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Gaëlle Bourges “Je m’arrête toujours au 19ème, je ne vais pas au-delà”

Gaëlle Bourges “Je m’arrête toujours au 19ème, je ne vais pas au-delà”

20 November 2017 | PAR Amelie Blaustein Niddam

Ce mercredi, le Théâtre de la Ville accueille la première parisienne de la dernière création de Gaëlle Bourges, Conjurer la peur. Nous avons rencontré la chorégraphe à la Comédie de Valence, en octobre, lors d’un stage à l’attention des amateurs, autour de cette pièce. Rencontre

Quelle est votre place à la Comédie de Valence? Etes-vous artiste associée ?

Je n’ai pas de fonction particulière : je suis invitée à faire partie du collectif d’artistes. Il n’y a pas de cahier des charges particulier, tout dépend un peu de chaque artiste. Ma fonction consiste déjà à montrer le travail que je fais ici, pour être programmée, ce qui a été le cas avec Conjurer la peur. J’ai également d’autres pièces qui vont être programmées ici, dans le cadre de l’association. Nous sommes douze dans ce collectif, je crois, donc assez nombreux. Il y a  Richard Brunel, Samuel Achache, Mathurin Bolze, Jeanne Candel; Caroline Guiela Nguyen, Julien Guiomar, Norah Krief, Eric Massé, Lucie Rébéré, Julie Rossello-Rochet, Catherine Ailloud-Nicolas.  La volonté de Richard Brunel, le directeur du centre national dramatique de Valence, était de partager son outil de travail avec d’autres artistes.

Est-ce qu’il y a une idée de travailler vraiment en collectif, les uns avec les autres ?

Ils ont fait des choses ensemble, oui. Me concernant, il y a dans l’air de faire quelque chose ensemble, mais pas tous ensemble parce qu’on est trop nombreux. On a tous des agendas déjà assez pris. Il s’agit plutôt d’inventer des formes à deux ou trois, de voir ce qui est possible de faire. .

Vous semblez assez passionnée par le Moyen-âge, et l’histoire de l’art au Moyen-âge. Pourquoi ?

Pas spécialement le Moyen-âge, mais l’art ancien. C’est un hasard quand certaines pièces du Moyen-âge m’attirent. J’ai aussi fait Lascaux, une pièce sur la découverte de Lascaux. Dans La belle différence par exemple il y a avait des nus du 15ème jusqu’au 19ème. Je m’arrête toujours au 19ème, je ne vais pas au-delà.

Vous vous percevez comme une chorégraphe historienne ?

Non. J’aime bien l’art contemporain, mais c’est plus difficile pour moi d’imaginer une pièce à partir de l’art contemporain, pour l’instant en tout cas. Quand je m’intéresse à l’histoire des représentations, j’aime bien travailler sur des tableaux anciens car ils sont pleins d’histoire. Ça m’intéresse donc de les analyser et de les étudier pour un spectacle, et pour plonger dans l’histoire, pour que les corps figurés racontent la façon dont ils sont représentés.

Vous n’avez pas une volonté de réactiver le tableau, mais de dénoncer des choses, d’éclairer l’actualité d’aujourd’hui avec des éléments plus anciens. C’est une œuvre plutôt politique, donc. 

Pas une volonté de dénoncer non, ce n’est pas du tout comme ça que je ressens les choses. Le politique et l’actualité politique m’intéressent, je lis les journaux, je vote. Les questions politiques me passionnent assez donc forcément, ça transparaît dans mon travail. Mais je n’ai pas la volonté de faire un travail politique comme c’est le cas pour certains autres artistes, comme la chorégraphe sud-africaine Robin Orlyn. Elle, elle fait de façon évidente des pièces politiques. Moi c’est plutôt en filigrane : les représentations à l’œuvre dans les tableaux ou tapisseries ou autres œuvres qui m’intéressent sont aussi du politique. Le fait qu’il y ait plein de femmes nues dans l’histoire de l’art, par exemple, c’est une forme politique qui a été établie il y a longtemps : les hommes ont le pouvoir et sont les artistes, et les femmes, qui n’ont pas accès à ça, sont plus souvent du côté des modèles. Ce n’est pas moi qui pose ces représentations, elles sont posées par les artistes qui ont fait les œuvres. Moi je les ressaisis et je les contextualise avec l’époque contemporaine.

Comment travaillez-vous ? Vous voyez une tapisserie et vous vous direz celle-là je vais la réactiver et la mettre en mouvement, ou est-ce que vous avez l’idée d’un thème et choisissez l’œuvre en fonction ?

Un peu les deux. Souvent ce sont des choses que je connais déjà qui reviennent à la porte de mon cerveau parce que la question qui m’occupe à un moment donné croise l’œuvre en question, qui est pourtant ancienne. Par exemple, je savais que j’allais faire une pièce au moment des élections présidentielles, en mars 2017 – ça me faisait un peu rigoler, le hasard du calendrier –, et je suis tombée en même temps sur le livre de Patrick Boucheron, Conjurer la peur. Je connaissais déjà la fresque de Sienne, que j’avais complètement oubliée. Je l’avais vue il y a très longtemps, elle m’est revenue quand j’ai découvert le livre sur l’étagère d’un ami, et quand j’ai décidé de créer ma prochaine pièce en mars 2017. Donc ce sont plus des coïncidences heureuses. Je saisis au vol une des œuvres qui sont dans mon imaginaire, en train de dormir.

Aujourd’hui vous animez un atelier, où vous travaillez sur un élément de ce spectacle, Conjurer la peur. Travailler avec des amateurs, est-ce que c’est quelque chose que vous faites habituellement ? Quelle place ont-ils dans vos spectacles ? Est-ce que vous pouvez trouver un danseur, un interprète, comme ça dans un stage ou un atelier ?

Oui, ça m’est arrivé. Dans Conjurer la peur il y a deux personnes que j’ai croisées dans un atelier d’une saison, de septembre à juin. J’ai travaillé avec des étudiants de Poitiers, dans le cadre d’une commande de création : chaque année la fac de Poitiers invite un chorégraphe qui va être programmé au festival A Corps, pour diriger l’atelier de création chorégraphique avec des étudiants du SUAPS et une enseignante de la fac, une nana super qui est prof d’EPS et qui est passionnée de danse. C’est elle qui a créé le festival A Corps il y a très longtemps en collaboration avec le TAP. C’est vraiment une ville où il y a beaucoup de jeunes danseurs, parce qu’elle donne des ateliers de danse toute l’année et invite des chorégraphes tous les ans depuis environ vingt ans. Il y a deux ans, c’est moi qu’elle a invitée parce que Mon seul désir était programmé. Lors de cet atelier j’ai rencontré plein d’étudiants supers, ils étaient tous supers d’ailleurs, et j’ai proposé à deux d’être dans Conjurer la peur, et à deux autres d’être dans ma prochaine création. Donc il y a quatre étudiants qui débarquent dans mon travail sans être danseurs professionnels.

C’est quoi la différence de matériaux ? Vous travaillez différemment avec eux ?

En général ce sont des gens qui ont une pratique de la scène ou de la performance. Ce sont donc des amateurs au sens où ce n’est pas leur métier d’être danseur. Mais ils sont tous formés dans une technique particulière, qui n’est pas forcément la danse. Ce qui m’intéresse, car ce sont d’autres manières de bouger et de penser le mouvement, et donc ça donne des pratiques hétéroclites.

Quelles sont les interactions entre les pros et les non-pros ?

Ca se passe assez bien en général. Ce n’est pas toujours facile de s’accorder. Les danseurs qui ne sont pas professionnels acquièrent un savoir-faire du fait de travailler sur un projet comme Conjurer la peur. Au bout de huit semaines on peut dire qu’ils sont des jeunes danseurs professionnels, puisqu’ils gagnent de l’argent en faisant ça et leur savoir-faire s’accroît au fur et à mesure des dates. On est tous, à un moment donné, jeune journaliste, jeune danseur, même si on est vieux. Il s’agit juste de faire confiance à quelqu’un pour qu’il développe son propre savoir-faire au contact d’autres. La chose qui est plus difficile, c’est que les danseurs professionnels ont beaucoup l’habitude de compter, ce qui n’est pas forcément bien d’ailleurs, mais on a l’habitude de compter les choses parfois de manière académique et binaire, et les gens qui n’ont pas l’habitude des cours de danse ne comptent pas la musique comme ça, ou ne la comptent pas avec des chiffres comme on le fait en danse mais la ressentent, car tout le monde a un sens du rythme. Et du coup c’est un peu hirsute pour eux d’avoir à compter des temps, et quelques fois il y a des incompréhensions parce que certains comptent, d’autres ne comptent pas, ou ne comptent pas comme les danseurs comptent. Ce n’est pas que quelqu’un a tort ou a raison, mais du coup il y a des ajustements à faire, donc des énervements aussi. On pense toujours que c’est la faute de l’autre qui a raté le compte alors qu’en fait c’est juste que quand on travaille avec des gens qui ne sont pas professionnels en danse, il faut accepter d’être délogé de ce que l’on connaît. De faire autrement, de trouver un moyen pour que les gens arrivent à danser ensemble. Ca prend du temps, mais on y arrive. En plus les gens qui travaillent avec moi savent que j’aime bien les mélanges de gens, ce n’est pas comme si je leur imposait tout d’un coup de travailler ensemble. Dans mes premiers travaux on était deux danseuses professionnelles, mais dans la troisième pièce que j’ai faite il y avait déjà un comédien qui n’avait jamais dansé. Et après j’ai toujours fait des pièces avec des gens qui n’étaient pas danseurs professionnels, qui étaient comédiens, performeurs, contorsionnistes. Après, il y a des danseurs professionnels dans l’équipe. Mais c’est un mélange de tout.

Vous mélangez les genres aussi, pas que les gens. Est-ce qu’on peut vous qualifier de plasticienne ?

Non, je ne l’entends pas comme ça. Comme je m’intéresse aux arts plastiques il y a évidemment une dimension plastique dans mon travail. J’essaie d’évoquer plutôt que d’actionner, puisque l’on n’est jamais la fresque pour de vrai. On le pourrait, on pourrait travailler avec des projections vidéo, faire des choses beaucoup plus élaborées. Mon travail, c’est plutôt une évocation de ma vision de l’œuvre, plus que l’œuvre elle-même. Je travaille avec des matériaux qui ne sont pas très nobles, dans Lascaux j’utilise des cartons, des feutres, dans Conjurer la peur de la bâche plastique et des praticables. La question, c’est plutôt comment évoquer des œuvres importantes dans l’histoire de l’art, qui ont marqué quelque chose dans l’histoire de l’humanité. J’aime m’atteler à des choses qui marquent l’histoire, que ce soit par leur beauté, leur côté politique, ou leur rupture avec l’histoire de l’art.

En parlant de monuments culturels, votre spectacle présenté à Avignon cet été va-t-il rester une pièce d’une demi-heure, ou va-t-il se développer ?

Non, c’est une performance d’une demi-heure, on l’a déjà jouée ailleurs, à Rome, à Château-Thierry.

Comment ce spectacle sur le Mont-Ventoux, la montagne du coin à Avignon, a-t-il été perçu à Rome ?

Pétrarque est italien, tout le monde le connaît là-bas. A Château-Thierry en Picardie, c’est sûr qu’il n’y a pas le Mont-Ventoux juste à côté, mais on crée un paysage sur scène. Même s’il on ne connaît pas le paysage en vrai, on voit un paysage se déployer sur le plateau donc il se passe quelque chose pour les gens qui regardent. Donc ça marche. Les gens ne connaissent pas forcément Pétrarque et Laure, mais on leur raconte l’histoire. C’est l’histoire d’amour entre un poète, dans mon travail une poétesse, et sa muse, ce qui raconte quelque chose à tout le monde, que ça se passe au Mont-Ventoux ou à Bruxelles.

A Avignon il y avait un côté hyper figuratif, qui n’est pas forcément ce que vous recherchez. Les gens connaissaient la montagne, et le nuage au dessus.

Ca marche bien pour ceux qui connaissent, et ça marche autrement pour ceux qui ne connaissent pas, mais ils voient quand même une montagne grâce à l’échelle de Gwendoline, et la fumée qui représente les nuages. Ca marche, car tout le monde sait à quoi ressemble une montagne. Même s’ils ne connaissent pas le Mont-Ventoux, je lis une description Wikipedia au début. Le décor est vraiment placé, et nous n’avons plus qu’à le créer avec des éléments simples, une échelle, une bouilloire, et des gestes simples.

Vous avez laissé entendre que vous aviez un nouveau projet en préparation : qu’est-ce que c’est ?

J’en ai plusieurs. Je viens de créer la version jeune public de Lascaux, qui s’appelle Revoir Lascaux. On l’a présentée la semaine dernière à Château-Thierry, au festival C’est comme ça, et qui sera au Théâtre de la ville en avril prochain. J’ai adapté la version adulte pour le jeune public, en se focalisant plus sur la découverte de la grotte par les quatre adolescents. C’est le même circuit avec les mêmes projections d’animaux, mais j’ai réécris le texte pour les enfants. Ça marche pas mal, on a déjà joué trois fois, les enfants sont absolument fascinés, ils viennent voir les bêtes à la fin, les animaux en plastique, on leur explique les iPhones, etc. Et là je crée une autre pièce jeune public, c’est un hasard, une commande du CCN de Tours où je suis artiste associée avec Thomas Lebrun. Avant que Revoir Lascaux soit en marche, Thomas Lebrun m’avait commandé au printemps dernier une pièce jeune public à partir de 6 ans, CP-5ème. Il m’a demandé de travailler avec l’histoire de l’art encore, ce qui n’est pas évident avec les enfants, ça peut paraître un peu ardu. J’ai eu l’idée de prendre un tableau que j’aime beaucoup au Musée des Beaux Arts de Tours justement, pour que les enfants puissent travailler avec leur enseignant avant le spectacle, une scène de bain, avec du nu. On ne sera pas nus nous, c’est des poupées qui le seront. On va évoquer la scène de bain avec des poupées qu’on va mettre nues. Le tableau, c’est Diane au bain, d’après, et pas de, François Clouet. J’ai également eu une autre demande pour travailler sur un tableau qui est au Louvre-Lens parce que le Vivat Armentières est aussi partenaire du spectacle. La directrice du Vivat avait envie en que je prenne un autre tableau plus proche de chez elle. Il y a une Suzanne au bain, qui est magnifique, au Louvre-Lens, qui n’est pas très loin de Lille. Il y aura donc deux scènes de bain dans le même spectacle, et trois performeuses. Moi je ne suis pas sur le plateau, pour une fois. Trois performeuses vont donc reconstituer les scènes de bain sur des praticables encore, parce que j’adore les tables. Ça sera pour janvier 2018, on crée à Tours. Et la prochaine pièce pour adulte, ce sera sur la Teinture de l’Apocalypse d’Angers, en octobre 2018 au CNDC d’Angers, au Quai. 

Visuel : Comédie de Valence

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Amelie Blaustein Niddam
C'est après avoir étudié le management interculturel à Sciences-Po Aix-en-Provence, et obtenu le titre de Docteur en Histoire, qu'Amélie s'est engagée au service du spectacle vivant contemporain d'abord comme chargée de diffusion puis aujourd'hui comme journaliste ( carte de presse 116715) et rédactrice en chef adjointe auprès de Toute La Culture. Son terrain de jeu est centré sur le théâtre, la danse et la performance. [email protected]

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