Rap / Hip-Hop
Rocé : « Même nos révoltes finissent par faire partie du divertissement »

Rocé : « Même nos révoltes finissent par faire partie du divertissement »

15 February 2013 | PAR Stéphane Rousset

Il cite Frantz Fanon ou Kateb Yacine comme influences. L’autoproclamé « rappeur-philosophe » Rocé nous livre un 4ème album aux productions minimalistes, pour mieux faire entendre son discours. Une plume à l’image de son auteur : incisive, lucide et sans fioritures. Rencontre avec un MC qui cultive sa singularité.

Dans « En apnée », le morceau qui lance ton album, tu te positionnes en marge du système, notamment sur le terrain des valeurs. Que lui reproches-tu ?
Ce n’est pas anodin de voir qui la société d’aujourd’hui valorise. C’est une société d’apparat, qui valorise la réussite matérielle. On l’a vu avec le président bling-bling, on va mettre en valeur les Rolex, etc. A l’inverse, ceux qui détiennent le savoir, c’est à dire les professeurs, les philosophes, par exemple, sont vus comme les ringards de la société, ceux qui n’ont rien compris. On va les ringardiser, les caricaturer, avec la pipe, le pantalon en velours, la veste poussiéreuse, les livres poussiéreux, etc. Il vaut mieux faire HEC que de faire des études pour devenir chercheur au CNRS. Si on compare notre société avec celle d’il y a 30-40 ans, la différence, c’est qu’à l’époque ce qui était une richesse, c’était le savoir, alors qu’aujourd’hui ce sont les apparences.

Les artistes sont-ils devenus des produits comme les autres ?
« Tu vas construire une œuvre, que tu vas mettre des années à mûrir, pour pouvoir exprimer un peu toutes tes pensées, et au final tu finis par en faire de la promotion, parce que dans le monde dans lequel on vit, c’est comme ça que tu la présentes, sous forme de promotion : tu parles entre deux pubs pour de la bouffe ou autre chose. Quelle que soit l’émission de télé, ils sont pris par le temps, ils sont chronométrés, ils ont des oreillettes pour savoir ou ils en sont. Toi tu viens pour parler d’une œuvre et tu sais que ton temps est compté et qu’il faut bien que tu choisisses tes mots pour en parler. Et selon comment tu vas en parler, tu te laisses des chances ou pas que les gens aillent la découvrir. »

Une grande partie du rap d’aujourd’hui – disons le rap « dominant » – est devenu la caricature qu’en faisaient les médias dans les années 90. Une caricature que dénonçait le rap à l’époque. Comment expliques-tu cette évolution?
C’est la loi du bizness. Si tu veux vendre des disques, faut que tu sois un emballage, faut que tu sois ce que les gens veulent acheter. Commercialement parlant, plus tu vas ressembler à la caricature, plus tu vas être vendable. Le marché de la musique est dirigé par des gens qui savent « contrôler les rayons » et qui se disent « bon ben le rap faut que ça parle de sexe et de violence ». Alors toi, plus tu vas ressembler à cette caricature, plus ils vont te mettre en avant.

“Ils”, c’est à dire ?
Ceux qui tiennent les réseaux médiatiques, c’est à dire les grosses radios hip hop. Aujourd’hui, on sait très bien ce qu’elles veulent.

D’une certaine manière, c’est aussi ce que demande le public ?
Le public…aujourd’hui oui, parce que c’est ce qu’on lui donne maintenant depuis plus de dix ans, mais le public, à la base, il ne demandait rien, il prenait ce qu’il y avait. Tu vois bien comment ça a évolué. Tu prends les premiers albums de rap français, le langage est soutenu, les mecs se comportent bien, ils ont un regard assez critique sur les choses, ils écrivent mieux que dans la varièt’, et ils sont loin d’être à côté de leurs pompes, ils sont responsables. Et puis plus ça évolue, plus ils ont cette attitude et cette image, comment dire… d’artistes maudits, écorchés, à côté de leurs pompes, pas dans la réalité. Une image qui doit faire rêver l’auditeur. Ou le faire rêver, ou lui faire peur. Bien sûr, dans cette évolution, il y a une double responsabilité, à la fois des artistes et des médias qui les mettent en avant.

Est-ce une fatalité ?
Il y a toujours des gens qui fonctionnent en parallèle, avec leur propre petit réseau, le live par exemple. T’as des artistes qui marchent très bien en live, qui font énormément de concerts, de tournées, qui vendent aussi du coup beaucoup de marchandising, sans passer par ces réseaux-là, sans faire de télé, sans faire de grosse radio. Aujourd’hui, ce dont on peut être content, c’est qu’il n’y a pas un seul rap qui existe, il y a plein de raps. Il y a autant de rap que de rappeurs, et autant de discours que tu peux entendre ici ou là. Chacun peut y prendre ce qu’il veut.

As-tu l’impression d’assister à une uniformisation de la musique?
C’est notre société qui veut ça. Ce n’est pas valable seulement pour la musique, c’est valable pour tout. Tout devient uniforme, on a uniformisé les goûts. La nourriture, les habits, etc. Même la télé, on a énormément de chaînes, mais elles passent toutes la même chose. Et dans la musique c’est pareil, tout le monde veut le même son, le même mix, le même style d’instru… mais c’est global, ce n’est pas propre au rap.

Dans « Mon rap ne tient qu’à un fil » tu dis « Ca sert à rien de lever le poing s’il tient par une ficelle ». Est-ce que tu peux expliciter ?
Dans ce morceau, ce que je dis, c’est soit tu fais le pantin, tu te laisses porter par toutes les ficelles de la société, et tu es soulagé ; soit tu fais le choix de faire ta route indépendamment, mais dans ce cas, tout ne tient qu’à un fil. J’ai développé tout le texte autour de cette image. Ce que je veux dire, c’est qu’à partir du moment où tu as choisis de faire le pantin, t’as beau faire le rebelle, ton poing levé tient par un fil au final. C’est juste de la poésie, avec aussi derrière l’idée que même nos révoltes sont récupérées, même nos révoltes finissent par être de l’événementiel. Elles finissent par faire partie du divertissement.

Dans le morceau Habitus, qui est clairement une référence à Pierre Bourdieu, tu t’interroges : « Qu’est ce qui pousse un jeune à garder l’argot et la démarche, alors qu’il sort de l’horizon et prend de l’âge ? ». As-tu une réponse à cette question ?
Plus qu’une question, c’est une tristesse, un constat triste. Quand quelqu’un, à 40 balais, a encore une démarche d’adolescent et parle encore avec un langage d’adolescent, c’est qu’il se trouve dans un lieu et dans un environnement qui transpirent ça, et c’est comme ça qu’il est le plus à l’aise. Il s’est adapté à son milieu, ce n’est pas une faiblesse, c’est une question d’adaptabilité. Mais on ne lui a donné le choix de ne s’adapter qu’à ce milieu-là. Et s’il n’est jamais sorti de cet environnement-là, à cet âge-là, il ne changera pas. Le problème c’est que cet environnement, on nous enferme dedans. Il faut qu’on nous donne le choix. On t’emprisonne dans un lieu qui a ses habitudes, dès l’école, et ces habitudes vont peser ensuite dans tes choix, dans ta vie.

C’est un discours récurrent dans le rap. Ce qui l’est moins, c’est le choix que tu fais de parler aussi d’autres milieux, de dire que les riches sont eux aussi prisonniers de leur environnement…
Bien sûr. Ce n’est pas une faiblesse de s’adapter à son environnement, c’est la nature de l’homme. Les riches ne sont pas plus habiles. Eux aussi s’habituent à leur environnement, eux aussi sont prisonniers de leur manière de parler, sauf que leur manière de parler, on ne voit pas ça comme un défaut, ni comme une emprise de leur milieu, mais plutôt comme une forme de noblesse.

C’est d’ailleurs l’un des rares morceaux ou tu t’adresses directement aux adolescents. Est-ce que tu penses que ton message peut-être reçu ? Est-ce que c’est l’une des vocations du hip hop ?
Il peut être reçu, si on clippe le morceau et qu’il passe sur les chaînes. Mais je ne pense pas que le hip hop ait cette vocation. Je pense que certaines œuvres peuvent l’avoir, que ce soient un morceau de rap, un film, une série, un dessin animé. Je ne pense pas qu’il faille faire porter sur les épaules d’un rappeur la vocation de transmettre. Quelle que soit l’œuvre elle peut le faire, un rappeur pas plus qu’un autre artiste. De toute façon, au final, ce n’est pas toi qui maîtrise ce que les gens vont retenir, ni, surtout, sur quoi ils vont se concentrer. Par exemple, moi je fais un morceau comme ça, mais si le disque ne passe que sur France Inter, je ne pense pas que ca servira à quelque chose. Par contre si ce morceau-là, j’en fais un clip, pour qu’il passe sur les chaînes, alors dans ce cas peut-être. Mais là encore, c’est pas sûr. C’est pas moi qui choisis, et ce qui a été transmis ou non, je n’en saurai jamais rien

Dans « Le sourire des villes », tu parles de « dictature de la gaieté ». C’est-à-dire ?
Quand tu vis dans une grosse ville, tu ne sais jamais comment les gens sourient, c’est rarement un sourire sincère, un sourire naïf. Un sourire peut dire beaucoup de choses. Quand je parle de dictature de la gaieté, c’est à propos des meufs. On leur demande d’être belles, de sourire. Elles sont obligées de sourire, sinon on ne les calcule pas. Dès qu’une meuf s’énerve, on va dire « elle est hystérique ». Un mec qui ne sourit pas, on va se dire « il a du caractère ». C’est cette différence que je dénonce. A l’inverse, un mec avec un sourire un peu niais, on va dire qu’il est un faible, alors qu’une femme qui a un sourire un peu niais, on va dire qu’elle est charmante. On vit dans une société dirigée par les hommes, donc forcément, on organise l’image de la femme en fonction du désir et des besoins des hommes. C’est bien si elle sourit, qu’elle rigole à nos blagues et qu’elle est toujours joyeuse…

Rocé, « Gunz n’ Rocé », (Hors Cadres / Differ-ant), sortie le 4 mars

En concert le 21 février au Divan du Monde
14 février 2013 : Run Ar Puns – Chateaulun (29)
15 février 2013: Fest Hip Hop Session à Stereolux – Nantes (44)
16 février 2013: Fest Hip Hop session – Stereolux avec Kenny Arkana – NANTES
16 mars 2013 : Festival avec le Temps – Nomad Café – Marseille
30 mars 2013 : Festival l’Original à la Sucrière – Lyon (69)
19 avril 2013 : Nuits Zebrees – Confort Moderne – Poitiers
Tournée à venir…

visuels (c) TCHO

Israel Galvan : Le Réel/ Lo Real/ The real
Silver Spoon T1 : Bonjour veaux, vaches et cochons
Stéphane Rousset

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