
Madeleine & Salomon : « On a envie que le public soit ému, que ça déplace, que ça questionne »
Dans le cadre du Festival Au fil des Voix du 4 janvier au 11 février 2023, le duo composé par Clotilde Rullaud (Madeleine) à la flûte et au chant et Alexandre Saada (Salomon) au piano et au chant a offert un concert intimiste et envoûtant au 360 Paris Music Factory. Entretien exclusif.
En quelques mots, pourriez-vous nous parler de votre parcours ?
Alexandre Saada : J’ai commencé le piano assez jeune, vers 4-5 ans, puis étudié le classique pendant une dizaine d’années au Conservatoire d’Avignon. Au collège, j’ai fait partie d’un groupe de rock puis j’ai intégré une troupe pour une comédie musicale. Ces premiers concerts ont vraiment été le déclencheur. Ensuite j’ai passé un an dans une école de jazz, l’IMFP, avant de m’installer à Paris. J’ai découvert le jazz en écoutant Maiden Voyage de Herbie Hancock, Speak no Evil de Wayne Shorter, Something Else de Cannonball Adderley, Horace Silver… la découverte de l’improvisation a été, pour moi, une révolution.
Clotilde Rullaud : À 5 ans, j’apprends la flûte traversière. D’abord la flûte à bec parce que je n’avais pas les bras assez longs [rires]… J’ai commencé au conservatoire municipal puis régional. J’ai eu la chance d’avoir des profs très ouverts qui m’ont beaucoup fait travailler sur l’interprétation, je me souviens qu’on me disait : « Ne pense pas la note, pense la phrase, qu’est-ce que tu veux raconter ? »
À l’adolescence, j’ai un peu lâché car en parallèle, j’avais l’école, je faisais de la danse, du théâtre et j’étais pas certaine de vouloir jouer de la musique classique toute ma vie. À la maison, mes parents écoutaient beaucoup Radio France. C’est comme ça que j’ai découvert Ella Fitzgerald. C’était mon premier achat de disque avec mon argent de poche. J’ai continué mes études avec l’envie de rester dans la musique et à 20 ans, on a monté une comédie musicale avec des potes. Ça s’appelait Georgia, on l’a jouée 3 fois au Bataclan. Après cette expérience, je savais que je voulais faire ça.
J’ai fait 1 an de jazz à l’IACP avec les frères Belmondo, Sara Lazarus, puis 2 ans à l’EDIM de Cachan. J’ai commencé à m’intéresser aux techniques vocales étendues héritées de Meredith Monk, aux harmoniques, à toutes ces sonorités qui se rapprochent pas mal de certains sons qu’on peut produire avec la flûte traversière dans les musiques improvisées, expérimentales ou contemporaines. En parallèle, je traînais avec le milieu tzigane, russe, serbe, croate à Paris. On a monté un spectacle avec de la danse, de la musique et du conte. J’ai commencé à explorer les façons dont les gens font vibrer et résonner la voix dans ces cultures, puis dans d’autres à la faveur de voyages et de rencontres avec des artistes et des maîtres.
Comment est née votre collaboration sous le nom « Madeleine & Salomon » ?
AS : On jouait dans un groupe d’amis en commun en 2010, Clotilde à la flûte et moi au piano. Et puis un jour en 2014, Clotilde m’appelle, j’étais dans une brocante rue de Belleville avec ma fille, et elle me dit : « Je dois partir à Pékin dans 10 jours pour la fête de la musique, mon pianiste ne peut pas venir, t’es libre ? » Et on est partis à Pékin une petite semaine, on a bien rigolé.
CR : Ils nous ont réinvités en octobre au OCT Loft festival, à Shenzhen avec un projet un peu plus personnel et c’est là qu’on a réfléchi à ce qu’on pouvait faire à deux. Après la fête de la musique, j’étais invitée par le Melbourne Recital Center en Australie pour un concert Tribute to the American Song Book. C’est à cette occasion que m’est venue l’envie de rendre hommage aux chanteuses américaines engagées. Alors on a commencé à travailler le répertoire avec Alex. Puis on a fait une tournée de trois semaines en Asie et en Australie avant d’enregistrer A Woman’s Journey.
AS : On a fait beaucoup d’allers-retours en Asie à ce moment là. Un jour à l’aéroport, je vois sur le passeport de Clotilde que son deuxième prénom c’est Madeleine et elle voit que sur le mien, c’est Salomon.
En 2022, vous sortez votre deuxième album, Eastern Spring, 6 ans après A Woman’s Journey. Cet album est un voyage en Orient. On part avec vous au Liban, en Egypte, en Turquie, en Iran, en Israël… Quelles ont été vos sources d’inspiration ?
AS : En 2018, on retourne pour plusieurs dates en Australie et à l’aller on se retrouve en escale à Abu Dhabi. On s’est posés au Montreux Jazz Café à l’aéroport, étonnés que ce festival de jazz s’exporte ici. On s’interroge sur le rapport Orient / Occident, on pense aux rockers qui allaient en Inde, aux Beatles qui partaient s’inspirer de cette culture, à Mozart qui a écrit sa Marche turque. Les cymbales aussi c’est turc. Les musiciens revenaient de voyages avec des percussions pour enrichir l’orchestre : les clochettes, les percussions en cuivre… L’Occident puise une inspiration en Asie et en Orient depuis des siècles. En parallèle, ceux du Moyen-Orient viennent s’inspirer de la culture occidentale. On parlait de la pop folk libanaise, israélienne, turque, iranienne.
CR : Pendant la tournée, on va voir le photographe marocain Hassan Hajjaj, exposé à la National Gallery of Victoria à Melbourne. Il fait des photos aux couleurs très vives d’inspiration Pop Art, avec des motifs géométriques en arrière plans qui rappellent les photographes africains Malick Sidibé ou Seydou Keïta.
AS : C’est l’esthétique de Fela Kuti mais visuellement. C’est foisonnant, plein de couleurs, seventies.
CR : On a fait une photo dans un booth sur un décor de l’expo et on a adoré, on s’est dit que cela pourrait être la pochette de l’album.
AS : Alors on creuse pour trouver des inspirations. On a écouté les musiques des années 1960-1970 au Mozambique, en Turquie, partout, de la pop israélienne, qui nous rappelait la bossa nova, tout cela a nourri une grosse playlist.
CR : On demande des conseils de morceaux à écouter aux ami.e.s artistes originaires de ces pays. À partir de ces pistes, on a tiré des fils. On a trouvé sur Internet un super site de pop-rock turque des années 1960-1970, âge d’or – « Altin Gün » en turc – de l’Anatolian Rock.
AS : On s’échange pas mal de vidéos Youtube, j’en envoie une de temps en temps, Clotilde m’en envoie cinquante [rires]. Et là on écoute, on réduit et on les travaille pour chercher des interprétations intéressantes sur une sélection de titres.
Le piano crée un climat méditatif, parfois obsédant avec ces ostinatos hypnotiques. La voix explore de nouvelles sonorités avec des modulations originales. On croit parfois entendre le son d’un didgeridoo, le souffle résonne autrement. La musicalité se fait envoûtante, voire inquiétante. Qu’est-ce que votre musique doit, selon vous, susciter chez vos auditeurs ?
CR : Je ne suis pas sûre qu’on se place à cet endroit là quand on fait de la musique. J’ai envie que le public soit ému, que ça déplace, que ça questionne, ça c’est une certitude mais c’est le principe même de n’importe quelle création. Ce n’est pas juste de « l’entertainement », du divertissement ou alors au sens pascalien du terme, c’est-à-dire au sens d’une diversion à l’insupportable idée du néant. Quand on travaille les morceaux, on cherche à être le plus honnête possible et on veut que ça raconte quelque chose d’aujourd’hui.
AS : Je pense exactement la même chose. Il y a aussi la volonté de susciter l’introspection chez l’autre. J’ai l’impression que les gens sont beaucoup plus profonds que ce que chacun laisse paraître, qu’on est abrutis par une société tellement excessive et superficielle que plus personne n’ose ou n’a le temps de s’exprimer de façon sincère, ou alors uniquement dans le cadre intime.
Dans le cadre du festival Au fil des Voix, vous avez donné un concert le 2 février dernier au 360 Paris Music Factory avec un invité surprise, Meta, chanteur et percussionniste, qui vous a accompagné sur quelques titres. Un petit mot sur cette soirée ?
CR : Il y a ce morceau « Alech » qu’on adore. D’habitude, Alex boucle des karkabous dessus mais dans la configuration de la salle, c’était compliqué.
AS : On avait envie d’ajouter des percussions à ce morceau à la fin du concert car le reste du répertoire est dense.
CR : On voulait quelque chose de joyeux pour finir. Cette chanson sur laquelle nous avons invité le percussionniste Meta, qui pourrait paraitre légère avec sa mélodie influencée du courant rock psyché et surf rock américain des années 1970, a des paroles hyper graves en fait : « Pourquoi tu m’as tiré des bras de la mort ? »
AS : J’étais très heureux de cette soirée, j’ai le sentiment d’avoir fait passer ce que je voulais. J’étais là, vraiment, dans chaque note. C’est un état presque méditatif parfois.
CR : Je sens qu’on commence à atteindre un endroit, où j’ai hâte d’arriver. Je suis encore un peu sur la mémoire, les paroles. À l’étape d’après, quand la mémoire lâche, après quelques concerts de plus, je peux atteindre un autre état, plus méditatif, une vraie liberté, où la musique gagne en poésie. On se met un peu en transe, le son me traverse. Mais pour ça, il faut que les mots soient totalement digérés. À un moment, on sait tellement qu’on commence à oublier. On y est presque. C’était un beau concert et il y avait une très belle écoute du public.
Lors du premier rappel, nous avons pu reconnaître le thème du générique des « Mondes engloutis » de Vladimir Cosma, que vous avez intégré dans votre reprise de la chanson grecque d’Arleta : « I do recall » (Mia fora thimamai). Comment vous est venue l’idée de cette citation ?
CR : On adore ce titre et on le joue tout le temps entre nous. La progression harmonique du morceau d’Arleta est similaire à celle des « Mondes engloutis » et donne envie d’en citer la mélodie. C’est un clin d’œil qu’on a intégré à l’arrangement.
AS : Lors de la dernière répétition, Clotilde m’a proposé de le jouer au concert. C’était la première fois qu’on le jouait en public. C’est un très beau thème. « Les Mondes engloutis », c’est le générique d’un dessin animé, mais c’est Vladimir Cosma qui l’a composé. La suite harmonique de cette chanson est ancrée dans une époque, les années 1980, et s’intègre bien au morceau. En le jouant au 360, sur le refrain, on entendait presque le public chanter.
Quels sont vos projets pour cette année ?
AS & CR : On joue au Comptoir (Halle Roublot) à Fontenay-sous-Bois le 17 mars, on sera à Versailles le 1er avril et puis au Sunside (concert à la bougie) le 11 avril.
Visuel : (c) GE
Madeleine & Salomon
Eastern Spring