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Les Borgia, famille honnie ?

Les Borgia, famille honnie ?

05 August 2021 | PAR Franck Jacquet

Les Borgia de Jean-Yves Boriaud, spécialiste de la Renaissance et particulièrement de la Rome de l’époque, revient par une ample monographie sur cette dynastie à la légende plus noire que dorée, ce qui a largement été entretenu par les récentes séries éponymes, ou d’autres ouvrages – animes… L’enquête historique apparaît ici comme une synthèse largement accessible menée par un latiniste plutôt que dans le but de mettre au jour de nouveaux faits ou pour mettre en avant des sources négligées, oubliées. Avec la Borgia, on est cependant toujours aux premières loges des soubresauts de l’Urbs en transition entre rêves médiévaux de croisades et modernité de l’affirmation des Etats européens.    

 

 

Note de la rédaction : 3/5 

 

Entre récit chronologique et galerie de portraits

Le récit est proprement d’abord chronologique. Si on connaît souvent la brillante période du pape Alexandre VI, père de César, de Lucrèce, de Juan et d’une floppée d’autres enfants naturels reconnus ou non, c’est-à-dire la période des années 1490-1500, les racines du pouvoir Borgia sont moins habituellement traitées.

La dynastie, comme les autres grandes familles ibériques, mais qui demeure seulement d’abord au second plan, tire ses ressources et sa « faible » légitimité de la Reconquista, dans la région de Valence particulièrement. Puis quelques membres, entre rêves militaires et religieux, participent aux efforts d’une Papauté déchirée entre ancrage avignonnais (sous l’influence de la France) et échauffourées factieuses romaines (les meurtres récurrents sont rappelés à longueurs de transitions entre pontificats notamment). L’ascension est rapide. Elle conduit à l’élection d’un membre de la famille en pape, Calixte, qui sait d’emblée favoriser des appuis en faisant de nombreux cardinaux espagnols. Si les Borgia étaient une famille montante de la Chrétienté, elle acquiert alors une certaine légitimité, mais toujours fragile, ce que rappelle toujours Jean-Yves Boriaud.

A sa suite, la génération plus brillante et (surtout ?) bruyante est celle de Rodrigo, qui avec ses enfants devient un acteur majeur du jeu européen durant deux à trois décennies, alors que Colomb « découvre » l’Amérique, que les Ottomans avancent en Egée et que Naples ne cesse d’être une pomme de discorde, bien que la ville, capitale du royaume éponyme, soit plus une métropole croulante sous son propre poids démographique qu’un pôle d’impulsion économique, social et culturel à l’échelle du continent. Les chapitres suivent chronologiquement en se concentrant chacun sur une des principales figures : César, Lucrèce et Alexandre sont les premiers rôles. Derrière, se dessinent les personnages de Juan, Angela ou Francesco. On méconnaît finalement tous les autres ou presque, ce qui peut sembler dommage.  

 

Quelle légende ?

La galerie de portraits est difficile pour cette famille tant honnie. Le récit, linéaire, apprendra la réalité du parcours de Lucrèce (du moins à partir du moment où les sources la découvrent plus clairement), les tentatives spectaculaires puis plus pathétiques (l’auteur préfère « picaresque ») de César pour devenir un seigneur temporel ou encore et surtout les manœuvres du pater familias, Rodrigo élu sous le nom d’Alexandre, pour se ménager des appuis, des alliances avec les grands de l’Eglise, de Rome et d’Europe.

La part belle est consacrée au factuel, au chronologique, ce qui permet de comprendre l’évolution des velléités puis la réalité des contraintes qui s’imposent à ces personnages si avides de pouvoir. Les massacres réels (César fait assassiner ses concurrents des grandes familles et les condottieres de Romagne lors d’une fausse entrevue de réconciliation) sont bien rappelés, de même que la corruption endémique qu’Alexandre reprend à son compte et porte sans doute au stade d’un art rarement égalé. Mais lorsque les assassinats, les empoisonnements ou autres détournements ne sont pas attestés, le latiniste les traite comme tels avec appui des sources. Mais rappelons-le, les outils des Borgia sont bien les mêmes que ceux de toutes les autres factions.

Machiavel, enfin, apparaît finalement à un plan très secondaire, ce qui permet de mettre à distance le récit du florentin ainsi que la légende uniquement noire de César. Un dernier chapitre enfonce le clou : il faut faire la part entre licence artistique ou intérêts personnels et réalité des faits pour comprendre la portée de cette dynastie qui finalement n’aura été au premier plan que deux ou trois générations.  Pourtant, ces quelques personnages concentrent tant que la création artistique à leur encontre est féconde… 

 

Rome, décor de théâtre de la transition moderne

Au final, les aspects les plus intéressants de l’ouvrage, pour les connaisseurs de la trame et de la dynastie, resteront sans doute ceux relevant du décor, des structures et des systèmes qui sous-tendent les événements traités au premier plan. Systématiquement, l’auteur essaie de reprendre pied avec ceux-ci en fin de chapitre : au fond, la tentative d’édification d’un duché de Romagne pour César se tisse et se délite sur fond de renforcement des Etats modernes territoriaux monarchiques. France, Royaume de Naples et d’Aragon ainsi que Venise et Florence sont les cités-Etats et les Etats monarchiques qui préfigurent déjà la péninsule des siècles à venir, jusqu’à son unification, « une expression géographie » (Metternich) dans laquelle les voisins exercent des zones d’influence ou forment des Etats-tampons.

Lucrèce, en son duché de Ferrare, est tout aussi soumise entre les velléités de continuité de ce petit « fossé d’effondrement » d’empires et la volonté d’imposer une souveraineté directe, forte, coercitive plus structurelle que ce soit par Venise, par la Papauté qui se mue peu à peu en Etat territorial et la France via le Milanais…

D’ailleurs, le spécialiste de Rome propose souvent de rapides éclairages pour rappeler les forces structurantes de la ville éternelle. Les conflits entre factions espagnoles (« catalans ») et locaux (Orsini, Colonna, Della Rovere…) apparaissent bien mais parfois un peu rapidement. On perçoit bien la nécessité pour la Papauté, modèle premier de l’Etat territorial embryonnaire de la période médiévale grâce à son organisation administrative, de se muer dans ce siècle plus clairement en puissance territoriale sous les coups de boutoirs de la France, de Naples, des Ottomans… On voit bien la continuité entre papes pourtant si opposés par leurs parcours et leurs clans. Cette transition, bien décrite, aurait mérité plus d’analyse proprement historique. 

 

Et la religion dans tout ça ? 

Il en va de même pour la question religieuse : si la croisade est bien de plus en plus clairement un moyen d’affirmation du pouvoir pontifical et de « détournement » d’autorité (n’était-ce pas déjà le cas par les cités-Etats thalassocraties dès 1203-1204 à l’encontre de Byzance ?), les préoccupations proprement religieuses d’Alexandre pourtant lié à la Devotio moderna, cette tentative de « réformer » de l’intérieur le sentiment et la pratique catholique alors que les craquements schismatiques apparaissent déjà, ne sont que brièvement évoquées. A ce titre, l’ancrage dans le temps long par la mise en avant du pape Calixte et Francesco, dédié aux jésuites, permettent de donner de la profondeur au récit et de rappeler que la dynastie est bien d’abord spirituelle, malgré ses velléités territoriales. Celles-ci n’auront été finalement que le reflet de tous les autres rêves que l’Italie provoqua chez les rois français, les ducs Sforza et les Médicis ou les autres dynasties du tournant moderne…

 

 

 

Informations : Boriaud, Jean-Yves, Les Borgia, Paris, Perrin (« Tempus »), 2020 : 539 p. – 10 euros – ISBN : 978-2-262-08676-3

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Franck Jacquet
Diplômé de Sciences Po et de l'ESCP - Enseigne en classes préparatoires publiques et privées et en école de commerce - Chercheur en théorie politique et en histoire, esthétique, notamment sur les nationalismes - Publie dans des revues scientifiques ou grand public (On the Field...), rédactions en ligne (Le nouveau cénacle...) - Se demande ce qu'il y après la Recherche (du temps perdu...)

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