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James Noël : “Debout les mots” [Interview]

James Noël : “Debout les mots” [Interview]

13 November 2017 | PAR Yaël Hirsch

Auteur de l’éblouissant Belle Merveille, roman sorti cette rentrée chez Zulma où il parle, 7 ans après, du tremblement de terre de 2010 qui a fait 300 000 morts et autant de blessés en Haïti, James Noël, proche de BABX nous parle d’inspiration, de création et de poésie, envers et contre tout, y compris le traumatisme et le deuil.


Combien de temps vous a-t-il fallu pour pouvoir écrire Belle Merveille après la catastrophe?
« Belle Merveille » est avant tout une expression haïtienne utilisée couramment qui permet d’exprimer un événement néfaste ou grandiose, ça peut être résumé par : « incroyable mais vrai. » Dans le livre, ça balaie 7 ans dans la vie d’un homme et celle d’une ville, Port-au-Prince parti ou englouti en deux temps trois mouvements. « Pap pap », comme on dit chez nous, et c’est étrangement l’initial de Port-au-Prince, ville traversée par des oiseaux et des papillons surréalistes. C’est une écriture de l’urgence, car beaucoup de choses se passent en 7 ans, de 12 janvier 2010 (date du séisme) à aujourd’hui. Il m’a fallu trois mois pour rendre compte des secousses et donner chair à Bernard et sa compagne napolitaine Amore. J’avais écrit d’autres livres avant qui parlaient du séisme. Je peux citer La fleur de Guernica, ou encore Kana sutra, il m’a fallu ces détours, comme si je me mettais en chemin pour faire des vocalises avant d’arriver à Belle merveille, un roman, disons un moment qui brasse différents événements.

Ecrire, est-ce un moyen de reprendre la maîtrise sur des événements tragiques et qui nous dépassent ou est-ce en soi se laisser dépasser ?
L’écriture nous rend bipolaire, nous met dans tous nos états. Elle est faite de va et vient, nous trimbale, nous bouscule d’un monde à un autre. Il y a un piège quand on se met au pied de la réalité. Quand on créé, on se rend compte qu’on joue double jeu : à la fois on veut traduire le réel, le plus fidèlement possible, et on se rend compte, fatalement que l’on ment. Créer, c’est faire voyage, s’embarquer à bord d’ici-bas airline, le vol qu’a pris Bernard et Amore dans le ciel de Belle merveille. Créer, c’est se mentir, se dire des choses pour s’exciter, exciter et exister. Belle Merveille est un espace de tension entre songe et mensonge. C’est ce que dit un des personnages dans le roman : Tout corps plongé dans une histoire devient inévitablement une fiction. Et ce n’est pas parce que le séisme a eu lieu, que les personnages ne sont pas dans la jouissance de raconter, ou qu’ils ne prennent pas pied dans leur chute. C’est une histoire, elle est vécue mais elle reste une histoire, qui nous transforme et qui participe à une réinvention du monde.

Peut-on écrire sur tout, même la mort absurde et en masse de proches ?
On peut parler de tout. Mais comment ? Qu’est-ce qu’on garde ? La réalité est que ce qu’on garde est le produit du travail qui n’a pas été supprimé ou déchiré. L’expert-comptable en moi, donc le poète, garde ce qui reste après avoir fait la découpe, le compte, le bilan. J’écris beaucoup en effaçant. Si j’étais plus réticent à parler de tout, je n’aurais pas pris le parti pris de parler d’un séisme, de l’arrivée en masse des ONG, de l’introduction du choléra en Haïti par des forces de L’ONU ou encore de la corruption de l’État, du coup de foudre magnétique et érotique de Bernard et d’Amore en plein tremblement de terre.
Quand on est dans le domaine de la création, on est dans le domaine de la magie. Être un alchimiste, voilà ce qui m’intéresse avant tout. Convertir la boue en or massif, cette démarche me semble plus essentielle que tout le reste. Avec Belle merveille, le narrateur est chargé d’appuyer sur la détente des vérités ou des mensonges. Je pense qu’il y a pris goût, même dans son trou, ou dans son gouffre. Il parle de tout, dit tout, raconte tout. La rage et le dérèglement dans tous les sens.

Dans le livre vous parlez du lien fort entre Haïti et la Poésie. A-t-elle servi à d’autres que vous pour surmonter le séisme ?
J’ai eu l’occasion de coordonner il y a un an et demi, une anthologie qui recense 73 poètes haïtiens vivants, dans la collection de poche, Points / Seuil. Il y a une grande histoire entre Haïti et la poésie qui y est, d’ailleurs, le genre majeur par excellence. Avec des grands noms comme Magloire Saint-Aude, Ida Faubert, Félix Moriseau-Leroy, René Philoctète, René Depestre, Yanick Jean, Anthony Phelps, Frankétienne, la poésie haïtienne est un événement, pour le coup, on peut crier : belle merveille ! Elle est d’une force et d’une beauté foudroyantes. Même chez les romanciers, le souci de la langue poétique est constant. La poésie, et pas seulement en Haïti, est l’une des meilleures planches de salut pour notre monde. Quand on a une quête poétique, quand on vise le beau, quand on a un rêve qui nous dépasse, on devient un peu poète d’une certaine manière. On peut traverser le froid, le chaud, la guerre, l’ennui quand on poursuit un rêve fou. C’est que j’entends par aller vers son poème, faire de sa vie une œuvre-événement, une véritable petite merveille.

Le héros de votre roman est amoureux aussi. L’amour, est-ce aussi précieux que la poésie?
Les deux protagonistes contrarient le mouvement du sol en faisant l’amour. Par le mouvement de leur lit qui tremble, ils contredisent le mouvement de la mort et du séisme, pour quitter terre, décoller, partir dans l’imaginaire et aller jusqu’à Rome, la ville-tontaine qui « tibre » de haut en bas. Ils sont hantés par les oiseaux, les charognards parfumés, les aigles, les oiseaux migrateurs et les prédateurs. Mais il y a aussi le battement d’aile du papillon qui est omniprésent et symbolise Papa Loko, un dieu vaudou, celui qui n’a pas vu arriver le malheur qui s’apprête à frapper la ville dans ses frontons. Il y a beaucoup d’allers-retours, disons une communication souterraine, tectonique avec d’autres livres. Des clins d’œil au chef-d’œuvre Gouverneur de la Rosée de Jacques Roumain, Demande à la poussière de John Fante, L’espace d’un cillement de Jacques Stephen Alexis,de voyage au bout de la nuit, de L-F Céline, l’Aveuglement de Saramago et tant d’autres livres qui m’ont marqué.
La musique résulte de la catastrophe, une proposition musicale jaillit de la terre qui tremble. La construction de Belle Merveille est dictée et scandée par cette musique, « do ré mi fa sol », en fonction de l’événement qui se soumet au rythme du magma et des mouvements intérieurs de Bernard.

Vous pensez que votre mise en cause du fonctionnement des ONG aura un impact ?
J’essaie surtout de penser à d’autres livres pour sortir des décombres et des bruits provoqués par le désastre humanitaire dans le cas haïtien. J’attends beaucoup de choses de ce livre, mais sur les ONG il n’y rien de nouveau après le séisme. Ce n’est pas seulement un travail sur ma vision des choses mais sur les différents discours qui accompagnent la tragi-comédie des ONG et des grandes puissances en Haïti.

Avez-vous perdu beaucoup d’amis et de proches dans le séisme de 2010 ?
Oui et non. J’ai eu tellement de connaissances parmi les victimes. Mais quand on parle de la mort, on ne veut pas, on ne doit pas cataloguer, ça donne le sentiment d’exclure des amitiés qui partent dans l’au-delà. À quel niveau telle personne était amie ? Non, je ne me pose pas ces questions, je méprise le jugement dernier. J’ai perdu beaucoup d’amis. Comme l’écrit Léo Ferré, on couche toujours avec morts.
Quand on écrit sur ces amitiés perdues, c’est aussi pour panser ses blessures, l’écriture devient comme une forme de palliatif. Je n’ai pas vraiment envie de donner la priorité aux sentiments qui me travaillaient avant d’écrire ce livre. J’ai écrit pour répondre à un besoin, une commande du dedans, ce qui en résulte me dépasse et c’est pour cela que moi-même en tant qu’auteur, je peux le lire et le relire le livre. Sinon cela n’irait pas plus loin que ma propre voix. Nous auteurs, nous signons nos livres par manque de modestie, mais l’écriture comme poussée, est un événement qui nous dépasse.

Qu’est-ce qui élève ou relève (titre du dossier) après un traumatisme aussi violent ?
Je dirais : « Debout les mots ».

Pour retrouver tous les articles du dossier Relève, c’est ici.

visuel (c)Franceso Gattoni

La playlist de la Relève
L’Edito de BABX : Dia de Los Muertos
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Yaël Hirsch
Co-responsable de la rédaction, Yaël est journaliste (carte de presse n° 116976), docteure en sciences-politiques, chargée de cours à Sciences-Po Paris dont elle est diplômée et titulaire d’un DEA en littérature comparée à la Sorbonne. Elle écrit dans toutes les rubriques, avec un fort accent sur les livres et les expositions. Contact : [email protected]

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