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Benoît Menut parle de ses Îles

Benoît Menut parle de ses Îles

31 August 2020 | PAR Victoria Okada

Le compositeur Benoît Menut a publié juste après le confinement son disque monographique Les Îles (Harmonia Mundi). Il nous a accordé un long entretien où il livre son idée des îles, sa conception du disque, sa vision de la musique.

Vous avez publié au printemps dernier le disque Les Îles (lire notre chronique) chez Harmonia Mundi. Comment est né ce disque ? Pourquoi Les Îles ?

Je voudrais dire d’abord pourquoi chez Harmonia Mundi. Il y a quelques années, je me suis demandé quel serait le label de mes rêves. Quand j’étais petit, j’écoutais de la musique avec les disques de Harmonia Mundi. L’Ensemble Clément Janequin qui, au début des années 80, chantait les Chants des oiseaux et tous ses disques de Philippe Herreweghe, de René Jacobs et d’autres grands musiciens m’ont vraiment marqué. Ce label était pour moi « la » musique. Donc, j’ai voulu publier mes Îles chez ce label.
Pour le titre, c’est en discutant avec Patrick Langot, violoncelliste et vieux compagnon de route depuis 35 ans, que j’ai voulu que mon disque s’appellerait Les Îles. Au début, je voulais évoquer toutes les îles bretonnes mais je me suis rendu compte, en lisant un livre magnifique, Les Îles de Jean Grenier, que l’île correspond aussi à ce qu’on a dans son cœur. Le fait est qu’il y a une dizaine d’années, j’ai écrit le Duo Les Îles (I. Belle-Île et II. Ouessant) pour le duo violon et violoncelle pour le Festival de Belle-Île. Je viens de la pointe de l’Ouessant, et j’ai voulu un mouvement lumineux et calme qui correspond au Morbihan et Belle-Île, et un mouvement finistérien de l’Ouest agité et violent, très changeant comme le ciel peut l’être.
Dominique Lambert, un poète magnifique et un autre vieil ami que je connais depuis 30 ans, a écrit des haïkus en français. Ce recueil est publié en même temps que le disque, aux Éditions de l’île bleue / Éditions musicales Artchipel. J’en ai pris 16 pour ce disque. Ses poèmes et ceux d’Aimé Césaire que j’ai choisis sont très complémentaires, un de la méditation, un de la scansion… Mes musiques sont un grand cri d’amour à la poésie française contemporaine et le grand patrimoine qui est des grands poètes du XXe siècle, Un des grands poètes français tout court qui est aimé Césaire, et qui est une fierté pour la France. J’ai écrit Canto per Matteo pour violon seul il y a des années, et j’ai décidé de l’intégrer ici parce que c’est une île dans mon histoire. Puis, deux premiers Quanta ont été créés à la Sacem en 2016 mais tout le reste a été écrit en 15 jours, en août 2019, et les musiciens les ont enregistrés en octobre de la même année. C’était comme une explosion, tout était venu en même temps ! Les musiciens recevaient un ou deux Quanta par jour. Ils étaient un peu inquiets parce qu’on devait enregistrer en octobre et novembre…

Vous avez donc déjà les dates d’enregistrement bien précises, avant que les compositions ne soient prêtes ?

Exactement ! C’est pour ça aussi que je l’appelle un album. Parce que les pièces ont été conçues pour un enregistrement, y compris leur ordre. Il ne s’agissait pas de prendre différentes pièces que j’avais déjà écrites et d’en faire une compilation. Cette forme ne m’intéresse plus, car les musiques ne vont pas ensemble dans la conception. Un disque monographique d’un compositeur n’est pas toujours intéressant car on ne prend pas l’auditeur à la main pour l’amener d’un point A à un point B. J’ai pensé aux albums de musique rock dans lesquels les artistes ont un savoir-faire. Par exemple, l’Histoire de Melody Nelson de Serge Gainsbourg est un récit ; dans Atom Heart Mother de Pink Floyd, il y a autant de pièces à huit ou neuf minutes voire plus, que d’autres qui ne font que trois minutes. J’ai également pensé à avoir des formats courts, dans l’idée actuelle de « titre ». Je dois avouer que je n’aime pas ce mot mais je m’amuse de jouer avec le code de notre époque !

Avant d’écouter le disque, ne serait-ce qu’en regardant graphiquement comment sont imprimées les œuvres dans le livret, cela me rappelle des îles groupées dans l’océan, des archipels.

Comme je le mentionne dans le livret, je me considère comme un guide ou un capitaine de bateau. Vous voyez un oiseau (sur la 4e de couverture du livret) ? c’est une magnifique sculpture de Nito Dariel, et c’est cet oiseau qui nous emmène au voyage. J’avais la possibilité de regrouper tous les Quanta mais je conçois ce disque comme un voyage de la mer bretonne jusqu’aux Caraïbes, avec un retour en Bretagne. C’est un circuit initiatique. À la fin, on meurt ou en renaît de la mer. Ainsi, on fait corps avec l’océan. C’est une métaphore de la Jérusalem céleste dans l’apocalypse de Saint-Jean. C’est l’idée de retourner à l’origine.

Pouvez-vous évoquer de la formation instrumentale et vocale, qui varie dans chaque pièce ?

J’ai eu la grande chance que Patrick Langot soit là avec quelques membres de son Ensemble Syntonia. Ce sont tous des musiciens extraordinaires avec un investissement total dans l’interprétation.
Pour réaliser ce disque, j’ai contacté Emmanuelle Bertrand. J’avais envie de travailler pour elle depuis très longtemps, car nous partageons les mêmes valeurs. Elle a tout de suite accepté avec enthousiasme. Cela induit le fait d’avoir deux violoncellistes sur le même disque. Fort heureusement, ils sont tous les deux différemment remarquables et s’entendent très bien !
Maintenant, pourquoi les petites formes ? Tout simplement parce que j’ai pensé aux Sept Romances de Chostakovitch sur des poèmes de Blok. J’ai toujours aimé ces pièces car elles faisaient se rencontrer toutes les formations : violoncelle et voix ; violon, voix et piano etc. Dans mon disque, nous sommes sur un bateau où certains se taisent, méditent, pendant que d’autres prennent la parole, seul(e) ou à deux… Et ici, la voix est évidemment l’un des personnages principaux avec le violoncelle. La voix qui dit les mots, qui nous raconte des histoires de la mer et de la nature, de leur beauté, qui dit la poésie de Lambert et de Césaire… La soprano Maya Villanueva a déjà incarné le rôle principal dans mon opéra Fando et Lis. C’est une très grande artiste qui devrait être davantage programmée.

La voix de Maya Villanueva vous a donc fortement inspiré. Or, toutes les œuvres artistiques quittent plus ou moins la main de leur auteur pour mener leur propre vie, dès lors qu’elles sont rendues publiques. Imaginez-vous que ces partitions soient chantées par un homme ?

(En réfléchissant) Alors… C’est une grande question ! Oui… On pense souvent que c’est aisément faisable, en oubliant que nous sommes à l’octave en dessous ! La musique est écrite pour des rapports d’ambitus et de spectre. Néanmoins, est-ce que vous avez déjà entendu chanter le Voyage d’hiver de Schubert par une chanteuse ? C’est beau ! Une femme qui chante les mots d’un homme ou un homme qui dit les mots d’une femme… J’aimerais bien entendre comment cela rend dans mes partitions. Il faudrait tout de même que le chanteur ait un sacré tenant pour monter jusqu’au contre-ut !
À vrai dire, votre question me déstabilise un peu. Mais pourquoi pas ? Et pourquoi ne pas essayer de changer de chanteur selon les pièces. Il faut jamais être fermé. Mais je n’ai pas écrit ces pièces en pensant à une voix d’homme. Maintenant, si vous écoutez Don Giovanni chantée par une femme qu’est-ce que cela donne comme effet ? Mes Quanta sont comme un opéra, en timbre de voix. Donc, s’ils sont chantés par un sopraniste, cela ne me dérangerait pas. Pourquoi pas ? Mais encore une fois, j’ai pensé à une soprano, à la voix de Maya.

Quand on écoute votre disque pour la première fois, on a l’impression que les musiques sont contemplatives, mais aux deuxième, troisième écoute, on se rend compte que ce n’est pas tout à fait toujours calme…

(Rires) Ça, c’est fait exprès ! Et je vais vous dire pourquoi vous ressentez ainsi. Les plages 3, 6, 8, 10, 11, 14, 19, 21 et 23 sont toutes les plages énergétiquement puissantes. Regardez comment elles sont disposées. Le disque garde globalement l’esprit de douceur, mais ces pièces viennent sur notre bateau comme pour nous rappeler que nous ne sommes pas toujours en sécurité, que nous sommes à la merci des éléments. Ce que j’essaye de faire dans ce disque, c’est de matérialiser une sensation, une envie de voyage. Mais ce n’est évidemment pas de la musique d’ambiance, c’est en quelque sorte le reflet de la vie. Or, dans la vie il n’y a pas que du sucré, mais aussi du salé et du poivré, parfois des vents violents, la douceur, l’amertume… J’ai construit l’ensemble des enchaînements et des énergies de cette manière-là. Toutefois, au concert de la sortie du disque à la Scala de Paris le 12 octobre, je pense que nous ferons l’expérience de jouer tous les Quanta en une fois. L’ordre des pièces sur le disque est conçu pour le disque. Quand on va écouter en concert, un chanteur de rock qui sort son nouvel album ne chante pas les chansons toujours dans l’ordre de l’album. Et ce sera pareil pour mon concert. Le concert est un autre médium qui prendra un autre ordre de musique. Les 16 Quanta tout d’un coup et les autres pièces isolément, avant et après les Quanta, c’est à voir ! En tout cas, il faut toujours commencer par L’Oiseau Didariel, qui est un personnage principal de ce voyage.

Vous attachez une importance à la chanson. Pourriez-vous raconter votre rapport avec elle ?

J’ai appris le métier de compositeur et je sais composer différentes musiques, mais je viens d’une source qui est la chanson, et l’heure est venue aujourd’hui de la revendiquer. Dans ma musique, je reste attaché non pas à l’idée de mélodie ou de musique tonale mais à l’esprit, comme celui de troubadours, de Philippe de Vitry du début du XIVe siècle par exemple. C’est plutôt à cette chanson-là à laquelle je fais appel. Cet esprit d’être raconteur d’histoire par la musique me tient particulièrement au cœur. Et c’est typiquement français ! Troubadours et trouvères, langue d’oc et langue d’oïl mêlées ; les chansons de Pierre Certon, de Clément Janequin… Une longue tradition depuis la renaissance ou même avant. J’ai toujours cela en moi et revendique cette « profonde légèreté » qui me semble primordiale. Je raconte dans le livret une anecdote : à Belle-Île, après avoir écouté le Duo Les Îles, un enfant m’a dit : « j’ai aimé tes chansons ». Pour un enfant, la musique correspond à la chanson. Et figurez-vous que j’ai pensé à cet enfant en mettant mes compositions dans l’ordre pour ce disque !

En tant que compositeur, avez-vous une ligne conductrice ?

Je n’ai jamais écrit par le refus mais pour l’acceptation : j’embrasse. Je ne veux pas fermer des fenêtres et les portes avant d’écrire. C’est la seule chose que je m’interdis, alors que pour le reste, je m’autorise tout : si j’ai envie d’écrire un accord parfait j’écris un accord parfait ; Si c’est le cluster que je veux, j’introduis un cluster. Si je juge qu’il est nécessaire de mettre des bruits je les insère. Dès lors que je ressens quelque chose, je ne m’en prive pas.

crédits photographiques © Bernard Martinez

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Victoria Okada

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