Le Pierrot Lunaire vraiment lunaire de Marlene Monteiro Freitas
Plus le Portrait Marlene Monteiro Freitas du Festival d’Automne avance plus nous pouvons saisir que les dissonances de cette artiste unique débordent de son pré carré. Dans une mise en scène chorégraphiée du Pierrot lunaire d’Arnold Schönberg, elle livre un spectacle en 21 prises aussi délirant que perturbant. Du pur Marlene !
Messe orange
Pour la seconde fois, la danseuse et chorégraphe cap-verdienne formée chez PARTS à Bruxelles s’intéresse à l’écriture particulière d’Arnold Schönberg. À 110 ans d’écart, les grammaires de ces deux artistes semblent se répondre en écho. Lui a inventé une musique atonale et elle a depuis plus de 10 ans imposé une danse pantomime aux accent freaks. Pierrot lunaire est une œuvre musicale et littéraire qui se compose de 21 poèmes d’Albert Giraud. Ils nous entraînent dans une histoire nocturne de désir où la sorcellerie vient jouer des tours à coups de “Messe rouge” et autre “Supplique”.
La scénographie est superbe. Le public entoure un espace rectangulaire enserré entre deux panneaux laqués orange. Au centre de ce sandwich de métal, nous devinons des drôles de chaises et de tabourets blancs ainsi qu’un piano auquel il manque un clavier. Puis le ballet se met en place. Les musiciens et les musiciennes du Klangforum Wien entrent en scène, à la fois scientifiques et prêtres, dans un déplacement automate et clownesque. Cela est drôle et déjà décalé avant même que les premières notes n’arrivent.
Interstices
Les premières notes d’ailleurs sont une adresse. Une chanson pop, “Nothing Compares to You” de Sinead O’Connor, jouée au piano désormais complet de Florian Müller. Il est vrai, rien ne ressemble à la musique de Schönberg et rien de ne ressemble à un spectacle de Marlene Monteiro Freitas.
À noter que pour ce Pierrot, Marlene, déjà auréolée d’un Lion d’argent à Venise, plus tôt dans sa carrière, a reçu le Chanel Next Prize et un Evens Arts Prize. La musique est omniprésente dans le travail de la chorégraphe qui a un sens inégalé du rythme. Mais généralement, elle convoque plutôt des cymbales et des tambours (Guintche, D’ivoire et chair...).
La structure est la suivante : les 21 poèmes sont joués sous la forme de prises comme dans un studio télé. Quand “ça tourne”, Vera Fischer (flûte, piccolo), Bernhard Zachhuber (clarinette, clarinette basse), Gunde Jäch-Micko (violon, viola), Andreas Lindenbaum (violoncelle), Florian Müller (piano) dirigés par Ingo Metzmacher se mettent à jouer, et Sofia Jernberg toute de violet et noir vêtue chante les poèmes de ce Pierrot lunaire. Il n’y a rien de classique par définition dans cette musique dite atonale. Elle est super contemporaine, créée à la veille de la Première Guerre mondiale. Le monde s’effondre, comme aujourd’hui, et il faut jouer juste des partitions fausses et danser sans courbe.
Crachat sanguinolent
Ce qui est drôle dans cette concordance des temps, c’est qu’elle se retrouve chez beaucoup d’artistes. On a vu depuis le début du Festival d’Automne Marthaler casser des violons, Philippe Quesne faire brûler des pianos. Les instruments qui ici aussi sont malmenés sont le symbole du monde civilisé qui s’écroule. Les mots d’Albert Giraud ne racontent pas autre chose. Il parle de “Lune fantasque”, d’« arrière-goût troublant comme un crachat sanguinolent”, de « notes assourdies” d’« un grotesque archet dissonant” ou encore du “charme du spleen brisé”.
Sans illustrer, sans être littérale, la mise en corps de Marlene Monteiro Freitas illustre et éclaire ces poèmes et ces notes qui viennent hurler dans des Mi suraigus, qui imposent aux musicien.e.s des partitions techniquement chargées où les écarts de sons demandent particulièrement aux cordes de tordre la raison. Et c’est dans les interstices, dans les entre-deux que la pièce impose qu’elle s’amuse le plus, offrant aux musiciens des libertés délicieuses, comme cette séquence fort marrante d’auto-tamponneuses sur chaises glissantes !
Masses hybrides
Il faut saluer également la spatialisation du son dans cet espace immense qu’est La Grande Halle de La Villette, qui n’est absolument pas faite pour recevoir de la musique “classique”.
Marlene Monteiro Freitas travaille depuis longtemps avec des corps dits “différents”. Sa compagnie compte des artistes de toutes origines, tous genres et toutes sortes de corps. Avec cette commande du Wiener Festwochen, elle s’amuse à malaxer le son, les instruments et ceux et celles qui en jouent comme des masses, des objets à déplacer.
Marlene Monteiro Freitas fait tout bouger y compris nous-mêmes, qui sortons étonnés et ravis du spectacle le plus “bizarre” qu’elle n’ait jamais signé jusque-là. Et pourtant, elle n’a jamais, mais alors, vraiment jamais produit quelque chose de conventionnel ! Le fait qu’elle se renouvelle à chaque fois et qu’elle cherche toujours plus loin de nouveaux états de la matière est tout bonnement fascinant.
Malheureusement, Pierrot lunaire ne se donnait que du 25 au 27 novembre, mais ne ratez pas la reprise de Bacchantes du 1er au 3 décembre si vous voulez mieux comprendre l’univers de cette artiste incontrôlable.
Visuel : © Nurith Wagner-Strauss