Pas assez suédois ! L’invitation au voyage du Ballet de Lorraine
Quatre pièces inspirées du répertoire du ballet scandinave qui a enchanté le théâtre des Champs Elysées entre 1920 et 1925. Un peu plus qu’un hommage, un peu moins qu’une carte blanche.
Sur le papier, chacun des chorégraphes était libre de gambader où il/elle le souhaitait. À partir d’archives et autres documentations sélectionnées au Dansmuseet de Stockholm par Petter Jacobsson, instigateur de l’aventure et directeur général du CNN- Ballet de Lorraine. Une fois répartis les danseurs de la compagnie sur chacune des quatre pièces, le territoire spécifique de l’épopée menée par Jean Börlin dans le Paris des années 1920 s’éclaire de mille facettes.
Avec Fugitive archives, pièce pour huit danseuses, Latifa Laâbissi (« Quand tombe la nuit », Brest 2021) relance son ballet d’hyper sororité dans la modernité des années 1920. Le geste désarticulé, les gestes sexualisés évoquent la prégnance de l’objet animé et mécanique qui prend le dessus sur le sujet. Le grotesque devient une forme de résistance, l’anatomie tout en insistant sur le développé trace et retrace le parcours d’une humanité qui revient à l’origine. Et semble vouloir retrouver l’émotion qui pouvait saisir le public des Champs Elysées face aux créations inspirées de Börlin : un avant-gardisme qui ne cède pas au dogmatisme, un divertissement qui convoque volontiers le vernaculaire.
La synthèse suédoise prend alors son ampleur avec « Mesdames et messieurs » qui fait le pari de dire l’époque à travers une très habile bande-son (Aria de Celle) qui navigue entre cabaret parisien et jazz new-yorkais. C’est la puissance invitante qui est ici aux commandes. Petter Jacobsson et Thomas Caley activent un ballet d’une haute technicité cherchant le « juste dit » de l’ambiance et de la chorégraphie. Ainsi, ce qui brille à l’avant n’enlève rien à ce qui se dit juste derrière : la modernité qui accélère l’histoire et libère les pulsions, le cinéma qui impose sa cadence et son nouveau paradigme. Comme les danseurs des années 1920 soutenaient les pièces du peintre Léger sur le plateau (« La création du monde », 1923), le ballet de Lorraine (sup)porte de longs rectangles transparents et réfléchissants, pellicules de la nouvelle narration qui compartimentent l’époque et menacent d’aveugler le spectateur.
Après un rapide entracte, on en vient aux « Danses crues » de Dominique Brun (“Un Boléro“, Philharmonie de Paris, 2020). Pensées pour douze danseurs et inspiré des « Nuits de Saint-Jean », elles nous font entrer de pleins pieds dans le sujet qui nous occupe : la convergence des disciplines, jonction entre l’image filmée et le vrai ballet, emporté/embarqué dans ce qui le dépasse et en même temps le soutient. Une double matrice d’images qui agit comme une sorte d’engrais moderne nourrissant la tradition populaire. Rite en forme de rondes, de grandes fêtes des saisons et du passage du temps. Une magnifique démonstration.
À sa suite, c’est fort opportunément que le public peut découvrir pendant quelques minutes des images d’archives du ballet et des extraits des spectacles de l’époque. Toujours de la danse et cette fois un peu d’historiographie brute qui nous montre brièvement Börlin en position de derviche. Nous qui manquons tant de sources, de « comment c’était avant », nous avons cette fois sous les yeux tout ce qui fait mémoire : si loin, si proche.
Il est tant de conclure. Le brillant Volmir Cordeiro (prix SACD jeune talent chorégraphie 2021) enfourche le cheval fou de Darius Milhaud pour y ajouter les grondements de Stravinsky, transformant l’aimable pas chassé de Dominique Brun en pas frappé. La mécanique implacable de la convoitise est ici revisitée autour du drame de l’écocide amazonien, le chorégraphe mettant en scène la sortie du cadre strictement suédois tout en nourrissant la verve des cocasses années 1920 de son procès aux (post)modernes, dévoilant au passage toute la joyeuse violence de son désir de danse.
Retrouvez les “Danses crues” de Dominique Brun au Musée d’Orsay de Paris, salle Nymphéas, le 27 juin à 19h et 20h30.
Photo : Laurent Philippe (Danses crues)
Pas assez suédois !, Ballet de Lorraine, 2022