Salut au festival Pharenheit avec ses mots, avec ses gestes
Clap de fin pour le rendez-vous annuel programmé par le Centre chorégraphique national du Havre. On y a beaucoup remarqué les toutes nouvelles pièces parlées de Claire Laureau/Nicolas Chaigneau, ou de Thibaud Croisy, brouillant les limites entre paroles et gestes.
Le lieu où dénicher des perles
Ne pas négliger les festivals de second cercle. Fin 2021, la chorégraphe Emmanuelle Vo-Dinh terminera sa mission à la tête du Centre chorégraphique national du Havre. Lui succèdera en poste l’artiste de hip-hop Fouad Boussouf. La direction sortante avait notamment créé le festival Pharenheit. Son ultime édition, la neuvième, est juste en train de se conclure, après un report en été pour cause de covid.
« La diffusion de la danse contemporaine est très limitée en ville et sur le territoire. Heureusement plusieurs compagnies sont apparues ces dernières années. Mais en arrivant, je ne me voyais pas à être la seule à montrer ici mes créations », explique Emmanuelle Vo-Dinh pour justifier d’avoir alors créé Pharenheit. Le CCN lui attribue 120 000 euros, part dominante du budget de la manifestation, en puisant dans ses dotations propres, qui n’ont rien de mirobolantes par ailleurs. Modeste, d’autant précieux, Pharenheit est, par excellence, le lieu où dénicher des perles, cultiver des fidélités artistiques, nouer des collaborations sur le territoire environnant. Oser, pas mal.
Tout débutait cette année par l’accueil, avec le Volcan scène nationale à grand plateau, de la pièce Les Vagues, de Noé Soulier, dorénavant directeur du CNDC d’Angers ; une pièce qui embrasse et transporte la prosodie de la langue même de Virginia Woolf. Le texte et la danse. Un certain ton était donné, alors qu’on découvrait le même soir le spectacle Les Galets au Tilleul sont plus petits qu’au Havre (ce qui rend la baignade bien plus agréable). Il s’agissait là de la seconde pièce de Claire Laureau et Nicolas Chaigneau.
La précédente, Les déclinaisons de la Navarre, avait fait un malheur dans tout l’Hexagone. Or cette paire est basée au Havre. Et le Tilleul dont ils nous parlent est une plage située à proximité de la sous-préfecture normande. Pourquoi comparer la taille de galets ? Parce que toute la pièce égrène des bribes de conversation, sur un peu tout et n’importe quoi, telles qu’on les imaginerait entre potes autour d’une table.
Pour le coup, les deux chorégraphes sur scène sont rejoints par deux autres partenaires, et on remarque tout de suite que les chaises où ils s’asseoient forment des alignements discontinus, en quinconce, avec angles et brisures. C’est un peu à l’image du niveau des échanges, où vont se multiplier les embardées des discours, les associations d’idées incongrues, les prises de bec parfois, les atermoiements du sens, les ellipses hasardeuses, les digressions incontrôlées.
La frontière éculée entre théâtre et danse
Tout cela puise tellement au registre des usages communs de la langue, qu’on pourrait croire d’abord à un pur spectacle comique, où le spectateur rit de se reconnaître dans sa propre caricature. Au reste, on rit pas mal aux Galets du tilleul, riche en absurdité, en chamailleries et trucs loufoques. Mais il se passe tout autre chose en fait. Remarquons-le au passage : Claire Laureau et Nicolas Chaigneau, auteurs-performeurs d’une pièce toute portée par le discours, se sont intégralement formés et développés en artistes de la danse. Non du théâtre.
Depuis cette position, c’est le régime même du discours qu’ils dynamitent de l’intérieur. Quand ce registre du discours paraît tout accaparer du sens, tout se joue en fait en le traversant, le déplaçant, en se situant avec et à côté, mais jamais sous son régime. On est alors tenu en haleine par une musicalité des silences, des relances, des laps et relaps, des suspensions, d’un texte tenseur, dont le sens apparent (et souvent dérisoire) importe peu, bien moins en tout cas que ce qui se joue en gestes, en saisies et ressaisies, mimiques, relâchements, redressements, chorégraphie minutieuse des physionomies, rapprochements, prises de distance.
À ce jeu expert, étourdissant, très exact, c’est la frontière éculée entre théâtre et danse qui est dynamitée, et déchiré tout le tissu de lieux communs qui s’en tiennent, paresseusement, à séparer les ordres du discours parlé d’une part, et des gestes d’autre part, voire prétendent en hiérarchiser les niveaux d’impact. Formidablement conduite, voilà une entreprise très oxygénante.
Une écoute dansante
Thibaud Croisy apparaissait au programme juste après. Lui aussi avec un titre interminable, et ça n’est peut-être pas un hasard : D’où vient ce désir partagé par tant d’hommes, qui les pousse à aller voir ce qu’il y a au fond d’un trou ? Apparue furtivement entre deux confinements, il n’est pas sûr, hélas, que sa relance au Havre suffise à en faire une rescapée du covid. Elle le mériterait pourtant amplement, elle aussi dans la position énigmatique d’une pièce intégralement parlée, dont l’auteur-interprète s’attire pour autant l’attention de tout un secteur de l’art chorégraphique.
Au reste, le texte écrit par Croisy traite massivement du corps, en imaginant les amours entre, d’une part, un criminologue, d’autre part une médecin légiste. Tous deux approchent le crime. L’un travaille en statistiques et en hypothèses. L’autre dissèque et met les mains dans la chair. Thibaud Croisy écrit vite, des textes pleins de vivacité, virevoltants et impertinents. On y prête volontiers une écoute dansante.
Pour autant, le maniement des paradoxes, l’aménagement de chausse-trappes du sens, la suggestion de glissements assez diaboliques, nous met, spectateurs, aux prises imaginaires avec un affolement charnel, à l’érotisme provocateur, incongru, non complaisant. Il y a du sang au fond du trou. Comment situer l’écoute, entre élégance des tournures, frémissements charnels, et envahissements gore ? Thibaud Croisy porte son art oratoire au cœur (au bord) d’une impressionnante scénographie, imaginée par Sallahdyn Khatir, faite de verre pilé, acéré autant que miroitant. Le performeur y dit aussi bien le point de vue masculin que féminin.
Pour autant, c’est une danseuse, Sophie Demeyer, qui, sans recourir au mot, vient polariser tout un potentiel de projection imaginaire, par sa seule présence. Tout serait donc question d’aspiration du sens par les sens, dans l’espace… Question de danse ?
Visuels : 1 © Wilfried Lamotte
2 et Une © Martin Argyroglo