Baptiste Trotignon : “je suis autodidacte à 95 %”
Le pianiste Baptiste Trotignon sera au Duc des Lombards les 29 et 30 juin en compagnie de Clovis Nicolas et Tony Rabeson pour un programme mêlant standards de jazz et compositions, puis les 1er et 2 juillet avec le saxophoniste Yosvany Terry, originaire de la Havane. L’album Ancestral Memories était né de leur rencontre en 2017.
Par Chloé Bouquet
Vous jouerez les 29 et 30 juin avec Clovis Nicolas à la basse et Tony Rabeson à la batterie, avec qui vous avez commencé à jouer en 1998. Cela faisait-il longtemps que vous ne vous étiez pas retrouvés ?
C’est en effet le trio de mes débuts, avec qui j’ai fait mes premiers albums en 2000, 2001, et avec lequel je suis apparu sur la scène jazz en France. Nos chemins se sont ensuite séparés, chacun avait ses propres projets musicaux, Clovis est parti habiter à New York, et j’ai remonté ce trio il y a quelques années à la suite d’une carte blanche à Jazz in Marciac. Ce qui était assez émouvant, c’est que malgré le fait que nous n’avions pas joué ensemble depuis très longtemps, le son qu’on avait en trio est revenu tout de suite ! Il y avait une complicité naturelle qui avait juste été mise entre parenthèses mais qu’on a retrouvée dès les premières notes. On s’est senti comme à la maison.
C’est presque devenu, maintenant, une tradition ; comme Clovis revient souvent en France en été, j’essaie toujours de remonter quelques concerts avec eux à ce moment-là.
On vous retrouvera pour quatre dates consécutives au Duc des Lombards à Paris : qu’évoque ce lieu pour vous ?
Depuis quelques années, je ne joue plus beaucoup en club, plutôt dans des théâtres ou des festivals, mais j’ai toujours gardé un lien avec les quelques clubs qu’il peut y avoir à Paris (deux surtout, le Sunset-Sunside et le Duc des Lombards). D’abord parce que c’est là où j’ai commencé il y a très longtemps, où j’ai fait mes premières armes, j’y ai beaucoup appris par expérience, notamment aussi au Petit Opportun qui n’existe plus aujourd’hui. J’aime bien l’idée de garder contact avec ces petits endroits aussi parce qu’historiquement, le jazz s’est créé dans les clubs ! Coltrane, Miles Davis… ce sont dans les clubs aux Etats-Unis que ces musiques-là se sont inventées, créées, développées, avant d’avoir eu accès plus tard à des salles plus prestigieuses, des festivals, etc. Ensuite, il y un côté laboratoire dans ces endroits que j’aime beaucoup. Par rapport aux théâtres et aux festivals où il y a plus de monde, dans ces endroits où le public est très condensé, on essaie des trucs, on fait ce qu’on veut, on est complètement libre, il n’y a aucune pression… on est encore une fois un peu comme à la maison. J’aime bien garder cette proximité avec le public. D’ailleurs, cette proximité, cette intimité, c’est souvent ça qu’on essaie de retrouver quand, ensuite, on se retrouve sur des scènes plus grandes.
Vous êtes un interprète et improvisateur mais également un compositeur, aussi bien en jazz qu’en musique classique ou contemporaine, pour piano solo, orchestre… aviez-vous pris des cours de composition au conservatoire ?
Non, je l’ai fait beaucoup plus jeune dans mes classes de conservatoire liées à l’apprentissage du piano des classes d’harmonie, mais c’est tout.
Autant pour l’apprentissage physique du piano, j’ai eu un cursus très classique avec des conservatoires et des professeurs jusqu’à l’âge de 22 ans à peu près, autant pour tout ce qui est improvisation et composition, je suis autodidacte à 95 %.
Sauriez-vous malgré tout décrire la façon dont vous travaillez, votre processus créatif en quelque sorte ?
Il y a l’écriture classique d’une part et l’écriture pour le jazz d’autre part, les deux n’ont rien à voir.
Quand on écrit pour orchestre par exemple, la Bible première, ce sont les partitions. Etudier les partitions d’orchestre, voir comment tous les grands compositeurs, Beethoven, Ravel, Prokofiev, ont écrit, et s’inspirer de cela pour dans un premier temps copier leur système d’écriture et ensuite trouver sa patte personnelle.
En ce qui concerne le jazz, c’est plus en écoutant les disques qu’on se forge une couleur musicale. Parce qu’il y a beaucoup moins d’informations sur la partition que pour celle d’un orchestre où on écrit pour peut-être soixante musiciens. Violons, cordes, cuivres, percussions… c’est un peu plus complexe en terme de technique d’écriture. Pour le jazz (à voir les très grands compositeurs de jazz, par exemple Monk, Wayne Shorter), la composition, c’est souvent une ligne mélodique et quelques accords, c’est tout. La composition peut être géniale, mais ça tient sur une feuille de papier. Donc du point de vue du matériel, c’est beaucoup plus instantané. C’est le cas des compositions du concert ; pour le fait d’avoir ou pas des idées, le fait d’être bien ou mal inspiré, le principe est le même que quand on écrit pour orchestre : en revanche, cela demande moins de technique d’écriture pour aller jusqu’au bout car ensuite, la technique d’écriture se fait dans l’improvisation. Quand on écrit un thème de jazz pour trio ou quartet, on cherche à avoir une bonne idée de mélodie, d’harmonie, un bon groove rythmique, mais surtout à ce que le matériau, même simple, soit une bonne matière pour pouvoir improviser dessus ensuite. Alors que pour orchestre, il faut que chaque note soit écrite. L’intérêt de la composition en jazz est celui-là : dans quelle mesure on va pouvoir s’amuser dessus, être inventif dessus pour improviser.
Vous avez parlé de l’inspiration : quelle est sa place, selon vous ? Etes-vous de ceux qui n’y croient pas vraiment et l’opposent au travail, par exemple, ou lui donnez-vous une place plus importante ?
Je pense qu’il y a un équilibre entre les deux à trouver. Pour l’inspiration d’une bonne mélodie, ou d’un bon rythme, d’un bon groove, il y a un côté un peu mystérieux, c’est vrai. Parfois, une bonne idée arrive, on ne sait pas d’où. Après, c’est presque un peu spirituel, elle arrive de là-haut, on ne sait pas trop pourquoi…
Les idées sont générées parfois par ce qu’on a en soi ou pas. Il y a des musiciens qui sont moins inspirés. Après, c’est difficile de dire si je suis un bon ou un mauvais musicien ! Parfois j’ai des bonnes idées, et d’autres fois je n’arrive pas à en avoir, voilà. Ca dépend des jours, des moments, de l’état de lâcher-prise dans lequel on est, etc. Après, si on est un minimum musicien, un minimum artiste, je dirais qu’avoir des idées au sens de l’inspiration, ce n’est pas très difficile. Ce qui est difficile, et là c’est vraiment le travail du compositeur, c’est d’organiser les idées pour qu’elles prennent forme, pour qu’elles aient du sens, pour qu’on puisse justement bien improviser dessus ou alors, dans le contexte d’un orchestre, pour bien orchestrer tout ça… tout cela c’est du travail, de la rigueur, de la sueur, effectivement.
Vous venez de parler de l’organisation, et en même temps vous parliez de l’inspiration à partir de laquelle vous pouvez composer, autrement dit quelque chose qui vous vient spontanément. On pourrait situer la différence entre l’impro et la composition au niveau du temps, car lorsqu’au début une inspiration vient et donne envie d’écrire quelque chose, c’est une sorte d’improvisation. Le travail postérieur de la structure est propre à la composition, mais en même temps une certaine structure apparaît au moment où on improvise, et si on enregistre l’impro elle ne devient plus du tout éphémère, elle peut même devenir iconique. Et pour bien improviser, il faut avoir beaucoup travaillé (donc il faut du temps) pour que ce ne soient pas juste des trucs et des réflexes. Quelle est donc au fond la différence entre la composition et l’improvisation ?
Tout à fait. Oui, il y a un rapport au temps, c’est-à-dire qu’on pourrait dire que l’improvisation est une composition en temps réel. Et à l’inverse, une compo de jazz est parfois une improvisation en temps réel. Par exemple, dans ce que j’écris pour la musique dite classique, où ce sont des choses qui prennent beaucoup plus de temps, souvent les idées de départ viennent d’un geste improvisé. On cite toujours l’exemple du Sacre du Printemps de Stravinski où un passage a chamboulé beaucoup de choses dans les conceptions harmoniques du XXe siècle ; il s’est sûrement mis au piano, a essayé un truc puis s’est dit « tiens, c’est pas mal ça ! ». L’idée peut venir d’un coup, comme ça ; ensuite, ce qui est long, c’est d’organiser. Mais en effet, improvisation et composition sont un peu les deux facettes de la même chose, sauf qu’en composition on prend son temps, on peaufine, plus comme un sculpteur, peintre, cinéaste, alors qu’en impro c’est dans l’instant, et parfois on se plante, et ce n’est pas grave, on revient en arrière.
Voulez-vous dire quelques mots de votre nouvel album, « Anima » ?
Oui, c’est un album sorti il y a quelques mois, une pierre assez particulière à mon petit édifice discographique puisqu’uniquement avec orchestre. Il y a une pièce où je suis au piano dans laquelle je suis à la fois interprète et improvisateur ; j’improvise un peu pendant que l’orchestre ne joue que ce qui est écrit, bien sûr. Ce n’est pas du tout un album de jazz, même s’il y a des couleurs dans l’harmonie qui peuvent rappeler certaines couleurs jazzistiques. C’est ma facette très européenne. J’ai toujours eu un peu cette double identité, cette double attirance d’un côté vers la musique européenne et de l’autre côté vers la musique afro-américaine.
Et même cubaine !
Oui, avec Yosvany Terry, on va jouer les 1er et 2 juillet un peu du répertoire de notre disque, Ancestral Memories, et aussi des morceaux plus récents à moi ou à lui.
Inédits ?
Oui, on ne sort pas un album dès qu’on écrit un nouveau morceau ! La vie du disque est une chose un peu compliquée de nos jours. On ne fait plus des disques tous les six mois. Ça, c’était dans les années 50.
En plus, les gens n’achètent plus trop de disques, avec l’émergence des plateformes de streaming.
Oui, ça bouge très vite. Il faut qu’on s’adapte, effectivement. Rester artiste aujourd’hui ça veut dire s’adapter, s’adapter, s’adapter. Tout en restant soi-même. C’est ça le paradoxe, la difficulté d’être artiste aujourd’hui, en tout cas dans le milieu de la musique. Rester intègre par rapport à ses convictions musicales tout en s’adaptant à un milieu qui évolue en permanence et qui parfois est de plus en plus hostile, effectivement.
Cela pose vraiment problème, ce changement de support audio ?
Oui, parce que Spotify gagne beaucoup d’argent mais nous on ne gagne quasiment rien là-dessus. De plus en plus, c’est l’interface qui prime sur le fond. Ca devient très complexe de garder une place artistique dans un milieu qui est devenu extrêmement compétitif et totalement relatif. Moi, j’ai 48 ans, ma génération a appris la musique en écoutant des disques, pas forcément beaucoup, mais chaque fois qu’on faisait l’acquisition d’un nouveau disque c’était un événement. On l’écoutait et le réécoutait pour essayer de comprendre, etc. Maintenant, l’idée d’écouter un disque en entier surprend presque les gens.
Bien sûr que moi aussi j’écoute de la musique en streaming parce que c’est pratique, ça c’est sûr, mais ça détruit beaucoup de choses dans notre métier aussi quand même. Donc pour finir sur quelque chose de positif et en lien avec les concerts, justement, le concert live, que ce soit en club ou en festival, cultive une idée maîtresse dans ce pourquoi nous on a fait de la musique, c’est-à-dire raconter une histoire, et pas juste une histoire de 4 minutes 30. Le public qui vient à un concert l’écoute 1h ou 1h30, c’est comme ça qu’on a conçu la musique aussi quand on a voulu en faire, c’est là qu’on donne vraiment quelque chose, sur scène, qui est plus difficile à donner sur une plateforme de streaming. A un concert live, on est beaucoup moins dans un phénomène de consommation, par rapport à la façon dont c’est écouté aujourd’hui. Il y a une vraie interaction avec le public et il y a forcément une écoute de sa part qui est plus juste, un vrai échange, beaucoup plus que dans le mode de consommation que propose le streaming. C’est pour ça qu’on aime être sur scène et partager ça, et le concert en club permet cette intimité-là, de retrouver un lien entre celui qui fait la musique et celui qui la reçoit. Ce lien-là, c’est vraiment une des raisons pour lesquelles on a voulu être musicien, tout simplement.
Visuel : pochette Anima