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Une heure avec Eric-Emmanuel Schmitt

Une heure avec Eric-Emmanuel Schmitt

08 September 2011 | PAR La Rédaction

Eric-Emmanuel Schmitt a  accordé à Toutelaculture une longue interview à l’occasion de la parution de son roman La femme au miroir aux éditions Albin Michel. Rencontre émouvante avec le romancier, nouvelliste et dramaturge de talent :

Karine Flejo  : La femme au miroir est un roman que j’ai dévoré, vraiment, à moins que ce ne soit lui qui m’ait dévoré…
Eric-Emmanuel Schmitt  : Moi il m’a dévoré ! Pendant l’écriture je n’avais plus de vie ou plutôt, j’avais trois vies, la vie de mes héroïnes.

K.F. : Je vous crois volontiers car on reçoit tellement en le lisant qu’on imagine bien que lors de l’écriture vous avez donné énormément. On se retrouve donc face à trois femmes, à trois époques différentes : Anne de Bruges à la renaissance, Hanna von Waldberg à l’époque de la Vienne impériale du début du 20eme siècle, période des balbutiements de la psychanalyse, et Anny, une star hollywoodienne contemporaine. Trois femmes, trois époques, trois univers et pourtant un constat qui est le même, à savoir que leurs aspirations profondes et ce qu’elles vivent sont en inadéquation complète.
EES : Complètement. Elles ont un destin qui leur est tout tracé, mais est-ce que c’est le leur, ce destin ? Elles ont le courage de se poser cette question. C’est encore plus courageux pour les femmes du passé comme Anne de Bruges, car on ne s’attendait même pas à ce que la femme se pose des questions. Mais c’est une question universelle, c’est-à-dire que tous on a une vie qui a été conditionnée par notre naissance, le niveau social où on est né, par l’histoire de nos parents, la société dans laquelle on s’insère. Donc bien sûr on a tous une place qui nous est assignée d’office, mais il y a certains êtres qui vont se dire est-ce que c’est bien ma place ? Est-ce que c’est bien moi qui vais vivre cette vie-là ? Qu’est ce que ça serait ma vie à moi si je décidais que c’était ma vie ? Et ces trois femmes, elles sont courageuses et inflexibles là-dessus. Inflexibles, oui et non, car il s’agit de bonnes natures au départ, c’est à dire ce sont des natures aimantes, elles ne sont pas du tout rebelles par nature et par tempérament, au contraire, elles sont aimantes, douces, elles veulent faire plaisir aux autres, aux gens qui les entourent et c’est même à la limite ce qui les précipite dans le malheur , cette bienveillance et cette gentillesse qu’elles ont pour les autres qui fait que l’on peut, entre guillemets, abuser d’elles. Mais malgré tout, elles sont inflexibles dans le fait que c’est bien leur vie qu’elles vont essayer de vivre et non pas celle des autres.

K.F : En cela elles me font penser à des héroïnes de Camus, parce que ce dernier dit « Vivre, c’est ne pas se résigner ». Or ces trois personnes, à partir du moment où elles prennent conscience, car c’est assez diffus au départ ce sentiment de n’être pas sur la bonne voie, mais à partir du moment où prennent conscience qu’elles ne sont pas sur une voie qui correspond à leurs attentes, décident de suivre le chemin qui semble être le bon, et rien ni personne ne pourra plus les arrêter.
EES : Vous avez parfaitement résumé les choses. Cela commence par des hésitations, par des doutes, comme toute prise de conscience, ça rend fragile au départ, puis après vouloir sortir de la route commune c’est aussi très malaisé. Mais une fois que c’est fait par contre, elles ne flanchent plus. Je les ai prises, chacune, à un niveau très très différent dans leur vie. Elles ont le même âge, mais je les prends toutes les trois dans des situations qui ont l’air d’être différentes mais qui en fait sont semblables. C’est-à-dire que la première, Anne de Bruges, c’est le jour de son mariage : presque sans s’en rendre compte, elle va s’enfuir. C’est un réflexe plus qu’une réflexion. C’est la force de sa nature qui la pousse à fuir. Hanna, elle a déjà fait la concession du mariage avec son « couteau suisse » (rires), un homme qui a absolument toutes les qualités, donc elle se dit que si avec un tel homme cela ne marche pas, c’est qu’elle n’est pas faite pour ça. Et on la voit de bonne volonté se prêter au mariage, aimer son Frantz comme elle peut, le plus possible, se livrer aux ébats amoureux comme une espèce de gymnastique qu’elle exécute parfaitement et puis tenter de tomber enceinte d’une façon obsessionnelle. Et rien ne marche. Ce n’est pas sa place… Quant à Anny, alors elle on la prend carrément détruite je dirais par la notoriété, par la gloire, par ce qu’elle croit être l’âge adulte. Parce que comme elle a réussi enfant, elle a toujours pensé que l’âge adulte c’était collectionner les amants, boire, vivre la nuit et se droguer. Pour elle c’est ça l’indépendance de l’âge adulte. Ce n’est pas du tout la réflexion, la sérénité ou l’équilibre. Et donc on la voit complètement détruite par toutes ses fausses idées. Son corps lui-même commence par être atteint avec toute la chimie et les médicaments, la drogue, l’alcool. Le chemin de l’émancipation sera différent, mais chacune, dans une situation différente, va éprouver de la difficulté à être elle-même. Et moi ce qui m’intéresse en tant qu’homme, c’est que c’est plus passionnant d’explorer la condition humaine à travers un personnage de femme qu’à travers un personnage d’homme.

K.F : Parce que c’est plus difficile, plus complexe pour une femme, dans un monde fait par et pour les hommes ?
EES C’est plus complexe, c’est plus nuancé. D’abord parce que la nature a été plus généreuse avec la femme qu’avec l’homme. Elle lui a donné la possibilité de la maternité. Chez nous c’est abstrait la paternité. En plus on n’est jamais sûr entre guillemets (rires). Ce n’est pas dans notre corps, ce n’est pas notre chair, c’est très lointain. Alors la nature a été je dirais, plus généreuse avec la femme, mais la société a été moins généreuse. La société a été plus avare avec la femme puisque elle veut la maintenir dans un rang inférieur et c’est vrai que quand une femme veut se réaliser, même simplement veut travailler, à certaines époques, alors ce n’est pas possible. Ou bien quand elle veut se réaliser, on lui fait sentir que c’est ridicule, une femme se réalise autrement dans une société d’hommes et c’est pourquoi je trouvais intéressant de décrire ces béguinages qui sont pour moi les premiers mouvements féministes de l’histoire puisque ce sont des femmes qui décident de vivre seules. Ce n’est pas religieux, même si elles sont prises dans la religiosité générale de l’époque, mais on ne prête pas de vœux, ce n’est pas un Ordre, ce sont des femmes qui vont accomplir leur destin sans être la compagne d’un homme, voire sans avoir d’enfant.

K.F. : Oui, car il y a quelque chose de très courageux, notamment chez Hanna. Vous montrez qu’il n’y a pas de fatalité à ce qu’il y ait le triptyque femme, épouse, donc mère. Et dans le même temps, ce sont des femmes qui comme vous le dites, sont tellement désireuses de faire plaisir à autrui qu’elles en oublient leurs propres désirs. Par conséquent, elle avait quand même ce désir de maternité, mais finalement pas pour elle, mais pour se fondre dans le moule des attentes des autres. Et il y avait déjà dans Concerto à la mémoire d’un ange ce questionnement, à savoir, est-on libre de ses choix ? Peut-on être le chef d’orchestre de sa vie ? Alors, ce que je me demandais à la lecture de La femme au miroir mais aussi à travers vos autres œuvres, c’est si à partir du moment où on a pris conscience de ce qui nous est nécessaire et du but que l’on veut atteindre, est-ce qu’il suffit de vouloir pour pouvoir ? C’est-à-dire vouloir est une condition nécessaire mais est-elle une condition suffisante ?
EES : C’est nécessaire mais ce n’est pas suffisant. Cependant cela ne s’enclenche qu’à partir du moment où l’on veut bien sûr. Il faut vouloir changer le monde pour que quelque chose change. Après, je ne pense pas qu’on arrive à changer le monde, mais on peut changer sa façon d’habiter le monde. Je crois que c’est ça qu’on peut changer, c’est-à-dire changer notre façon d’être au monde, notre façon d’être dans le mystère, notre façon d’être dans les conditionnements, notre façon de subir des pressions. On a cette liberté intérieure d’abord d’être conscient de ces conditionnements et surtout d’en écarter certains pour se reconditionner soi-même en se disant « moi je veux ça et j’avancerai dans cette direction. » Oui, je crois à la liberté. De toute façon la liberté n’existe que si on y croit et que si on l’exerce. Alors, je n’aurai jamais une preuve que la liberté existe. Vous savez, c’est un débat qui est vieux comme la philosophie, souvent symbolisée par le débat entre Descartes et Spinoza. Descartes qui croit au libre arbitre et Spinoza qui n’y croit pas, qui dit « non, ce que vous appelez votre volonté c’est juste le dernier de vos désirs qui a été programmé par la nature. » Donc moi je veux y croire pour que la vie soit encore plus belle, plus riche, pour qu’on soit responsable de nos actes aussi parce que je veux croire en notre responsabilité, voire pour qu’on en soit coupable aussi. Car il n’y a aucune raison de louanger ou de blâmer si la liberté n’existe pas. Donc oui, c’est un postulat moral et métaphysique, qui est de croire en la liberté. Alors je montre bien en même temps, et je vois que votre question est complètement au cœur du sujet, ces femmes qui s’inventent ou se découvrent et qui décident de prendre une partie de leur destin en mains, décident de vivre leur vie et non pas la vie selon les autres et vont prendre le siècle dans la figure. Anne de Bruges va tout d’un coup être reconnue par son siècle car il y a moyen de l’incorporer avec la religiosité ambiante et en même temps, cette religiosité ambiante va la détruire. Hanna von Waldberg va faire un vrai chemin de renaissance à soi à travers la psychanalyse, découvrir le plaisir d’une façon qui continue à la surprendre mais qui est enfin vraie et le siècle malgré tout l’a rattrapée avec la guerre 14-18 qui fauche sa vie comme elle a fauché la vie de tant d’hommes. Alors, comme je suis un optimiste, je voulais que le roman ait une structure optimiste. Anny, qui au départ semble être l’héroïne la moins bien servie, va s’en sortir et ce, pour plusieurs raisons. Entre guillemets c’est la dernière des femmes de cette histoire, donc je pense quand même que la condition féminine a évolué et qu’elle bénéficie des progrès et des combats des autres femmes. Et puis, on peut aussi se dire qu’il y a une amélioration du karma de cette même âme qui revient plusieurs fois. Je ne dis pas que c’est ça la clef, mais j’ai écrit pour que cette clef soit là.

KF : Exactement. On a le sentiment que vous entrebâillez des portes et que vous laissez la liberté au lecteur de les ouvrir complètement ou non. C’est vrai que c’est une des interprétations qui m’est venue à l’esprit, à savoir peut-être que l’âme d’Anne de Bruges s’est réincarnée en Hanna et que l’âme d’Hanna se réincarne ensuite en Anny. Et à chaque « réincarnation », thème qui était déjà présent dans votre ouvrage Milarepa notamment, il y a un acquis des vies passées. C’est-à-dire qu’en effet, comme vous l’évoquiez, Anny semble être des trois héroïnes, celle qui démarre dans la vie avec les bagages les plus lourds, entre l’alcool, la drogue, le sexe, on se dit qu’elle va avoir de la peine à s’en sortir. Or on a le sentiment pourtant que c’est elle qui est la plus lucide et qui arrive le plus promptement à prendre son destin en mains. Cela tient aussi au fait que le contexte économique et social a changé, le permet.
EES : …et aussi parce qu’il suffisait qu’elle, elle écarte toute la chimie qui l’empêchait d’être elle-même, pour être elle-même, cette espèce de diamant pur qu’il y a au centre de chacune de ces femmes.
KF : J’ai lu récemment un remarquable livre de Delphine de Malherbe, L’aimer ou le fuir, relatif aux amours de Colette et je n’ai pu m’empêcher de penser que Colette aurait pu être une de ces héroïnes, en ce sens que c’est quelqu’un qui a toujours refusé la norme, qui n’a pas suivi la mode mais l’a créee
EES : Oui ! En tous les cas vous évoquez une femme qui est dans mon panthéon le plus intime. Je suis un grand lecteur de Colette, mais vraiment. J’ai lu plusieurs fois Colette et je continue à la lire. Et je l’aime vraiment pour ce qu’elle est c’est-à-dire quelqu’un qui a peur des concepts, qui se méfie des idées générales, mais qui avec quelque chose qui relève sans doute de l’intuition et de la sensibilité, est sans doute la femme la plus libre, en tout cas la plus libérée, puisque libre je ne sais jamais si on l’est. C’est peut-être la réponse à la question : je ne sais pas si on peut être libre mais on peut se libérer. Et Colette, vraiment, elle est elle-même à l’image du chien truffier qui a le museau collé au sol, c’est-à-dire avec cette sensibilité intense des êtres, des choses de la nature, des animaux, des hommes, des femmes, elle arrive à avoir une vie authentiquement originale et sans doute authentiquement la sienne. Elle s’est libérée de beaucoup de choses, du mariage aussi d’ailleurs.

KF : Dans ce roman parce que, sans en dévoiler l’intrigue, il s’agit bien d’un roman, il y a une unité entre ces trois histoires qui vont se fondre et se confondre, il y a une place importante donnée à la relation épistolaire. C’est quelque chose que l’on voit beaucoup dans votre œuvre, avec aussi bien au théâtre avec Oscar et la Dame Rose, cet enfant de dix ans atteint d’un cancer qui écrit des lettres à Dieu, que dans Ma vie avec Mozart où Mozart vous envoie des morceaux de musique et vous lui répondez sous la forme de petits mots griffonnés à la hâte ou sous la forme de véritables lettres. Ici, l’écriture est présente avec Anne de Bruges qui s’adresse sous forme de poèmes à une entité, elle ne sait pas d’ailleurs très bien à qui mais que les autres nomment pour elle Dieu, mais aussi avec Hanna qui confie ses joies et ses tourments à Gretchen. Pourquoi cette importance de l’écrit et qu’apporte l’écrit de plus ou de différent par rapport à un échange oral ?
EES : Pour moi l’écrit apporte d’abord la voix. On a le rythme d’une voix, on a une sensibilité, on a la présence. La lettre apporte pour moi la présence de l’autre alors que le narrateur omniscient va rendre le personnage présent d’une autre façon. Elle amène la parole mais aussi comme le dirait Proust, la « parlure », c’est-à-dire les choses spécifiques qui font qu’une voix est une voix et qu’une personne ne ressemble pas aux autres. Et puis, la lettre amène aussi la vivacité de quelqu’un qui se raconte, qui regrette d’avoir dit ceci, qui pense que l’expression n’est pas correcte. Parce que la voix omnisciente trouve toujours l’expression correcte. Dans la parole écrite on est à la recherche de la parole correcte. Justement les trois femmes sont à la recherche de la parole correcte. Anne de Bruges son grand souci, c’est de nommer les choses ; elle pense que ce n’est pas possible. On essaie toujours de nommer quelque chose d’indicible en réalité. Pour moi la littérature c’est ça, c’est dire l’indicible. Les lettres sont aussi importantes dans Variations énigmatiques. En fait je crois que, la première raison c’est ça, et la deuxième raison, c’est que pour moi l’écrit dit la vérité. C’est d’une naïveté d’écrivain peut-être mais j’ai toujours pensé que la parole écrite était au plus près du cœur et de la pensée alors que la parole orale est plutôt une relation ou une façon de se dégager aussi ou de s’engager. Alors que la recherche de la vérité passe par l’écrit. Et je crois que derrière tout ça il y a un souvenir d’enfance : Cyrano de Bergerac, la première pièce que j’ai vue. Et c’est vrai que les lettres qu’écrit Cyrano à Roxane disent la vérité de son amour. Mais elle n’a pas su voir qui parlait, elle a cru que c’était Christian parce qu’il était beau et ça, je crois que c’est une chose qui m’a profondément marqué. Peut-être y avait-il cette idée dessous Cyrano encore, que même si les apparences étaient contre nous, la vérité de l’âme pouvait l’emporter. Et finalement Cyrano l’emporte. Je veux dire, Roxane le reconnaît trop tard, en même temps il la fréquente toute sa vie, il est l’ami Cyrano et elle a vu que son âme était belle, puisqu’elle est amoureuse de cette âme. Christian n’est plus qu’un souvenir. Et je me dis toujours « une lettre nous donne la vérité d’une présence ». C’est pourquoi j’aime tellement écrire sous forme épistolaire. Parce que moi, j’ai l’impression que les personnages m’habitent, je n’ai pas l’impression de les fabriquer. Je les écoute, je les observe, mais je ne les invente pas. Je ne me sens absolument pas créateur de personnages, je me sens un scribe.


KF : Ce qui est d’ailleurs fascinant c’est qu’à la lecture de ce roman, on ne pense pas un seul instant que c’est un homme qui tient la plume. Non seulement l’âme de la femme est mise à nu de manière remarquable, avec une justesse chirurgicale, mais de surcroît c’est un homme qui a fait ce travail. C’est sidérant de voir comment vous vous êtes glissé dans la peau de ces femmes.
EES : J’ai toujours été dans une résonance de sympathie profonde avec les femmes que je rencontre. Je suis terriblement curieux donc je pose des questions, j’enquête, je veux savoir, je veux comprendre, mais j’ai mis du temps à oser. Parce que dans mes premiers livres, L’évangile selon Pilate, dans mes premières pièces, les hommes sont toujours les héros. La légitimité pour moi c’était de me projeter dans un homme. Quand le théâtre m’a obligé à écrire des personnages féminins, ça a commencé avec Le libertin, etc., chaque fois les actrices et ensuite les spectatrices me disaient : « Mais enfin, comment faites-vous ? ». J’ai dit : « Ah bon, alors je peux ? » Donc autorisé par les femmes, j’ai abordé le continent féminin et pour moi, c’est devenu quelque chose d’essentiel parce que cela me donne beaucoup plus de subtilité, cela me donne le sens de la complexité. Parce qu’un destin de femme est un destin plus complexe. Parce qu’un regard de femme est un regard plus complexe. Je suis désolé pour les hommes, mais nous je nous trouve assez primaires, on est binaires. Vous, vous n’êtes pas binaire du tout (rires). Quand vous dites « oui » ça peut dire trente-six choses en dehors de « oui ». Et « non » pareil ! (rires)

KF : Je confirme. (rires)
EES : Alors donc je vais à la découverte de la complexité de l’âme humaine plus facilement à travers une femme qu’à travers un homme. Et puis, il y a la justesse du ressenti, que je trouve une qualité plus féminine que masculine. Anne de Bruges par exemple, c’est quelqu’un qui ressent avec une précision telle, qu’elle a du mal à mettre en mots…

KF : Oui, c’est de l’ordre de l’émotion…
EES : Oui, il y a une justesse du ressenti, une pureté presque diamantine de l’expérience. Moi je considère que c’est quelque chose de féminin donc je recherche ça aussi quand je peux prendre la peau d’une femme. Peut-être que c’est faux, que c’est juste culturel que les hommes ne ressentent pas les choses avec cette pureté. Cela vient peut-être aussi certainement de nos corps, de notre façon d’être différents. Moi ça m’apporte énormément, c’est presque un renouvellement.

KF : En tous les cas, c’est troublant car vous pénétrez à un degré d’intimité de l’âme féminine tel, qu’on a l’impression que ce n’est plus nous qui vous lisons mais vous qui nous lisez !
EES… je fais le miroir !

KF : Il y a aussi un autre élément qui intervient dans ce livre et qui est très important : la musique. Vous ne contredirez pas Nietzsche pour lequel « Sans la musique la vie serait une erreur ». On l’a vu dans Ma vie avec Mozart, Quand je pense que Beethoven est mort et que tant de crétins vivent, et là, avec Hanna. Elle vit une situation difficile qu’on ne va pas dévoiler, on laisse le soin aux lecteurs de le faire, et elle va pouvoir grâce à la musique, lors de l’interprétation d’une œuvre de Gustav Mahler, échapper à la réalité qu’elle subit, à cette douleur qui la ronge. L’espace de cette page musicale d’une beauté inouïe, elle va pouvoir échapper à cette difficulté d’être…
EES : Oui, la musique console, la musique libère, la musique nous emmène dans un monde qui n’est pas celui des concepts, qui n’est pas celui des articulations sociales, qui n’est pas celui des rôles sexués, la musique nous emmène dans un ailleurs où tout est ressenti. La symphonie de Mahler joue le même rôle chez Hanna que la forêt chez Anne de Bruges. C’est tout d’un coup l’éloignement total des catégories des hommes, des catégories de la société, des étiquettes, et donc c’est une libération qui amène de nouveau à sentir les choses par soi-même, et ça, c’est comme une refondation de soi à travers une expérience qui nous amène en dehors de nous paradoxalement. Véritablement, oui, l’expérience de la musique est une expérience fondamentale qui peut changer un être. C’est ce que j’ai vécu et que je raconte dans Ma vie avec Mozart où tout d’un coup l’audition d’une page de Mozart me sort d’une dépression adolescente et me ramène la beauté sous les oreilles et sous les yeux. A partir de là, c’est toute la beauté du monde qui nous est restituée et donc la saveur de vivre qui m’est rendue par Mozart. C’est vraiment la guérison par la beauté. Pour Hanna, c’est une expérience qui va l’aider à prendre ses distances avec la prison dans laquelle elle court.

KF : Vous pensez que la musique plus que toute autre forme d’art peut jouer ce rôle, ou c’est l’art dans toutes ses acceptions ?
EES : Non, c’est l’art dans toutes ses acceptions. La musique pour moi est la métaphore des arts. Pas un art supérieur mais la métaphore des arts, parce que je pense savoir écrire sur la musique. Et c’est tellement difficile. Et puis, parce que je mets beaucoup de moi dans mes livres et donc la musique, moi, joue ce rôle dans ma vie. Un tableau peut apporter ça, la lecture d’un roman peut apporter ça, un film, un ballet, toutes les formes d’art peuvent apporter ça. Moi, il se trouve que je suis juste si je parle de la musique pour ça. Mozart c’est une clef, c’est un chiffre pour dire tout ce qui est digne d’admiration, d’émerveillement, d’amour, d’enthousiasme. Mozart est plus que Mozart. Donc oui, c’est une métaphore. Mais de toute façon je pense qu’il faut dans un livre, que tout soit à la fois au premier degré et métaphorique. On raconte l’histoire au premier degré, les personnages sont les vrais personnages, les situations sont les vraies situations, et en même temps, une situation n’est forte que si elle est métaphorique c’est-à-dire que si elle peut s’universaliser. Quand on parle d’une maladie, dans Oscar et la Dame Rose c’est le cancer, c’est une métaphore de toutes les maladies mortelles. Quand je parle d’un art, c’est une métaphore de tous les arts, de toute expérience de la beauté. Toujours je considère qu’il faut à la fois être concret et métaphorique dans le même instant.
KF : On le ressent comme tel à la lecture en effet. Par ailleurs, il y a dans votre écriture, ce qui fait beaucoup de bien dans cette sinistrose ambiante de la rentrée, un caractère résolument optimiste chez vous, qui n’est pas lié uniquement à ce livre. C’est une constante dans votre écriture, qui fait beaucoup de bien, à savoir que si vous reconnaissez que le mal est inscrit à même enseigne que le bien en chacun d’entre nous, vous restez confiant en l’être humain. Vous en parlez notamment aussi dans Quand je pense que Beethoven est mort alors que tant de crétins vivent. Il y a ce postulat que l’homme n’est pas broyé dans la masse, qu’il peut agir à son niveau, y compris sur le mal qui est en lui, et vous optez pour un combat qui s’achève par une victoire du bien sur le mal.
EES : Oui, je ne vois pas l’intérêt de déprimer mes contemporains.
KF : Je vous en remercie ! (Rires)

EES : Je ne vois pas l’intérêt de semer le trouble et d’y laisser les gens, en terme de parcours littéraire. C’est très très bien de semer le trouble, je le fais et j’aime le faire je pense, mais laisser les gens dans le trouble, c’est-à-dire les amener tout à coup dans des zones marécageuses et leur lâcher la main, c’est ce que font la plupart des romanciers contemporains, ce n’est pas mon éthique et ce n’est pas mon esthétique. Je n’aime pas cette schizoïdie contemporaine qui consiste à vivre optimiste et à parler pessimiste. Comme la grande culture du 20ème siècle, après la guerre de 1945, a été une culture pessimiste, c’est devenu une vulgate, c’est-à-dire une opinion partagée mais plus repensée d’être pessimiste. Non, moi je n’aime pas le prêt à penser, je n’aime pas qu’on pense à ma place non plus, et d’autre part, je pense que l’optimisme c’est l’intelligence alliée au courage. C’est-à-dire que c’est faire un constat sévère sur ce qu’est le monde, le même que celui que fait le pessimiste, c’est-à-dire voir ce qui ne va pas, mais c’est la décision de ne pas accepter ce qui ne va pas. Et dans la mesure où c’est dans mes moyens, réagir. Moi, la lâcheté du consentement au négatif, non ! Je ne veux pas de cette lâcheté-là. Je veux pouvoir transmettre, y compris à des gens plus jeunes, une vision positive du monde. Je n’ai pas envie de dire à un nourrisson « Tu vas voir, ça va être horrible ! »

KF : (rires) Bienvenue dans l’horreur !
EES : Bienvenue dans l’horreur ! J’ai envie de lui dire « Tu vas voir, il y a des trucs géniaux ! Il y a les êtres humains, il y a l’art, il y a la beauté de la nature, il y a toutes les interrogations qui vont être les tiennes toute ta vie, il y a aussi une part de mystère que tu vas traverser qu’est la vie, ce mystère habite-le avec confiance, ne l’habite pas avec angoisse. » Voilà, ce que j’ai envie de lui dire au bout de chou. Voilà, je crois que c’est juste une question de cohérence, l’optimisme.

KF : Oui, c’est un regard où vous vous réjouissez de ce qui est, bien davantage que vous ne vous focalisez sur ce qui manque.
EES : C’est ce que vous évoquiez avec la théorie du verre à moitié vide ou à moitié plein. C’est-à-dire qu’il y a des gens qui face à un verre rempli à moitié verront ce qu’il n’y a pas et il y a des gens qui verront ce qu’il y a, c’est-à-dire la moitié pleine. Et ça dit tout ! C’est-à-dire que l’optimisme c’est un rapport au plein et le pessimisme est un rapport au vide. C’est-à-dire que l’optimiste cultive la joie alors que le pessimiste cultive la tristesse. Cela, j’en parlais beaucoup dans mon livre sur Beethoven. On peut avoir la même vie, et puis, appuyer sur le bouton de la joie ou celui de la tristesse. C’est-à-dire exactement la même vie objectivement, mais subjectivement pas du tout la même. On peut voir tout ce qu’il nous manque, et alors là la liste est infinie : il y a des êtres qui nous manquent, des forces qui nous manquent, des pouvoirs de comprendre qui nous manquent, parfois le futur nous manque, parfois des objectifs nous manquent, … Alors on peut voir tout sous cet angle-là et la vie est sinistre et vivement qu’on en soit débarrassé. Ou on peut voir la même vie sous la forme de la joie, c’est-à-dire en se réjouissant de ce qui est, en jubilant d’exister, en appréciant les rencontres. C’est la même vie mais elle est joyeuse. Définitivement, je me mets du côté de la joie et surtout, je conseille la joie !

KF : C’est une bonne posologie et une bonne prescription. Je la prends volontiers !
EES : (Rires). Mais c’est aussi un exercice spirituel.

KF : Oui, il est vrai que cela ne va pas de soi forcément.
EES : Cela ne va pas de soi, du tout. Se mettre du côté de la vie plutôt que du côté de la mort, se mettre du côté de l’être plutôt que du côté du néant, se mettre du côté de la joie plutôt que du côté de la tristesse, se mettre dans le plein et pas dans le vide, c’est un vrai exercice spirituel qui en plus peut avoir des conséquences merveilleuses qui sont l’harmonie, la sérénité, l’émerveillement, la réjouissance, le sentiment d’être heureux.

KF : Vous l’abordez dans le livre consacré à Beethoven en montrant par exemple que cet homme qui avait énormément souffert, qui en plus compose de la musique mais est atteint de surdité, ce qui est un supplice, cet homme qui est entravé dans ses relations sociales, dans ses relations amoureuses, pourtant, à l’image de Christian Bobin qui dit « On peut se laisser dépérir dans le manque, on peut aussi y puiser un surcroît de vie », prend le parti de nous offrir de la musique d’une ineffable beauté, notamment avec cet hymne à la joie. Et on retrouve cette même philosophie en vous, à savoir de toujours savoir se réjouir de ce que l’on a, au lieu de s’asseoir dans un fauteuil de lamentations et d’être le spectateur d’une vie qui ne nous convient pas. Vous prenez le parti, à l’instar de vos héroïnes ici, de ne pas rester spectateur mais de devenir acteur de votre vie.
EES : Exactement. Et de regarder ce qu’il y a de grand dans nos petites vies. Mes trois héroïnes, je les regarde comme ça. Elles cherchent et trouvent ce qu’il y a de grand dans leur petite vie. Le destin d’Anne de Bruges est d’une beauté, d’une dignité humaine, d’un aplomb spirituel merveilleux même s’il est à la fois tragique. Hanna fait un trajet inattendu quand on l’entend les premières fois c’est une petite femme comme ça, qui plaisante, qui rit de tout, qui ne pense pas qu’elle est intelligente d’ailleurs. C’est très souvent présent chez les personnages féminins : souvent les femmes sont beaucoup plus humbles que les hommes.

KF : On sent qu’elles manquent de confiance en elles, toutes. Comme vous le notiez tout à l’heure, ce ne sont pas des rebelles de nature, ce sont des femmes douces, désireuses de faire plaisir à autrui, en retrait, parce qu’elles n’ont pas suffisamment confiance en elles-mêmes.
EES : Oui ! On ne leur a jamais donné ce regard-là. Un regard qui donne confiance, un regard puisé dans la famille ou dans la société. Longtemps la société n’a pas donné ce regard aux filles. En plus, elles ont toutes les trois en commun d’être orphelines. Donc elles ont poussé sans ce regard. Moi, j’ai eu la chance de vivre avec le regard de mes parents qui me considéraient comme une petite merveille, non pas parce qu’ils étaient béats mais parce qu’ils m’ont toujours donné l’idée que tout était possible. Et je me suis bien emparé de cette idée ! Le regard amoureux change une vie. Elles, elles ne l’ont jamais eu finalement. D’où leur modestie, leur incertitude et le fait que le cheminement, elles vont vraiment le faire toutes seules. Alors, la dernière, Anny, a le regard des autres sur elle, mais ça l’explose. Car elle est rentrée avec l’image que les autres se font d’elle, qu’on lui demande d’entretenir, entourée de gens suffisamment cyniques pour l’entraîner à faire ça, et c’est aussi pour ça que dès le premier chapitre, elle brise la boule et elle se brise au sol comme une multitude de petites images. Et elle, elle a été désirée, pas aimée, mais désirée par les autres avant même de savoir si elle les désirait. Les hommes lui ont foncé dessus avant qu’elle ne sache qu’elle relation elle voulait avoir avec un homme. Le regard des autres a précédé la constitution. Elle est vraiment dans le miroir dès le départ.
KF : Finalement, le désir des hommes l’a précédée, à chaque fois. C’est la plus exposée en tous les cas, puisqu’elle commence à tourner dès l’âge de cinq ans devant les caméras.
EES : Oui.

KF : A ce titre, j’ai lu ce matin un article dans Courrier International, qui m’a fait penser à votre roman. Il y a une école maternelle, à Stockholm, qui propose un enseignement antisexiste. C’est-à-dire qu’ils ont conscience que la société encore aujourd’hui, regarde et traite différemment les petits garçons et les petites filles, notamment à l’école. Comme le disait Simone de Beauvoir « On ne naît pas femme, on le devient ». Pour aller à l’encontre de cette tendance, cette école au nom évocateur « Egalia », propose ainsi les mêmes activités et jouets aux petits garçons et aux fillettes. Elle met à disposition des uns et des autres aussi bien les poupées que les petites voitures. Comme le souligne la directrice de cette école : « Il s’agit d’offrir aux enfants une plus large palette de choix. Nous voulons leur montrer tout ce que la vie peut avoir à offrir et pas uniquement la moitié »
EES : Je ne vous surprendrai sans doute pas en vous disant que j’ai joué avec les poupées de ma sœur. (Rires). J’étais le deuxième avec une grande sœur de cinq ans de plus que moi et je peux vous dire que quand sa Barbie ne l’intéressait plus, moi sa Barbie me passionnait. (Rires). Surtout les cheveux de Barbie, qui poussaient sur commande.

KF : Moi, j’ai une soeur de cinq ans de moins qui me coupait les cheveux de mes poupées, donc impossible de jouer à la coiffeuse ! (Rires). En tous les cas, votre roman est un livre qui fait du bien, dans le contexte actuel un peu sombre. Un roman qui est une très belle ode aux femmes et plus précisément aux combats des femmes. Un livre plein d’optimisme que j’ai plébiscité dans ma chronique et que je recommande vivement aux lecteurs.
EES : Vous le recevez comme j’avais souhaité qu’on le reçoive. Cela me touche…

KF : Merci… Peut-on savoir, ou est-ce prématuré, quels sont vos projets d’écriture ? Roman, théâtre, essai ?
EES : Je pense qu’au printemps, dans le cadre du cycle de l’invisible, il y aura un nouveau texte sur le confucianisme et la Chine d’aujourd’hui. Cela s’appelle : L’histoire des dix enfants que Madame Ming n’a pas eus. Il y aura aussi une pièce de théâtre l’année prochaine, mais c’est encore prématuré d’en parler.

KF : Alors vivement le printemps que nous puissions découvrir votre nouvel ouvrage !

Karine Flejo

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La Rédaction

2 thoughts on “Une heure avec Eric-Emmanuel Schmitt”

Commentaire(s)

  • RAFFENEAU Clémence

    Je viens de terminer la lecture de ce livre, lu en trois jours, il me nourrira pendant de longs mois.
    Il a éclairé des parties obscures ou enfouies dans mon inconscient ou subconscient, et sera un remarquable outil de travail spirituel pour moi.
    Fidèle lectrice de vos Ouvrages, je vous remercie particulièrement pour celui-ci et les portes qu’il nous ouvre, à nous les femmes.

    Merci

    January 4, 2012 at 13 h 57 min
  • Jean-Sébastien Roy

    Tout à fait remarquable, d’une simplicité et sensualité qui débordent de l’ordinaire. Transporté dans trois époques différentes nous donne la chance de “décrocher” du quotidien.

    Merci.

    January 6, 2012 at 18 h 39 min

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