. Et même plus, ne peut-on pas concevoir que c’est bien « parce que la forme est contraignante, [que] l’idée jaillit plus intense » ? Dans une lettre du 19 février 1860, adressée à Armand Fraisse, un certain Charles Baudelaire faisant remarquer : « Avez-vous observé qu’un morceau de ciel aperçu par un soupirail, ou entre deux cheminées, deux rochers, ou par une arcade, donnait une idée plus profonde de l’infini que le grand panorama vu du haut d’une montagne ? ».
Distribution de La Veilleuse, Cabaret holographique
Écriture, magie, mise en scène : Valentine Losseau et Raphaël Navarro – Cie 14:20
Avec : Birds on a wire (Dom la Nena et Rosemary Standley), Lou Doillon, Laurence Equilbey, avec Anas Séguin (baryton) et Chiara Skerath (soprano), Yann Frisch, Kaori Ito, Yaël Naim et Yoshi Oida, Dominique Boivin, Les Vibrants Défricheurs
© Visuel – Affiche du spectacle La Veilleuse, Cabaret holographique