Jeune Public
Le verso des images : un jeune public visuel et poétique

Le verso des images : un jeune public visuel et poétique

30 March 2023 | PAR Thomas Cepitelli

Conçue autour de la vie Louis Braille, pour un public voyant et non-voyant, la nouvelle création de l’atelier hors champs émeut autant qu’elle instruit. 

Une histoire de l’ouïe

Un tableau noir ouvre et clôt le spectacle. Un outrenoir à la Soulages où chacun-e projette son regard, ses peurs, ses attentes, ses espoirs. Un noir comme un cri pour faire reculer les ténèbres, celles qui avancent, entre autres, dans l’œil de Louis Braille. 

De “A” comme accident à “N” comme nuit noire en passant par “E” comme espoir, le texte égrène un abécédaire qui nous conduit dans sa vie. “L’histoire” de l’inventeur de l’alphabet qui porte son nom est bouleversante. C’est celle d’un jeune enfant qui perd la vue suite à un accident dans l’atelier de cuir de son père. Celle d’un pensionnaire vivant dans une institution pour jeunes aveugles où il est mal traité et où il croule sous un travail harassant. Mais c’est aussi celle d’un adolescent puis d’un jeune homme qui a décidé de transmettre le savoir et d’inventer un système pour ce faire, coûte que coûte et malgré tous les obstacles que l’on mettra sur sa route. Comment faire lire ces copensionnaires aveugles ? Comment leur faire aimer la géographie ? Leur faire jouer de la musique en déchiffrant une partition ? 

De cette histoire, Pascale Nandillon et Frédéric Tétart tirent un texte qui tend vers le Poème théâtral et musical. Il se fait partition vocale, visuelle et musicale. On pense beaucoup au travail de Heiner Goebbels par exemple. La partie musicale est l’une des grandes réussites du spectacle. Que ce soit par l’interprétation au violon, au plateau ou dans la musique enregistrée qui se diffuse tout au long du spectacle, elle se fait écho et écrin pour les deux comédiennes. Nos sens se troublent et dialoguent. Ils apprécient à la fois séparément et ensemble les différentes stimulations proposées dans le spectacle. 

Une histoire de regard

Il n’est pas ici, à proprement parler, question de théâtre documentaire, mais bel et bien d’un théâtre documenté. En effet, on sent la création nourrie de lectures, de réflexions, d’échanges avec des non-voyant-e-s. Ce n’est pas sentencieux ou descendant, jamais condescendant. Un passage, en guise d’exemple, la petite conférence sur les différentes écritures inventées pour que les non-voyant-e-s puissent lire. Il faut tout le talent des deux comédiennes pour faire de cet exercice un moment tendre, amusant et instructif. Sophie Pernette se glisse tour à tour dans les rôles les plus divers (une mère attentive, un directeur d’institution terrible avec ses pensionnaires) avec une aisance qui force le respect. Aglaé Bondon joue Louis Braille à tous les âges. Et l’on voit son corps et sa voix évoluer sous nos yeux. C’est stupéfiant. 

La scénographie tient de l’atelier et du cabinet de curiosités. Sur un table-presque un autel pour une cérémonie mystérieuse (celle du théâtre ?) : une pile de nappes brodées, un buste blanc, des cadres vides, un jeu de puissance quatre, un vase transparent. Tout est question ici de lignes de fuite comme autant de perspectives (Daniel Arasse et à son On y voit rien ne sont pas loin), de pleins et de vides, de surface de projections. 

Parler du regard au théâtre est en soi un acte poétique et politique. Du theatron antique, que nous  reste-t-il ? En nous mettant face à un personnage non-voyant, le spectacle nous renvoie à nos propres perceptions. Qu’est-ce que voir ? Quoi regarder ? À quel(s) sens confier le soin de “voir” un spectacle ? C’est vertigineux de poésie, de tendresse et d’intelligence. Et l’histoire de Braille devient notre histoire. Celle d’un regard porté sur le monde, non pas tant par les yeux que par la croyance indéfectible en la connaissance, en l’art et dans le collectif.

Avec cette forme pour jeune et moins jeune public, Pascale Nandillon et Frédéric Tétart creusent encore le sillon d’un théâtre singulier et sensible en un mot : nécessaire. 

Du 19 au 21 avril à 14h30 et le 22 avril à 16h – Théâtre de l’Echangeur (Bagnolet)

à partir de 9 ans pour voyant-e-s et non-voyant-e-s 

Visuel : © Agathe Pommerat 

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Thomas Cepitelli

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