Danse
Catherine Diverrès : « La transmission est fondamentale en danse, plus que dans tout autre art »

Catherine Diverrès : « La transmission est fondamentale en danse, plus que dans tout autre art »

21 November 2019 | PAR Gerard Mayen

 

La chorégraphe Catherine Diverrès a beaucoup marqué la création chorégraphique contemporaine à partir du milieu des années 80. Dans des pièces alors parfois en tandem avec Bernardo Montet, elle investit le souffle de sa rencontre fondatrice avec Kazuo Ohno, immense maître du butô. Elle forge une dramaturgie de l’Être en corps, nettement distincte de l’influence formaliste abstraite américaine, alors dominante. Ses trente pièces depuis lors, du solo ou grand effectif, sont animées d’une puissance tragédienne, tissée de références culturelles, qui affrontent les grandes questions de l’héritage et du présent humains.

Par Gérard Mayen

Catherine Diverrès entame cet entretien sur le ton de la libre conversation. Cela pour livrer ses inquiétudes très vives sur la situation politique dans la période actuelle, où elle voit resurgir certains des pires travers et menaces d’époques qu’elle croyait dépassées. Puis on remarquera qu’au fil des commentaires sur son parcours, la discussion prendra fin, comme en boucle, en évoquant le siège de Sarajevo. Entre-temps, la chorégraphe se plie au jeu des questions et réponses.

Jour et nuit, que nous voyons d’ici un instant à Bruxelles, est annoncée comme votre “dernière pièce”. Ce qui lui confère une charge toute particulière, au terme d’un parcours considérable dans la danse. Merci de nous préciser ce qu’il en est.

En fait je vais continuer à développer des projets artistiques, y compris sur les plateaux, mais sous d’autres formes. Nous allons y revenir tout à l’heure, je pense. Pour me rapprocher de votre question, je précise que depuis plus de trente-huit ans s’est développé mon parcours d’autonomie d’écriture – c’est ainsi que je le désigne. J’avais vingt-trois ans, j’étais très jeune, lorsque je signais Instance.

Puis j’ai vécu toutes les articulations possibles au sein du système, en essayant d’y construire un collectif. Plus j’ai avancé, plus cet amour du collectif au plateau se faisait porteur d’une rationalité, qui elle-même engendrait une économie. Il ne s’agissait pas d’y mettre du nombre pour y faire du nombre. Il s’agissait de valoriser des métiers, payer des gens, désigner des talents, des compétences, et ne pas tout mélanger. Un théâtre n’est jamais un espace vide qu’on se contente de remplir. Un théâtre parle. Ce sont des multiples, des métiers, des transmissions. En danse, la transmission est fondamentale, plus que dans tout autre art.

Tout cela a été possible dans les années 80 du siècle dernier, où l’institution a beaucoup permis. Puis elle a posé d’autres problèmes. Mais il serait erroné de l’accabler d’un procès uniquement à charge. J’ai aussi pratiqué la pauvreté, pendant une quinzaine d’années. Là où je faisais pour 400 000 euros, j’ai appris à faire à 200 000. J’en suis revenue à des solos, des duos, en me privant de l’accompagnement qui fait le théâtre. Et à présent j’en ai fait le tour : revenir à mon nombril avec un ou deux danseurs, ça ne m’intéresse plus, j’en ai tiré tout ce que je pouvais. Et je laisse place à la génération suivante.

Vous semblez avoir été l’objet d’une désaffection des regards…

Parlons d’une pièce de 2016, Blow The Bloody Doors Off, dans une abstraction et une rigueur conceptuelle très fortes. Ça n’a pas eu sa place. A présent, Jour et nuit, qui est au contraire très organique, lyrique et libre. Sa réception reste également sans suite. Les programmateurs ne sont plus au rendez-vous. Les publics n’ont plus droit à rencontrer cette génération. A neuf mois des débuts en studio de ma prochaine pièce, je n’ai pu réunir que la moitié du budget de production nécessaire.

Je n’ai pas envie de jouer les Don Quichotte. Je prends du recul. Je n’ai plus, non plus, l’énergie, ni le désir, de danser moi-même. Que s’est-il passé ? Le triomphe du divertissement télévisuel. Puis les formes de circulation radicalement nouvelles introduites par l’Internet. J’observe le hip hop, ou la nouvelle scène circassienne, qui triomphent. On y voit des choses très intéressantes, formidables. Mais je constate la dimension très spectaculaire qui y fait son retour, le corps dans la prouesse, qui n’est pas sans me rappeler le classique à haut niveau, le dépassement, toujours très attractifs et populaires. Les programmateurs s’y rangent. Si on rajoute que dans des domaines plus exploratoires, le nombre des “émergents” s’est multiplié par trois, et que l’humeur de l’époque pousse à cultiver les questions sociétales explicites, l’islam, le genre, l’identité…

Jour et nuit : ce titre paraît d’une extrême sobriété, au moment de tirer votre révérence…

Or il porte une immense richesse. L’histoire de la lune et du soleil. L’une féminine, l’autre masculin. Or, savez-vous qu’il en va tout autrement dans d’autres langues ? En allemand, le soleil est féminin, la lune neutre. N’est-ce pas déjà un signe qui fait appel ? Tout s’y retrouve. Toute la question des astres, qui nous anime. Il peut y avoir des jours très sombres, et des nuits incandescentes. La poésie de Novalis, du romantismes, des puissances de la nature, me transportent dans ce thème.

Je me souviens de la façon dont la grande Susan Buirge expliquait comment la géographie qui nous entoure marque la portée de nos œuvres. Pensez à l’immensité des parcours américains, ou à la condensation tellurique du butô. Et à travers les astres, le jour, la nuit, c’est un regard sur l’humain que nous portons. Cela rejoint encore les questions du ying et du yang, de notre être profond. Organicité et rationalité. Pensée construite et spontanéité. Tout cela en combinaisons complexes, en transformations et en rêves. Humain et temps conjugués entre astres et condition terrestre.

Considérons avant tout que ce sont les interprètes de Jour et nuit qui ont exploré cela en eux-mêmes, partant de la page blanche en studio. L’humour n’est pas loin, qui souvent vient d’eux. Plusieurs sont d’une autre génération, disposés au lâcher avec la musique, avec le style. Ça m’a été très agréable. Et j’en reviens à Novalis, que je lisais à vingt-cinq ans. La nuit peut être une fête toute éclatée et brillante. Elle peut être aussi d’une acuité et d’une tension extrêmes : certaines formes les plus hautes de la pensée s’élaborent nuitamment…

Vous nous disiez vous consacrer à présent à d’autres projets artistiques.

Ils tournent principalement autour de la transmission. Concrètement, la pièce Echo puisera dans les matières de six pièces qui me sont essentielles : L’arbitre des élégances (1986), Concertino (1991), L’ombre du ciel (1994), Fruits (1996), Stances 1 (1997), Corpus (1999). Ce sera pour moi – et pour eux j’espère – passionnant de transmettre cela à des corps jeunes, aujourd’hui étrangers au contexte, aux méthodes, aux repères, de ces années-là. Et c’est un enjeu considérable, puisque je suis toujours partie de la page blanche au studio, si bien que ces pièces ont été porteuses, avant tout, du mouvement d’implication des interprètes dans l’émergence de leur forme. A présent, de quoi seront-elles aujourd’hui porteuses, qui fera abstraction de ce mouvement fondamental ?

Par ailleurs, partant de réflexions de Daniel Larrieu à ce propos, je voudrais considérer que l’oeuvre d’un.e chorégraphe ne se rabat pas sur la liste des pièces qu’on a pu voir sur les plateaux. Ça déborde largement de cela, pour embrasser tout un immense réseau de contributions, de partages, de collaborations, de documents, de films, d’événements, de rencontres, qui tout autant sont dépositaires du grand mouvement créatif au travail.

Je suis donc en train d’entreprendre une série d’entretiens très approfondis avec toute une série de metteurs en scène, d’éclairagistes, de cinéastes, de compositeurs, de photographes, etc, qui se sont unis à un moment ou à l’autre au collectif de création. Avec tous ces interlocuteurs, il s’agit d’explorer les fondamentaux qui se croisent dans un projet : corps, origines, déplacements, lieux, temps, espaces, structures… J’ai élaboré une trentaine de questions, que j’adresse à chacun.

Quand il s’agit de recueillir les réflexions des François Tanguy, Daniel Jeanneteau ou Cédric Gourmelon, je peux vous dire que le résultat n’est pas mince. A partir de quoi, je ne sais pas encore bien quel type de mise en perspective et de restitution je pourrai envisager (livre ? Film ? etc). Cela dépendra aussi des budgets disponibles…

Quel conseil donnez-vous à un.e artiste qui entamerait son parcours aujourd’hui ?

Le travail. Le travail. Le travail. Ce qui est une citation du photographe Didier Ben Loulou.

Recueilli par Gérard Mayen
Bruxelles, 12 novembre 2019

 

Visuel : © Nadja La Ganza

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Gerard Mayen

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