[Chronique] « This Is All Yours » : le retour grandiose d’Alt-J
Deux ans après la déferlante provoquée par l’extraordinaire An Awesome Wave, les Anglais d’Alt-J, passés du quatuor au trio après le départ de leur guitariste et bassiste Gwil Sainsbury, reviennent avec un second album qui, s’il ne parvient pas à se hisser aussi haut que le premier, confirme toutefois le talent d’orfèvre de l’un des plus grands groupes de rock alternatif de sa génération. Les rois d’hier, ce coup-ci, seront aussi ceux de demain.
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On tentera d’abord de retenir la leçon : il ne fallait donc surtout pas se baser sur l’écoute exclusive des premiers morceaux livrés ces dernières semaines en guise d’extraits sonores (« Hunger of the Pine », « Left Hand Free », « Every Other Freckle ») pour se faire un avis sur ce This Is All Yours, qui, isolés, peinaient à dépasser le cadre de l’anodin et du tout juste recevable. Le second acte de la grande aventure Alt-J, en effet, se doit d’être écouté au calme, et dans sa totalité, pour que l’on puisse mesurer une nouvelle fois l’incroyable richesse qui s’en dégage.
Il ne faudra donc pas hurler à l’arnaque et à la sortie de route (si fréquente) au virage du second album, mais une nouvelle fois au génie. Car l’album n’a pas commencé depuis 4 minutes que la bouche se trouve déjà bée, et les tympans écartés, surpris par le nombre de contrées que nous a fait visiter le trio du Nord de l’Angleterre en un temps aussi réduit…Flûte aux résonances andines, chœurs de tragédies antiques, mysticisme de l’au-delà, instrumentations moyenâgeuses, voix au vocodeur boursouflé, incantations martiales, et bien sûr, la voix tracassée et nasillarde de Joe Newman, venu apporter un peu plus de baroque à une cacophonie pop déjà largement fantasque…Voilà une « Intro » grandiose pour un album en forme de champ d’expérimentation gigantesque et de carnet de voyage spatial et temporel.
Un voyage, ou plutôt, une longue et enrichissante conversation engagée au sein d’un pays inconnu et en langues étrangères, où les sonorités se répondent, s’entremêlent, se coupent la parole, mais ne tombent jamais dans la dispute inaudible et nuisible. Car chaque note est ici ancrée au sein d’un dialogue collégial dans lequel tous ont le droit de se faire entendre. Il y aura le passage par Bristol, capitale du trip-hop traumatique (« Hunger of the Pine », « The Gospel of John Hurt »). Et puis celui par le Sud-Est des États-Unis, où la country aux tendances blues-rock rivalise sur « Left Hand Free » avec les morceaux les plus épicés des White Stripes ou des Black Keys. Il y aura aussi la très simple alliance guitare acoustique / voix (« Pusher »), et le voyage sur les rives du Styx (« Choice Kingdom »), ou vers celui d’une clairière remplie de gentils oiseaux aux sifflements volatils (« Warm Foothilld »).
Il y aura aussi le passage par la ville Japonaise de « Nara », où l’électro-folk adouci et scintillant servira un propos écarté de la thématique « fracture amoureuse » (largement utilisée ici) pour se couvrir d’un voile social, et qui militera alors pour l’égalité de droits homosexuels / hétérosexuels. De philanthropie, on s’en souvient, Alt-J en avait déjà fait l’étalage sur « Taro », qui concluait toute en émotion le premier album des Anglais, qui rendait hommage au photographe Robert Capa, décédé après avoir posé le pied sur une mine antipersonnel…
An Awesome Wave, justement, les garçons originaires de Leeds s’en imprègnent encore largement, allant jusqu’à tisser entre les deux créations discographiques une filiation directe et ostentatoire, en proposant la seconde partie de « Bloodfood », qui figurait sur le premier. Le morceau mêle ainsi cors, percussions tribales, chants fracturés, et côtoie le sublime. On pense aux plus beaux instants de These New Puritans (ce n’est pas un mince compliment), et on atteindra la cime : les plus sensibles en descendront la larmichette coincée au coin de l’œil et le cœur un peu serré.
Globalement, This Is All Yours est un album bipolaire aux trajectoires toujours contraires, souvent inattendues. On pourrait presque s’aventurer à parler de « pop anthropologue », mais dans tous les cas certainement plus d’« électro pop » (on emploiera le terme avec beaucoup de précautions). Le seul morceau réellement pop, d‘ailleurs, se trouvera dans les onomatopées de « Every Other Freckle » (« hey ! »), des formules faciles que nombreux répéteront sûrement avec frénésie lors des prochains lives organisés par le trio. Le live, on l’a souvent répété, c’est d’ailleurs le (seul) domaine dans lequel les Britanniques n’ont pas encore convaincu, et qu’il leur restera à perfectionner s’ils veulent pour de bon pénétrer la légende, et conserver leur trône, tout en haut, proche des étoiles et du panthéon indie pop du second millénaire…Et comme les choses sont bien faites, ils seront justement en concert en France, au Casino de Paris le 29 septembre 2014, et au Zénith de Paris le 4 février 2015.
Alt-J, This Is All Yours, 2014, Infectious Records / [PIAS], 55 min.
Visuel : © pochette de This Is All Yours d’Alt-J