Danse
« Maguy Marin : l’urgence d’agir » – ce qui reste de la danse. Et qui ne finit pas ( Interview)

« Maguy Marin : l’urgence d’agir » – ce qui reste de la danse. Et qui ne finit pas ( Interview)

15 November 2019 | PAR Sylvia Botella

 

Avec « Maguy Marin : l’urgence d’agir », David Mambouch signe un film documentaire formidablement vivant, humain, souvent drôle sur la pièce de danse fondatrice « May B » de Maguy Marin. Et sur ce qui reste de la danse. Certains l’ont découvert aux 30 ans du Centre de documentation de Contredanse, d’autres le découvriront prochainement au BAFF à Bruxelles. Rencontre avec Maguy Marin et David Mambouch.

Par Sylvia Botella

Vous avez intégré Mudra l’école de danse créée par Maurice Béjart à Bruxelles, vous avez fait également partie du Ballet du XXe siècle. Pourtant vous avez fait carrière en France.
Maguy Marin (M. M.) : Tout s’est enchainé très naturellement. Lorsque j’ai quitté Mudra, j’ai passé des concours chorégraphiques en Suisse et en France. En 1978, j’ai reçu un prix au Concours chorégraphique international de Bagnolet et j’ai reçu un soutien du Ministère de la culture français. Je suis donc restée en France. D’autre part, je n’avais pas d’opportunité en Belgique, je n’étais pas Belge. Je n’ai fait aucune demande en Belgique. Maurice Béjart y était très puissant, il captait beaucoup la lumière (sourire). Je pense que j’ai voulu m’en éloigner.

Dans le film « Maguy Marin : l’urgence d’agir », vous insistez sur la pièce « May B ». À quel point cette pièce est capitale dans votre parcours ?
M. M. : Il ne faut pas regarder le travail des artistes, à l’aune de l’œuvre mais bien à l’aune de la démarche, du temps, de la durée. « May B » est une pièce capitale : elle réunit un certain nombre d’outils et d’éléments qui ont constitué par la suite mon travail.
Mais chaque pièce est capitale. Car chaque pièce amène quelque part. Après, la recherche a ses fluctuations. Peut-être qu’on atteint des choses dans une pièce qu’on n’atteindra pas dans la suivante ?!

Vous avez donné « May B » à la chorégraphe brésilienne Lia Rodrigues. Donner une œuvre de son vivant, c’est un geste rare pour une artiste. Peut-on y lire une sorte de filiation ?
M. M. : Filiation ? Je ne dirais pas cela. Lia Rodrigues a participé à la création de « May B » en 1981. À cette époque-là, elle était une jeune danseuse brésilienne arrivée à Paris avec laquelle je travaillais. Nous étions tous très jeunes. Après, elle est repartie au Brésil. Son parcours est admirable. Elle a non seulement fait un travail artistique reconnu dans le monde entier mais elle a aussi créé le Festival Panorama qui a permis aux artistes brésiliens de découvrir tout ce qui se créait en Europe et ailleurs. Et puis, elle a fondé une école remarquable dans la favela de Mare. Une vraie amitié s’est nouée entre nous.

Quelle était votre idée en décidant de filmer votre mère ? À quoi ressemblait le scénario de « Maguy Marin : l’urgence d’agir » ?
David Mambouch (D. M.) : Le scénario ressemble fortement à ce qu’est le film. Le propos et l’intention étaient déjà là. Notre envie commune, à Maguy et à moi, était de recréer au cinéma « May B » (ndlr, sortie du film prévue en 2020). D’ailleurs, on peut en voir quelques extraits dans « Maguy Marin : l’urgence d’agir ».
Depuis longtemps, je voulais réaliser un documentaire qui partirait de « May B » créée en 1981. Lorsque Maguy crée « May B », je suis dans son ventre. Cette pièce est capitale pour moi, aussi. Et puis, je voulais voir, à partir de ce point, comment ça s’éloigne dans les vies de ceux qui l’ont traversée et comment ça s’éloigne dans les vies de ceux qui la traversent encore aujourd’hui, jusqu’au Brésil. C’est une affaire intime mais pas personnelle.

C’est important pour vous que ce soit votre fils qui porte ce regard là sur votre travail ? Est-ce que ça aurait pu être quelqu’un d’autre ?
M. M : Bien sûr, cela aurait pu être un autre réalisateur. Mais ça n’aurait pas été le même film ni le même travail. Personne n’était mieux placé que David pour le faire. D’abord, parce qu’il est cinéaste et artiste de théâtre. Et parce qu’il a vécu cette aventure, cette longue expérience de l’intérieur. Il a côtoyé tout ce monde quotidiennement. Il l’a observé avec ses yeux d’enfant. Et il a réalisé ce film documentaire avec le recul de l’enfance.
David pouvait être à la fois dedans et dehors. Il n’a jamais fait partie de cette compagnie. Même s’il l’a été de manière éphémère lorsqu’il a repris un rôle dans « May B » à Ramallah.

On vous voit effectivement reprendre le rôle tenu par votre père dans « May B » à Ramallah. Qu’est-ce qui vous intéressez dans cette démarche ?
D. M. : Ces images sont les premières images du film que j’ai réalisées en dehors de la production. Je sentais qu’il fallait que je commence quelque chose. Je savais que cette expérience ne durerait pas. Mais je sentais qu’il y avait précisément là un croisement intéressant pour que je comprenne mieux la pièce physiquement. Même s’il est vrai qu’elle était déjà dans mon corps. Je l’ai beaucoup vue.
Cinématographiquement, il y a beaucoup de choses, mais une des plus évidentes est la question du temps. Pour moi, le cinéma, c’est le temps Il y a l’idée de l’immortalisation par l’image. Soudainement, je me suis rendu compte que j’avais la capacité d’immortaliser des choses qui étaient là mais qui, dans le même temps, seraient le passé.
Cela m’a donné aussi l’envie de me plonger dans des images qui avaient été déjà filmées : des extraits de pièces, des moments de travail. Et de filmer également ce temps qui va peut-être finir comme dit Samuel Beckett. Il y avait l’idée de garder la trace de ce qui était en train de se faire, qui allait quelque part et qui finirait quelque part.

Lorsqu’on filme de l’intérieur, est-ce qu’on a des garde-fous par à rapport à l’intime ?
D. M. : Il y a une veille, c’est certain. Mais j’avais l’habitude de côtoyer la compagnie. Quand bien même je n’en faisais pas partie. J’étais à côté, je jouais à côté. J’ai été éduqué de manière à respecter la bonne distance, à ce que signifie « regarder un travail », à « ne pas forcément prendre la parole ou savoir la prendre » ou encore « savoir se mettre à sa place sans faire de bruit ». Ma manière d’entrer dans le studio avec ma caméra relève du même rapport. Et les danseurs et Maguy ont l’habitude de me voir. Ma présence n’était pas disruptive. Certes, l’intime déborde mais il n’est pas le sujet. Le sujet est plus politique

Y a t-il une scène en particulier que vous gardez en mémoire ?
D. M. : C’est toujours le même moment ! Lorsque j’évoque l’assassinat de Marielle Franco. C’est là que le film fait sens. Tout à coup, je parle d’une femme que je n’ai pas connue. Mais qui me rappelle combien nous ignorons les luttes des autres. Je me dis souvent qu’elle aurait pu être ma sœur, ma mère ou ma fille. C’est une femme qui s’est battue pour d’autres raisons dans un autre endroit. Et qui a été assassinée. Elle n’a pas eu le déploiement du temps pour aller plus loin. Pour moi, c’est là où tous les fils se croisent, il y a là un court-circuit qui me touche.

M. M. : Pour moi, il n’y a pas un punctum. C’est plutôt une chose chimique : de l’intime, du travail, de la distance. C’est plus la substance du film qui me frappe qu’un moment précis.

Dans « Maguy Marin : l’urgence d’agir », on vous voit regarder vos danseurs. C’est très rare dans un film documentaire. On sent non seulement votre curiosité de l’autre mais aussi votre désir de l’amener là-bas.
M. M. : C’est moins la question d’aller là-bas que celle d’ignorer ses capacités. Lorsque j’étudiais à Mudra, certains professeurs m’ont fait comprendre que j’étais « capable », que je devais juste avoir confiance en moi. Et que j’ose aller dans des endroits que je ne connaissais pas, sans savoir si je réussirais. Je suis très reconnaissante envers ces professeurs.
Je le dis dans le film : je mise sur le fait que ça va être dépassé. Et c’est vrai : on croit qu’on ne peut pas, alors qu’on peut énormément. « Nul ne sait ce que peut un corps », a dit Spinoza

La force du film est aussi de ne jamais séparer le léger du sérieux, le politique de la vie.
D. M. : j’avais envie de faire un tissage. Lorsque j’ai commencé le montage, j’ai mis une image, puis une autre, puis une image de danse, puis la question du temps, puis l’intime et enfin, le contexte politique. Et il y avait l’idée de repasser par toutes ces boucles. Je n’avais pas envie d’une construction linéaire du temps.
Maguy dit quelque chose de très juste : il y a là une forme de substance qui se dégage au fur et à mesure.

Vous parlez beaucoup du combat politique. D’ailleurs, dans le film documentaire, on y entend le discours d’investiture de François Mitterrand, on y parle des attentats de 1995, de la grève des cheminots, de la décentralisation culturelle française. Pourtant, vos spectacles ne sont pas littéralement politiques.
D. M. : Il y a des concomitances. Je me rappelle que lorsque nous montions le film, il y avait la grève des cheminots en France. L’histoire ne s’arrête pas. Il y avait aussi le désir de ne pas lâcher. Il fallait insister, redire, refaire, s’y remettre malgré les apparents échecs et les obstacles de l’existence. Pendant que je réalisais le film documentaire, Maguy créait la pièce « DEUX MILLE DIX SEPT ». Elle voulait se confronter à une difficulté soulignée dans le film : comment faire pour « énoncer », « dénoncer » clairement sans tomber dans le didactique ? Maguy le dit en substance : « je n’ai pas trouvé la réponse. Mais ne pas le faire, fuir, cela aurait été se voiler la face ». Là, tout est dit !

Vous évoquez la question de la sexualité dans le film. On sent que vous dissimulez des choses très lourdes quand vous évoquez cette question. Néanmoins, vous affirmez : la lutte des classes passera quand même avant la lutte des genres dans mon travail. Pourquoi ?
M.M. : Parce qu’il s’agit de la question de la domination qui s’exerce de classe à classe, de genre à genre. Ça s’exprime toujours par la soumission de certains à d’autres. Je n’ai pas envie de « séparer », de « cloisonner » comme on le fait, aujourd’hui. L’idée collective manque. Qu’est-ce que ça veut dire être deux êtres humains face à face, un homme face à une femme, une femme face à une femme, un homme face à un homme, un riche face à un pauvre ? Comment responsabilise t-on l’autre ? On ne pose pas suffisamment cette question. On sectorise beaucoup trop les luttes. Et cela les affaiblit. Je trouve également que le pouvoir est masculin. Le monde qu’on nous a construit est masculin.
La lutte des femmes ! Oui, bien sûr ! Mais il s’agit aussi d’une lutte anticapitaliste. C’est le profit, la volonté de dominer le monde qui fait qu’on se retrouve dans des situations pareilles !

C’est ce qui se lit aussi dans votre détestation de l’esthétisation des corps. Avant l’heure, vous avez toujours mis sur le plateau diverses morphologies, remettant en cause la société libérale où il importe de maîtriser son corps à tout prix.
MM. Oui !

D. M. : Ce que j’entends aussi dans la lutte des classes ou la lutte des genres, c’est que la question est moins identitaire qu’anticapitaliste. La sectorisation des luttes renvoie aux communautarismes : c’est mon identité que je défends. Or la problématique de la soumission et de la domination est une problématique collective. C’est une manière de recréer du commun sur une problématique qui peut créer des fossés entre les hommes et les femmes.

M.M. : C’est sur l’abus du pouvoir – exercé par un homme ou une femme – qu’il faut fédérer.

Est-ce qu’on peut dire qu’il y a une forme de militantisme dans votre travail ?
M.M. : C’est plutôt l’engagement qui caractérise mon travail. Le militantisme est un engagement plus grand : on milite en dehors de ses activités. Alors que moi, je suis engagée dans mon activité qui déborde mon temps de travail.

Comment percevez vous l’artiste Maguy Marin ?
D. M.: Je comprends pourquoi elle veut pointer la différence qui existe entre le militantisme et l’engagement. Il ne faut pas les confondre. Car les militants organisent leur vie pour militer. Par exemple, ils vont sur les marchés en dehors de leur temps de travail. Néanmoins, je ne peux pas non plus dire que Maguy n’est pas une militante. Son travail est militant. Par exemple, ce qui est fait à RAMDAM est une forme de militantisme. Car il s’agit de bénévolat, etc. C’est du temps donné.

M.M. : À RAMDAM, notre manière d’être actifs, c’est de changer les modalités qui sont proposées par l’institution, l’état. Si c’est ça, militer ! Alors nous sommes des militants. Il n’y a que de cette manière que la société peut inventer. Lorsque je dis « engagement » : c’est comment je fais ce que je fais. Nous le faisons vraiment dans l’invention chaque jour. Nous ne répondons pas à ce qui est attendu.

D.M. : Nous avons dû intituler le film documentaire « Maguy Marin : l’urgence d’agir » pour des raisons de distribution. Je l’aurais plus intitulé : la Compagnie Maguy Marin. Parce que c’est un effort collectif. Si militantisme, il y a, c’est parce que ça se fabrique ensemble.

Il est vrai que ça correspond à une époque peut-être révolue ( ?), celle du collectif. Le Théâtre du Soleil en est un exemple emblématique. On voit d’ailleurs, dans le film, Ariane Mnouchkine en pleine grève de la faim avec d’autres artistes pour protester contre la guerre en Bosnie-Herzégovine.
D. M. : Ce sont des luttes qui m’ont inspiré. Maguy Marin ou Ariane Mnouchkine sont des femmes qui m’ont inspiré. Je trouve dommage aujourd’hui qu’on ait du mal à retrouver ces élans. Ou du moins à les trouver.

M.M. : On m’a parfois qualifiée de « révolutionnaire » ou de « Maguy la rouge » un peu ironiquement. Alors que c’est une chose sérieuse. Faire bouger les choses, faire autrement ne peut être réduit à une étiquette. Même les personnes les plus « cultureuses » peuvent traiter les choses de manière ironique et moqueuse.

D. M. : C’est ce qui s’est passé pour la création « DEUX MILLE DIX SEPT ». Elle a été accueillie avec une certaine condescendance. Pareil pour la création « Eh qu’est ce que ça me fait à moi ?! » présentée en 1989 au Festival d’Avignon. C’est une chose très étonnante pour moi que de s’attacher uniquement à la personne et non au sujet.

M.M. : On ôte aux actions leur capacité réelle du changement en folklorisant la personne et le projet. Je pense à Ariane Mnouchkine ! Elle a posé des choses que peu d’artistes ont posées. Elle continue de tenir !

Dans « Maguy Marin : l’urgence d’agir, vous soulignez combien l’époque était une époque « sans peur ». Comment se porte la danse aujourd’hui ?
M.M. : Je pense que le mot libéralisme a fait également son œuvre ici. On est passé d’un ensemble qui se construisait collectivement – la troupe, les amis – au statut d’auto-entrepreneur. Les années 1980, c’était ça ! Que ce soit Dominique Bagouet, moi ou beaucoup d’autres, nous étions des jeunes artistes qui se réunissaient pour faire exister un travail. Nous partagions une aventure commune. Le travail naissait de la disponibilité des uns et des autres Aujourd’hui, la situation fait que les artistes sont devenus des auto-entrepreneurs. Ils ne se mettent plus au service d’un travail mais au service d’eux-mêmes. Il y a beaucoup de solitudes, d’individualisme.

D. M. : Aujourd’hui, nous sommes tous « freelance ».

M.M. : Etre une compagnie permanente est même devenu suspect. Être intermittent signifie : je gère mon temps comme je veux. Tout le monde a un pied dans 1000 projets. J’exagère. Mais on ne peut pas faire 10 000 choses à la fois, il faut choisir.
Cette espèce de polyvalence dans tout… Tout le monde s’y conforte. Les gens pensants ne se sont pas rendus compte que le statut d’intermittent a coupé les liens entre les individus. Et pourtant c’est une liberté surtout par à rapport au salariat d’entreprise. Mais par à rapport à l’engagement, on s’est perdus.

D. M. : Ce qui est compliqué, c’est que le statut d’intermittent est une modalité pour rendre les choses possibles. C’est un outil au service d’un fonctionnement préalable. Alors que la troupe, ou en tout cas le désir de travailler ensemble est un préalable humain, artistique. Et à cela s’ajoutent des modalités de salariat auxquelles les artistes sont complétement inféodés. Nous ne pouvons plus créer des opportunités organiques, du désir.

On a peur !?
M.M : Oui ! Beaucoup de jeunes qui sortent du conservatoire passent leur DE pour s’assurer un emploi dans le futur. Alors que nous, nous ne voulions pas être des professeurs de danse. Nous voulions danser. Nous voulions être fous (rires) !

Click here :

« Maguy Marin : l’urgence d’agir » sera présenté au BAFF à Bruxelles le 16 novembre : http://www.baffestival.be/edition/

« May B » sera présenté à Namur du 21 au 25 janvier 2020 https://www.theatredenamur.be/may-b/

Visuels : © François Declercq 

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Sylvia Botella

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