Trisha Brown continue de défier l’apesanteur
Trisha Brown ouvre la saison à Chaillot avec un programme ambitieux, composé de deux reprises et deux créations. Des vidéos de ses performances passées sont diffusées avant les représentations dans le Grand Foyer et le Sous-Foyer.
Quand Trisha Brown débarque à New York en 1961, le chaudron artistique y bout à plein, au point de dissiper les frontières entre les disciplines traditionnelles. Trisha Brown tire pour sa part la danse vers le théâtre, tout en explorant le territoire de sa ville : les pièces de cette époque restent indissociables des toits et des immeubles du quartier de Soho où elle résidait alors.
La reprise du solo Watermotor (1978), qui ouvre la soirée, est avant tout émouvante par la confusion des genres qu’elle pose : basé sur l’improvisation, ce solo était au moment de sa création une émanation de Trisha Brown. Le travail de reprise a consisté à le transmettre dans sa forme articulée au danseur Neal Beasley, avec toute l’ambiguïté que ce changement de genre lui confère. Point d’artifice ici, le dispositif scénique est réduit au danseur, qui prend possession du plateau à travers une suite de circonvolutions déhanchées.
La première européenne de Les Yeux et l’âme démarre avec l’arrivée sur scène de deux danseuses suspendues dans les airs par des filins. En toile de fond, un dessin de Trisha Brown sert de décor. Quand elles commencent à évoluer dans les airs, la magie opère, portées qu’elles sont par la grâce et une légèreté toute spirituelle. L’entrée en scène des autres danseurs revient ancrer la danse au sol, tandis que les premières continuent de se toucher et se croiser dans le fond de la scène, sens dessous dessus, alter ego aériennes de leurs homologues terrestres en prises avec les figures imposées du menuet revisité.
Opal Loop (1980) était le fruit d’une collaboration avec l’artiste japonaise Fujiko Nakaya, qui s’efforçait à l’époque de dompter les éléments en sculptant le brouillard. Le rideau se lève sur une nappe de brume humide devant laquelle quatre danseurs viennent s’interposer, prenant possession de l’avant-scène. Ils tournoient, lancent les bras, enchaînent les rotations, semblant perdus et isolés au point d’évoquer de petits insectes battant des ailes dans la semi-obscurité. Pourtant, l’éclairage minéral et direct n’a rien de bucolique, et la fumée qui continue de s’élever en colonnes rappelle soudain une autre image indissociable de New York, celle des bouches d’aération de fortune qui s’échappent du subway.
C’est peut-être encore à New York que Trisha Brown a emprunté le décor de la dernière pièce, présentée ici dans sa première mondiale : I’m going to toss my arms ; if you catch them, they’re yours. Cette fois, un agglomérat de souffleries circulaires rappelle les immenses ventilateurs fichés sur les terrasses des buildings de la ville. Les huit danseurs entrent tour à tour, leurs mouvements masqués par un costume qui tient à la fois de la camisole de force, avec son jabot plissé à l’avant, et du kimono avec son entrejambes fluide. Un costume qui semble les entraver, et dont ils essaient peu à peu de se dégager pour le jeter devant les ventilateurs. Quand Elena Demyanenko se retrouve en maillot de bain rouge passion, il est clair qu’elle a atteint son but : la libération est en marche.
Pourtant, en songeant par exemple à Parades, de la chorégraphe Anna Halprin qui a tant influencé Trisha Brown, l’on se prend à regretter que l’émancipation des corps et des mouvements ne soit pas plus franche. Resteront en mémoire le puissant répertoire gestuel de Trisha Brown, qui a fait tant d’émules, et quelques éclats d’apesanteur volés à la gravité.
Géraldine Bretault
Visuel : © Julieta Cervantès