Cirque
Avec le cirque jouer avec les corps et les représentations : soirée “Cuir” + “En outre”

Avec le cirque jouer avec les corps et les représentations : soirée “Cuir” + “En outre”

20 March 2022 | PAR Mathieu Dochtermann

Le service culturel de la ville de Pantin a eu la très bonne idée de programmer, les 18 et 19 mars, deux spectacles de cirque qui ont en commun de faire la part belle au corps, aux représentations qui l’accompagnent, à ce qu’il dit de nous et de notre relation à l’autre. Voir consécutivement En Outre (Marie Jolet et Julien Vadet) et Cuir (cie Un loup pour l’homme) est une expérience riche et réussie.


En outre : le rapport homme/femme questionné par le corps 

En outre de Marie Jolet et Julien Vadet ouvrait la soirée, un spectacle de portés qui ne mise pas sur le spectaculaire mais sur l’humour et le concept. En effet, il s’agit ici de renverser les conventions… et de regarder ce que cela produit. C’est presque de l’anthropologie circassienne, avec un brin de malice et de provocation. Une femme entre en scène, se campe devant le public installé en demi-cercle, prend le temps de planter son regard dans celui de plusieurs spectateurs, avant d’énoncer : “J’attends.” Cette attente, elle la décrit ensuite par le menu, par tout ce qui se passe dans son corps, ses pieds qui prennent racine dans le sol dans le prolongement de son bassin, sa cage thoracique comprimée. On aurait pu croire d’abord qu’elle décrivait l’expérience d’attendre, comme nous, le spectacle, mais on se rend bientôt compte que son histoire est toute autre : “J’ai un phoque sur le dos. Ou plutôt un morse,” conclue-t-elle.

Cette histoire est une jolie manière d’introduire un spectacle qui repose tout entier sur l’inversion, inversion des conventions et inversion des attentes qu’elles induisent. Car la femme est ici la porteuse, tandis que son camarade de jeu, voltigeur, est passablement plus massif qu’elle ne l’est, et est un homme. Inversion des genres en même temps qu’inversion des corpulences : ce n’est pas la toute première fois que l’idée est exploitée sur scène – mais on croit pouvoir dire qu’il s’agit du premier spectacle de portés qui la prend comme propos central voire exclusif.

Une première série de figures est exécutée en silence, du trône à la planche. Puis les deux circassiens les reprennent, cette fois en dialoguant entre eux, en explicitant leur point de vue, leurs sensations. Ce commentaire permet de déployer les enjeux : beaucoup de choses se jouent sur le plan physique, celui de la pure résistance du corps de la porteuse ou du centre de gravité du voltigeur, mais beaucoup de choses se jouent aussi sur un plan symbolique, qui donne lieu à des échanges faussement naïfs. “En fait, moi, ma position fait que je te demande tout le temps comment ça va, tandis que toi tu ne me fais que des retours techniques”, fait remarquer Julien, soulignant ainsi que dans la communication entre la personne qui porte et celle qui est portée, la seconde a structurellement des postures associées au genre féminin – le fait de prendre soin de l’autre – tandis que la première a un rôle qui appelle des postures masculines – l’attention à l’efficience, la technique dépassionnée.

C’est un spectacle sur la relation, qui cherche à établir un contact avec le public – les regards soutenus échangés avec les spectateurs en sont le témoin clair.

C’est très intelligemment construit, en même temps que c’est plein d’humour, y compris d’une bonne dose d’auto-dérision qui est très agréable. En revanche, c’est un spectacle assez contemplatif, plutôt cérébral, qui se construit dans une certaine lenteur : ce n’est pas désagréable d’avoir cela au cirque de temps à autre, et d’approcher le corps d’une façon un peu moins immédiatement incarnée… mais les 40 minutes du spectacle ne sont pas explosives, et il est parfois difficile de rester concentré quand la proposition ne renvoie pas beaucoup d’énergie.

Cuir : les masculinités questionnées par le corps

Deuxième volet de la soirée, le spectacle Cuir de la compagnie Un loup pour l’homme déployait toute son impressionnante puissance, en même temps que son inscription dans l’exploration des territoires troubles qui s’ouvrent lorsque l’on met en jeu les corps. Cette proposition faisait donc écho de façon souterraine à la première partie de soirée.

Cuir peut en effet s’aborder, lui aussi, comme une sorte d’anthropologie du corps par le cirque, mais ce coup-ci du corps masculin. Deux hommes musculeux, chichement vêtus de boxers et équipés chacun du même harnais en cuir présentant de nombreuses prises, vont interagir pendant là aussi une quarantaine de minutes. Le spectacle fait assurément appel à des disciplines de cirque, les portés, les acrobaties au sol, mais il emprunte également aux arts martiaux, au premier rang desquels la lutte. C’est un essai sur ce qu’est la traction, sur le fait d’empoigner ou d’être empoigné, de manipuler le corps d’un autre homme.

Il se joue des choses immensément troubles et complexes dans les interactions des deux interprètes, qui appliquent toute leur puissance musculaire à jouer l’un avec l’autre, dans une véritable prouesse de force et d’endurance, qui se retrouve toutefois reléguée au second plan tant le décryptage des intentions finit par prendre toute la place. Ce qui est fascinant, au final, n’est pas tant les relations entre les deux hommes, et la façon dont elles sont écrites pour le spectacle, que la manière dont elles sont décryptées et reçues par les membres du public, diversement troublés, impressionnés, amusés par leur teneur.

Si on devait résumer ce qui se dégage des deux hommes en scène, on dirait que ce qui domine est la dimension de jeu. Un jeu viril, fait de confrontations, de défis, de démonstrations de force, de simulations d’une soumission obtenue par la contrainte. Caricaturalement des jeux de garçons, pris dans une forme exagérément pure et forcés jusqu’au bout de leur logique. Mais c’est bien à cet endroit culturellement identifié que l’on se situe : des hommes qui apprennent à être hommes en mettant en scène leur force. Rien que cela peut inspirer des centaines de commentaires.

Mais, au-delà, d’autres registres se déploient. Il y a un registre guerrier, évidemment, qui n’est de toutes façons pas étranger aux jeux de garçons : pas seulement dans les prises et projections empruntées aux arts martiaux, mais aussi très explicitement dans des gestes qui miment un tir à l’arc ou à la carabine. Il y a aussi un registre homoérotique très net : non seulement dans l’extrême proximité de ces corps dénudés, en sueur, qui s’aggripent l’un à l’autre, et dans la présence de ces harnais qui renvoient très directement à des accessoires érotiques, mais aussi dans des gestes de désir, des frôlements qui quittent le registre de la masculinité musclée et confrontationnelle, des regards qui s’adoucissent. Et il y a en outre une exploration des rapports de domination, pas seulement physique mais aussi mentale : comment la hiérarchie entre celui qui est au-dessus et celui qui est en-dessous est régulièrement testée dans des moments de tension, comment le dominé dans un jeu très SM peut inviter la domination et en jouir, contrôlant ainsi celui qui l’exerce, comment enfin la domination – celle-là en tous cas – est aussi relation et invite donc in fine le geste de tendresse, l’attention à l’autre.

Impossible de rester en retrait face à ce spectacle qui commande l’attention : au-delà des sous-entendus extrêmement puissants qu’il charrie, il dégage une énergie peu commune, et la proximité du public placé en bifrontal lui permet de ressentir le déplacement d’air des courses et des placages, de percevoir les craquements du cuir des harnais, de capter un peu de l’odeur âcre de la sueur qui couvre les peaux. Dans la confrontation, dans les cris et les halètements, se joue une mise en scène du pouvoir, l’un et l’autre des protagonistes offrant son propre corps comme un agrès destiné à être utilisé par l’autre.

Cette coopération-opposition consentie est la métaphore trouble de beaucoup de rapports humains, en tous cas de beaucoup de rapports humains empreints d’un imaginaire masculin. En même temps, Cuir permet de ne pas en désespérer : dans ce rapport tout en muscle, tout n’est pas que compétition et domination du plus fort, il y a une large part de coopération consentie et aussi des gestes de tendresse, dont le plus beau est sans doute le moment où chacun des deux hommes prend une serviette pour essuyer avec application la transpiration qui baigne le corps de l’autre.

Pour autant, on n’arrive pas à se détacher – peut-être la présence d’une guerre proche y contribue-t-elle – de la violence, même jouée, même implicitement consentie, qui s’insinue partout dans cette masculinité telle qu’elle est dépeinte par les auteurs de Cuir. On ne soupçonne pas le spectacle d’être un éloge de la force brute et de la soumission d’autrui – mais on a du mal à oublier pour autant que pour beaucoup de masculinistes mal inspirés il s’agit de l’essence même de la masculinité, on a du mal à ignorer que le culte de la force soit à la fois la matrice des guerres et le berceau des dominations, et c’est très dérangeant, car Cuir y renvoie sans cesse. Peut-être est-ce en cela que le spectacle est le plus habile : en flirtant avec la représentation des vrais démons qui comptent parmi les pires cancers de nos sociétés, il nous oblige à nous confronter à ce qu’ils ont déposé en nous.

En tous cas, c’est un spectacle extrêmement fort émotionnellement, qui interroge et bouscule en même temps qu’il amuse et séduit. Une grande œuvre de cirque, sans l’ombre d’un doute. Qui clôt une très belle soirée en forme de diptyque.

GENERIQUE

EN OUTRE

de et avec : Marie Jolet et Julien Vadet
aidé de : Bastien Mignot, Frédéric Arsenault , Arnaud Ferrera et Lauriane Houbey
costumes : Clémence Marin
création lumière : Jean Ceunebrouke

produit par Full Full avec Manon Durieux

CUIR

Créateurs: Arno Ferrera, Mika Lafforgue et Gilles Polet
Direction artistique : Arno Ferrera
Interprètes : Arno Ferrera et Gilles Polet
Regard extérieur : Paola Rizza
Regard chorégraphique : Benjamin Kahn, Gilles Polet
Regard sonore: Amaury Vanderborght
Avec la complicité d’Alexandre Fray
Création lumière : Florent Blanchon
Régie lumière et son : Pierre-Jean Faggiani
Artisan sellier : Jara Buschhoff
Conception costumes : Jennifer Defays
Administration, production, diffusion : Caroline Cardoso, Lou Henry, Anaïs Longiéras

photo : ©PJ Faggiani

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Mathieu Dochtermann
Passionné de spectacle vivant, sous toutes ses formes, des théâtres de marionnettes en particulier, du cirque et des arts de la rue également, et du théâtre de comédiens encore, malgré tout. Pratique le clown, un peu, le conte, encore plus, le théâtre, toujours, le rire, souvent. Critère central d'un bon spectacle: celui qui émeut, qui touche la chose sensible au fond de la poitrine. Le reste, c'est du bavardage. Facebook: https://www.facebook.com/matdochtermann

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