Fictions
Veni Vidi Vici : l’épopée du va-nu-pieds Abebe Bikila

Veni Vidi Vici : l’épopée du va-nu-pieds Abebe Bikila

22 August 2019 | PAR Marianne Fougere

Avec Vaincre à Rome, Sylvain Coher porte haut les couleurs d’une littérature, exigeante, parfois éprouvante, mais terriblement stimulante.

 

 

Il est des thèmes que la littérature affectionne tout particulièrement et la course à pied figure parmi eux. Sillitoe, Murakami, Echenoz, Coulon, …, ils sont nombreux à s’être affrontés à « la solitude du coureur de fond ». Mais, la métaphore de la course n’a pas attendu le succès des applications de running pour donner des ailes aux écrivains. Les Grecs, déjà, voyaient dans la course de vitesse le symbole de la jeunesse tandis que la course aux flambeaux était associée à l’idée d’un passage de relais entre les générations. Le diaule, une épreuve qui consistait à effectuer deux tours de stade, résonnait quant à lui étrangement avec le sentiment de résignation qui caractérisaient beaucoup de textes grecs où il était fait allusion à la vie humaine, l’homme ne pouvant modifier d’une coudée la longueur de la course que la destinée lui assignait. Ainsi, Platon enjoignait-il ses contemporains à ne pas vendre le maillot de l’homme avant de voir la course terminée. Car, écrit-il dans les Lois, « ceux qui vivent encore, il est peu sûr de les honorer avec des éloges ou des hymnes, avant qu’ils aient couru en entier leur vie en la couronnant d’une belle fin ». En d’autres termes, mieux vaut ne pas acclamer trop vite un coureur : l’important est certes de participer, mais surtout de vaincre !

Vaincre donc, et plus encore Vaincre à Rome. Tel est le seul objectif qu’a en tête Abebe Bikila lorsqu’il ôte ses baskets à quelques minutes du marathon des Jeux Olympiques de 1960. « En vérité les chaussures donnent des ampoules, chacun sait cela ». Et puis, ses pieds ne sont pas les pieds de tout le monde ; le duvet de corne qui les enveloppe leur procure un matelas douillet sur lequel s’appuyer. Le départ donné, Abebe n’a plus qu’à suivre à la lettre la stratégie élaborée par « Papa », son entraîneur suédois. Se faire oublier mais garder un œil aux dossards numéro 26, 69 et 73. Se faire oublier mais prendre garde où mettre les pieds. Se faire oublier jusqu’à l’assaut final. Soldat de la Garde Impériale éthiopienne, Abebe prend son mal en patience et coule sa foulée dans celle du dossard 185. Avant, finalement, de le laisser sur place au 41ème  kilomètre, là où se dresse l’Obélisque d’Axe, celle-là même qui fut ramenée d’Ethiopie par les troupes italiennes de Mussolini…

Le titre choisi par Sylvain Coher n’essaie pas inutilement d’aménager une place au suspense. La victoire au marathon olympique du coureur aux pieds-nus a fait le tour du monde. Le roman témoigne d’ailleurs des débuts, certes pour le moins chaotiques, de la première retransmission à grande échelle en Eurovision. L’intérêt du récit ne se situe donc pas dans le dénouement de l’épopée d’Abebe, mais dans toute une série de parti-pris. Le choix d’abord d’alterner les points de vue en construisant une sorte de dialogue entre les réflexions personnelles d’Abebe, la « petite voix » (du romancier ?), des bribes de conversation de commentateurs sportifs, des versets de la bible et des maximes d’auteurs. Si, au départ, elle surprend en donnant l’impression de casser le rythme de la course, cette chorale finit par donner l’impulsion aux jambes d’Abebe et aux mains qui tournent les pages. La volonté, ensuite, d’accompagner le geste politique du champion éthiopien. Entre deux considérations techniques, entre deux foulées, Coher capte, en effet, les exclamations racistes, les lèvres épaisses des enfants noirs représentés  sur les panneaux publicitaires. La décision, enfin, de ne pas découper le roman en chapitres. Pour venir à bout du récit du marathon d’Abebe, le lecteur doit lui aussi avaler les kilomètres, échelonnés de cinq en cinq à l’exception des derniers. « Du temps et de l’endurance » ; du temps pour parvenir à trouver la bonne cadence et entrer pleinement dans ce marathon.

Coher donne ainsi un second souffle à la métaphore de la course. « Se consumer au mieux à l’intérieur de ses limites individuelles », tel est « le principe fondamental de la course » (H. Murakami). C’est sans doute aussi une métaphore de la vie. C’est surtout une métaphore de l’écriture et donc de la lecture qui requièrent, l’une et l’autre, effort, ténacité et capacité de concentration.

Sylvain Coher, Vaincre à Rome, Actes Sud, sortie le 22 août 2019, 176 pages, 18,50 euros.

 

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