Cassiel Gaube : “Je souhaite laisser apparaitre la musicalité des corps”
Cassiel Gaube devait présenter son trio de danse “Soirée d’études”, du 19 au 21 novembre, à la Ménagerie de verre, pour les Inaccoutumés. Cela ne sera pas possible tout de suite, mais avant l’annonce du confinement, nous avons eu l’occasion de le rencontrer et d’avoir quelques perspectives sur son projet chorégraphique.
Pouvez-vous raconter votre parcours et comment vous en êtes arrivé à vous spécialiser dans la danse “house” ?
Ma première pratique corporelle ça a été le tai-chi de 14 à 17 ans. Ce n’est qu’à 17 ans que j’ai découvert la danse ; je n’avais jamais vraiment dansé jusqu’alors et je n’y étais pas initié. J’habitais alors Bruxelles et je me suis rendu compte que la scène de danse contemporaine était extrêmement vivante là-bas. Je m’apprêtais, à ce moment-là, à commencer à étudier la physique à la FAC, mais j’ai décidé de prendre 1 an pour danser, qui finalement s’est transformé en 4. J’ai commencé à m’entrainer dans des cours ouverts à Bruxelles, et la même année, il y avait une audition pour P.A.R.T.S, une école de danse contemporaine. Ils m’ont pris et donc j’ai passé les trois années suivantes dans la formation. J’étais extrêmement nourri et heureux d’être initié et exposé à toutes les pratiques kinesthésiques de corps qui m’étaient proposés et de la consistance technique des entrainements et des cours théoriques. Cela dit, ce qui m’est progressivement apparu, c’est qu’ayant commencé à danser fort tard, il était important pour moi de m’initier à d’autres types de pratiques que celles que l’on retrouve dans la danse contemporaine avant de me mettre à réaliser mon propre travail. Donc, ce que j’ai décidé de faire, après avoir terminé P.A.R.T.S, fut de suivre ma fascination pour les danses hip-hop, en consacrant un temps non limité à me plonger dans l’étude de différentes danses hip-hop. C’est à ce moment que je suis venu ici à Paris, parce que j’avais entendu partout que c’était l’un des centres de la danse hip-hop, avec l’une des plus grosses communautés au monde, particulièrement vivante, et de haut niveau. Finalement, j’y suis resté deux années pendant lesquelles j’ai dédié tout mon temps à pratiquer et à rencontrer des membres de la communauté hip-hop.
Donc, c’est en passant par la danse hip-hop que votre intérêt pour la danse “house” s’est développé ?
Exactement ! En fait, la “house dance” est l’une des danses que l’on retrouve dans l’archipel des danses hip-hop. Elle s’est principalement développée dans les clubs, sur de la musique house, mais avec un vocabulaire corporel qui est vraiment issu du hip-hop. La house est vraiment une synthèse, encore en mouvement aujourd’hui, de toute une série de danses, c’est pour cela qu’elle m’intéresse vraiment. C’est vraiment une synthèse de hip-hop, de salsa, de claquettes, etc… C’est ce que j’aime beaucoup et c’est ça qui fait aussi que je l’emploie comme point d’entrée dans mon étude des danses sociales et urbaines, dont la danse hip-hop et par extension la danse house font partie.
L’imaginaire de la “house” est énormément associé aux “rave parties”, à l’univers des clubs, etc… Je me demandais si dans votre spectacle vous cherchiez à faire référence à cet univers-là ou au contraire à vous en détachez ?
Je suis conscient que je crée un travail pour un environnement théâtral et ça, c’est une donnée avec laquelle je veux travailler, je veux jouer. Je sais également que ce que je propose d’amener dans l’espace théâtral, c’est un objet chorégraphique qui explore les possibilités d’une technique de danse qui est intrinsèquement sociale. Car, la danse house est un médium relationnel fait pour être dansé ensemble comme toutes les “street dances”. Néanmoins, mon propos n’est pas de reconstituer une fête sur scène, ni de créer un événement participatif dans lequel les gens se sentiraient immergés dans l’univers des clubs. Mon projet c’est surtout d’explorer, de mettre à jour, de mettre en valeur la complexité kinesthésique de cette danse. Ce qui me fascine dans ces danses sociales, c’est la manière dont un vocabulaire de pas communs s’est construit autour de communautés d’individus qui ne sont pas forcément restés danseurs toute leur vie. Le processus d’avènement de ces danses, ce sont des gens qui dansent ensemble, qui jouent, qui expérimentent, qui recherchent, se transmettent de la connaissance, qui apprennent… Et, une fois, qu’un mouvement est jugé remarquable, intéressant, surprenant, il est identifié, nommé et donc plus aisé à transmettre et apprendre. Ce processus de création et transmission d’un lexique de mouvements permet à cette danse d’atteindre une complexité kinesthésique, qui me semble-t-il, n’est pas atteinte de la même façon dans le champ de la danse contemporaine. Car les techniques qui y sont développées ne sont pas aussi codifiées, aussi organisées. Donc, elles peuvent moins facilement devenir des formes “open source”, libres-services, où chaque nouveau contributeur peut piocher et ajouter sa propre ligne de codes.
Donc vous voyez un lexique plus codifié et plus riche dans lequel piocher avec la danse house ?
En fait, ce qui m’intéresse, c’est de développer un objet chorégraphique au sein d’un écosystème de pratiques déjà préexistantes, complexes et déjà précisément organisées. Disons que je cherche à emmener cette complexité déjà existante à un niveau suivant, en me basant sur le travail déjà réalisé par tous les gens qui sont passés avant moi. Je ne veux pas repartir de zéro, mais poursuivre le travail d’expérimentation que d’autres danseurs ont déjà commencé… avec tellement de clarté et d’intelligence. Donc, ce que j’essaye de dire à l’avance, c’est que ce que je fais n’est pas un travail de création ex nihilo mais vraiment un travail de transformation de formes déjà existantes, dans un effort de contribuer à l’avènement de formes encore plus complexes, encore plus pensantes, encore plus stimulantes.
C’est donc pour cela que vous qualifiez votre travail d’ “étude”” ?
Exactement ! Parce que j’explore, j’étudie, j’investis les possibilités compositionnelles de ce lexique préexistant.
Quand on parle de “house”, on pense également à la musique, y en aura-t-il dans votre spectacle ?
Pour la pièce, j’ai fait le choix que l’immense partie de la pièce se passe dans le silence. La raison de ce choix c’est que je souhaite mettre en valeur, laisser apparaitre la musicalité des corps, la musicalité des mouvements. Puis, je veux également nous permettre d’écrire cette danse dans des tempos, des rythmes, des mètres non binaires, qui ne sont pas présents dans la musique house. Donc, je choisis le silence pour ouvrir un espace dans lequel la musicalité des corps peut résonner.
Est-ce que dans votre travail, vous explorez ce côté “freestyle”, improvisé, que l’on retrouve beaucoup dans la danse house ?
La réponse la plus honnête et directe, c’est “non” ! En fait, ce qui m’intéresse c’est d’inviter les spectateurs à une activité de décryptage, de décodage de ce qu’ils voient. Pour cette raison, je souhaite que la composition de la pièce soit extrêmement claire et précise. Ce que je tente de faire dans Soirée d’études, c’est d’explorer dans chaque petite “étude”, les possibilités compositionnelles d’un paramètre particulier de la danse house. Donc dans chaque étude, nous investiguerons une variable différente, comme une lettre dans une équation, ou une composition de variables spécifiques de façon à tisser des objets complexes, tout en permettant aux spectateurs de détecter les logiques à l’œuvre dans l’élaboration et dans l’avènement du mouvement.
Votre précédent projet était un “solo”, qu’est ce que cela change de passer d’un projet solitaire à un travail en trio ?
La raison principale de choisir de faire un trio après un solo est que je souhaite vraiment mettre en avant la dimension relationnelle de la “house” en tant que danse sociale, danse de club. Se faisant, j’espère révéler que cette danse est réellement un médium relationnel parce que c’est un langage extrêmement précis, qui peut donc être employé par les corps pour communiquer entre eux. Ce qui m’intéresse alors c’est surtout de jouer avec les relations des corps comme matériel premier.
Une autre raison d’avoir choisi ce format trio après mon solo c’est également d’avoir plusieurs corps très différents, de sorte que la multiplicité des registres d’interprétations soit évidente et “brille” au milieu de l’unisson des corps.
Donc, vous cherchez tout de même à mettre en avant les variations possibles entre différents corps effectuant les mêmes gestes ?
Exactement ! Je veux que les registres d’interprétation différents de chaque danseur soient visibles dans le contexte d’une pièce, d’une chorégraphie extrêmement écrite. Je pense que ce sera cela le contraste intéressant, de voir comment des corps très différents interprètent une pièce absolument écrite dans laquelle, très souvent, les trois danseurs font la même chose ; néanmoins, en tant que spectateur, il sera tout à fait possible d’être sensible aux différences dans la manière dont ces différents corps parlent le même langage. C’est à travers ce paramètre que la part de liberté de la danse “house” trouvera à s’exprimer ; cette part de liberté vient d’ailleurs du fait qu’historiquement la “house” est une danse extrêmement inclusive de différentes manières d’être, de bouger, de se représenter et de s’identifier. Donc, il ne faut pas oublier que c’est une danse qui a vraiment une histoire d’être inclusive et acceptante de cultures en minorité, que ça soit la communauté gay, noire ou latino…
Y a-t-il un travail plus important de l’espace dans ce trio que dans votre projet solo ?
Oui et non. Dans le solo, je travaillais et j’investissais énormément l’espace, mais ce qui change beaucoup une fois que nous sommes trois sur scène, c’est qu’un espace seul ou un espace à trois sur scène n’est plus du tout le même. Là, je peux commencer à écrire un espace inter corporel, la distance entre les corps, la surface entre trois corps, tandis que lorsque je suis seul, j’écris uniquement la position d’un corps.
Enfin, comment avez-vous travaillé en période de confinement ? Quels effets la crise de la covid a-t-il eu sur votre travail de création ?
Une conséquence collatérale du confinement a été que l’on a continué le processus de création à distance, principalement par Whatsapp. J’envoyais par messages écrits, vidéos ou vocaux des propositions, des instructions de travail, et, chacun, nous filmions nos exécutions de ces propositions avant de nous les envoyer sur le groupe. À partir de ces vidéos, je réfléchissais et définissais le travail du jour suivant. Assez étonnamment, cela a eu un certain effet productif, en me faisant réfléchir encore plus aux cadres conceptuels avec lesquels j’appréhende et j’analyse la technique et le langage de la house.
Visuel : Portrait Cassiel Gaube © Delphine Lebon