Danse
DañsFabrik donne de la voix à la danse à Brest

DañsFabrik donne de la voix à la danse à Brest

25 February 2022 | PAR Amelie Blaustein Niddam

Pendant cinq jours, Brest vit au rythme de la programmation particulièrement nomade de Maïté Rivière, nouvelle directrice du Quartz. Une nouvelle fois, la danse a des choses à dire sur notre monde, et en l’occurrence, sur l’état de la planète.

Mouvements dans la ville

Quand nous croisons la directrice nommée en 2021, elle nous glisse : « Ce bâtiment, c’est le Quartz. Il est en travaux en ce moment, cela nous a poussé à penser un festival encore plus nomade que d’habitude ». Cette onzième édition est la première dans ce format. Autre originalité, la programmation a été pensée en duo par Jérôme Bel et Betty Tchomanga. Ces deux chorégraphes ont mis l’écologie au cœur de leurs identités artistiques. On le sait, la compagnie Jérôme Bel ne prend plus l’avion et ne distribue plus de feuille de salle. Betty Tchomanga cherche, elle, à décentrer le regard européen sur le climat.

Des paroles en actes

La place de la voix dans la danse contemporaine aujourd’hui a fait un pas de côté. Nous vous parlions de cette tendance forte, il y a quelques jours, lors de la clôture du festival de danse avignonnais, Les Hivernales. Eh bien, plus au nord, le constat est le même. La voix est devenue un muscle comme un autre, qui vibre et donne le rythme ou la bande-son d’une pièce. Majoritairement, il ne s’agit pas de parler pour raconter mais bien de parler pour bouger.

Les disparitions programmées de Sergiu Matis et d’Annabel Guérédrat

Notre journée de spectacles commence avec deux pièces, très différentes sur la forme mais à relier sur le fond. Dans le bel espace des Capucins auquel on accède par un téléphérique offrant une vue imprenable sur les constructions de Vauban et la rade, la performance de Sergiu Matis, Extinction room (hopeless.), prend place.

Sergiu Matis, Manon Parent, Emma Tricard circulent parmi nous, assis ou debout, partout. Ils grimacent et se posent comme des oiseaux sur une branche et se mettent à piailler avec leurs bouches et leurs torses.

Dans cette performance déambulatoire, tout est relié par l’écoute. Celle des chants des oiseaux d’abord qui sont enregistrés, celle des voix des danseurs ensuite, qui racontent l’histoire de l’animal puis qui dansent sa disparition ou la sensation de sa disparition.

C’est donc une polyphonie à trois voix qui parcourt l’espace, comme un manifeste contre l’inéluctable. “This is your return to nature” nous scandent-ils. Ce retour se fait dans l’espace comme une grande volière des Capucins – le 104 brestois pour vous la faire courte. Et cette idée de la volière correspond bien au récit. Il est question d’oiseaux merveilleux presque disparus, mais « sauvés » en captivité. Le spectacle pose la question justement du retour presque impossible à la vie naturelle une fois la captivité trop installée.

Le trio débite des textes d’ornithologie super précis (bravo !). On apprend tout sur l’Ara de Spix, l’Albatros de Tristan ou le Calao à casque plat.

Dans leurs corps, la sensation est double, entre espoir et désespoir. Les bras s’ouvrent comme un envol, mais les bustes déraillent, collapsent doucement. Les regards deviennent habités, fous quand ils disent :

« Cette espèce pourrait disparaître ».

La pièce raconte des mondes presque engloutis et se vit comme un conte, sauf que tout cela est très réel. L’écoute entre les interprètes est totale, les voix se chevauchent parfois, offrant des sensations étranges de presque cacophonie. Le corps accompagne cela dans des expérimentations d’ouverture de hanches et de bras.

Contemporaine et engagée, la pièce se déploie pendant près de deux heures avec une étonnante fluidité, malgré des mouvements saccadés.

Autre salle, autre ambiance

A quelques mètres des Capucins se trouve le Vauban, centre névralgique de DañsFabrik, bar, hôtel et cabaret en même temps. On y passe pour la performance de la chorégraphe martiniquaise Annabel Guérédrat qui apparaît en créature. Manteau léopard, combinaison pantalon en vinyle et cheveux en tresses, comme un casque rigide. Elle va dans plusieurs langues asséner une même histoire : nous sommes en 2083, sur une île déserte autrefois appelée Martinique. Après des siècles de colonisation, de contamination, d’occupation et de tourisme, aucun humain, aucun animal, aucune plante n’a survécu. Seules les sargasses, algues toxiques, sont restées. Une nouvelle entité, Mamman Sargassa, génétiquement modifiée, a éclos. Elle est cet être hybride, à la voix vocodée, diffractée. Mamisargassa 1.0 est une performance qui s’écoute autant qu’elle se regarde, plutôt intense. Comme précédemment, la voix est en mouvement et c’est elle qui va installer les postures du corps, qui devient étrange et monstrueux, enfoui dans une lumière abyssale. La sensation est celle d’un cabaret dystopique très tard dans une nuit.

Le fil burlesque d’Ivana Müller

Nous finissons notre journée avec le spectacle totalement foutraque d’Ivana Müller, une nouvelle fois passionnée par l’art de tisser. Forces de la nature commence par un chant très rigolo dans le noir. « On a pas niqué (…), on a pas dansé (…). » Bref, on comprend vite que ce spectacle est né au début de la Covid et c’est à un mètre de distance les uns des autres, reliés par des cordes que Daphné Koutsafti, Julien Lacroix, Sylvain Riéjou, Vincent Weber et Bahar Temiz font une entrée remarquée.

Ils sont en train de faire de l’escalade mais au sol. « Ça passe » dit Sylvain Riéjou. Et nous, on glousse. Dans l’esprit de l’Amicale de Production, les interprètes ont l’air de se parler normalement en faisant des actions qui n’ont rien de normal. Ils tissent en jetant des fils au sol. L’un dit : « On est parti trop à droite », l’autre répond : « Il est trop tard pour tout recommencer, on en tirera les conséquences. » À la manière des Conversations déplacées où Ivana Müller questionnait la disparition des richesses naturelles à l’aide de quatre randonneurs et d’une plante, elle se demande ici, toujours dans un cadre alpin, ce qui nous relie les uns aux autres. L’interdépendance est décalée à souhait. « Si tu pars, on doit tous partir » disent-ils, toujours accrochés les uns aux autres.

Chez Ivana Müller, la beauté n’est jamais loin de l’humour, et de ces fils d’amitié et d’amour naissent des objets, des figures qui surprennent par leur élégance. On se souvient d’Entre-deux, une conversation entre la broderie et la poésie, où Ivana Müller et Gaëlle Obiégly discutaient comme au coin du feu. Elles disaient : « Les mots sont des objets immatériels ». Et il en va de même pour Forces de la Nature, où là encore l’immatériel va se nicher dans une autre forme de disparition. C’est drôle, c’est fin. Un fil parfait !

Si vous êtes à Brest, sachez que le festival bat son plein jusqu’au samedi 26 février avec des rencontres, notamment avec Malcom Ferdinand sur l’écologie décoloniale, et, en clôture, le très contagieux Dancing public de Mette Ingvartsen qui, à la faveur du calendrier sanitaire, pourra se faire vraiment debout.

Informations pratiques et réservations ici

À noter : Extinction room (hopeless.) de Sergiu Matis est à voir à Paris le 5 mars à La Pop.

Visuel : © Alix Boillot

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Amelie Blaustein Niddam
C'est après avoir étudié le management interculturel à Sciences-Po Aix-en-Provence, et obtenu le titre de Docteur en Histoire, qu'Amélie s'est engagée au service du spectacle vivant contemporain d'abord comme chargée de diffusion puis aujourd'hui comme journaliste ( carte de presse 116715) et rédactrice en chef adjointe auprès de Toute La Culture. Son terrain de jeu est centré sur le théâtre, la danse et la performance. [email protected]

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