Cirque
“Três”, toutes les nuances des relations humaines au pied d’un mât chinois

“Três”, toutes les nuances des relations humaines au pied d’un mât chinois

20 March 2022 | PAR Mathieu Dochtermann

Dans le cadre du festival (DES)ILLUSIONS 2022, du 17 au 20 mars, le Monfort programmait le spectacle Três du Groupe Zède. Une pièce pour trois acrobates qui se retrouvent autour d’un mât chinois, qui invite la danse et le théâtre pour accoucher d’un objet de cirque sobre et puissant, à la fois émouvant et visuellement captivant.

Le Groupe Zède, ce sont trois anciens élèves du CNAC, Antonin Bailles, Leonardo Duarte Ferreira et Joana Nicioli, qui ont choisi de prolonger le travail commencé ensemble lors de leur formation. Três est le premier aboutissement de leur recherche autour du mât chinois et du corps, et c’est une très belle réussite.

Il ne s’agit pas exclusivement d’un spectacle de cirque, même si le mât chinois est effectivement central, à la fois dans la scénographie, par ailleurs extrêmement dépouillée, et dans l’expression artistique. L’agrès est, d’entrée de jeu, utilisé comme le lieu d’une possible rencontre, les trois circassiens s’appuyant sur lui pour enchaîner des postures au sol où leurs corps mêlés deviennent presque indiscernables les uns des autres, chacun son tour se hissant au-dessus de l’enchevêtrement pour retourner ensuite se confondre avec cette étrange ronde à la répétition hypnotique. Le final du spectacle, qui voit les trois circassiens se laisser successivement descendre le long du mât, crée un parallèle avec cette première scène, en les montrant cette fois comme des individus capables de se dissocier même s’ils restent en interaction les uns avec les autres. La même mécanique de répétition, et donc aussi d’épuisement, préside aux deux scènes.

En même temps, ce spectacle fait largement appel à la danse, qui convient évidemment très bien à souligner la centralité du corps dans ce spectacle muet. Tout le talent des auteur.rices Três tient en ce qu’il s’établit un continuum entre les moments de danse codifiée, clairement reconnaissables comme tels, et les acrobaties au sol ou sur le mât. Il y a toujours non seulement une grande attention au rythme et à la fluidité des mouvements, mais aussi une mise en valeur forte de la relation à l’autre, ou du moins au corps de l’autre, comme partenaire de jeu, comme appui pour les figures, comme contrepoint à ses propres évolutions. Quand Joana évolue sur et autour de Leonardo, tandis qu’Antonin reproduit les mêmes gestes sur et autour du mât, c’est une danse complexe qui se tisse de mouvements et d’attitudes, en relation médiate et immédiate à ses parteniares, en même temps que se produit une mise en abîme de la valeur et du rôle du partenaire mis sur le même plan que le mât.

Le spectacle s’autorise même des temps de ralenti à la Gisèle Vienne : artifice pour souligner le temps et le mouvement, qui ne peut réussir qu’à condition d’une présence scénique forte, d’une tension énorme déjà construite sur scène. Et le fait que le Groupe Zède s’en sorte souligne bien cette dimension de leur interprétation : ils sont, tous les trois, dotés d’une impressionnante présence scénique. Une grande partie de l’intensiité des situations qu’ils construisent entre eux passe d’ailleurs par le regard, qui n’est presque jamais attaché à autre chose qu’à l’un des deux autres partenaires.

Et tout aussi bien une certaine forme de théâtre prend aussi sa place dans le spectacle, à un moment donné. Un théâtre corporel évidemment, muet, visuel, qui campe des situations plus ou moins claires par le jeu et par l’emploi de signes modestes – deux coupes de champagne, une table et une chaise, un tapis, une lampe de chevet qui descend des cintres, quelques notes de musique. Certains meubles pourront d’ailleurs être intégré aux acrobaties. Cette adjonction bienvenue au vocabulaire artistique déjà déployé permet au Groupe Zède de creuser son propos de fond, qui est d’explorer la relation au travers de son cirque.

Sur ce terrain, que les artistes placent ici au croisement de la narration et de la suggestion, avec des scènes très métaphoriques alternant avec des indications beaucoup plus univoques. On a en tout état de cause clairement la sensation de traverser des moments d’une grande intensité. Le corps et l’individu se confondent pour n’être plus qu’une entité réconciliée : ce qui compte ici n’est pas l’intériorité mais la confrontation à l’autre – ce qui n’interdit pas complètement les soli, mais impose la scène de groupe, à deux et souvent à trois, comme la norme du spectacle. 

Dans l’écriture, une progression est très nettement sensible, entre les moments de fusion, les moments d’opposition, des endroits troubles où l’interaction devient possible attirance, le tableau du déchirement du groupe quand deux membres du groupe se retrouvent à vivre un moment dont le troisième se sent exclu. C’est toute la complexe interdépendance des relations humaines qui se rejoue, dans une éternelle recherche d’équilibre entre besoin d’être en lien et d’être objet d’attention, et besoin aussi d’exprimer ses besoins propres et son individualité. On n’ira pas jusqu’à voir dans le spectacle l’histoire d’un trouple et de ses tâtonnements pour trouver sa dynamique – on pense que le propos doit être lu de façon plus générale. Mais il reste intéressant de penser que les trois individus qui composent le Groupe Zède ont nécessairement dû passer par la recherche de leur propre dynamique sur le plan professionnel autant que sur le plan relationnel, et Três se nourrit aussi, nécessairement, de cette dimension biographique.

On finira en soulignant le point auquel la dimension visuelle du spectacle est réussie. Que le spectacle soit sobre n’implique pas qu’il ne soit pas beau. La mise en lumière des corps, très fine, permet d’en souligner les mouvements comme la plastique. La première scène où les trois interprètes sont tous vêtus à l’identique, pantalon noir et torse nu, est vraiment belle en même temps qu’habilement désexualisée : entre le corps d’Antonin de dos, avec ses cheveux longs, et le corps de Joana de dos, avec ses cheveux légèrement plus courts, les muscles de l’une et de l’autre tendus par l’effort, bien malin qui pourrait dire lequel est un corps d’homme et lequel est un corps de femme. Le choix habile des musiques, dominés par des guitares saturées mais capable de laisser place à des sons latinos ou plus soul, accompagne très bien le déploiement de la dramaturgie.

En somme, Três est une forme assez ramassée, à l’énergie intense, aux tableaux réussis, qui aspire le public dans le tourbillon de relations complexes, faites de temps de fusion mais aussi de temps de friction. C’est un spectacle intelligent, aussi puissant que délicat, à découvrir à la première occasion donnée.

GENERIQUE

Joana Nicioli, Antonin Bailles et Leonardo Duarte Ferreira : auteurs/autrice, interprètes

Roberto Benz : création sonore

Anne-Sophie Mage : création lumière

crédit photo : Tomás Amorim

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Mathieu Dochtermann
Passionné de spectacle vivant, sous toutes ses formes, des théâtres de marionnettes en particulier, du cirque et des arts de la rue également, et du théâtre de comédiens encore, malgré tout. Pratique le clown, un peu, le conte, encore plus, le théâtre, toujours, le rire, souvent. Critère central d'un bon spectacle: celui qui émeut, qui touche la chose sensible au fond de la poitrine. Le reste, c'est du bavardage. Facebook: https://www.facebook.com/matdochtermann

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