Fictions
Maylis de Kerangal et le Goût des autres :  “Juste des mots, toujours des mots”

Maylis de Kerangal et le Goût des autres : “Juste des mots, toujours des mots”

11 January 2016 | PAR Antoine Couder

Maylis de Kerangal nous promène au Havre pour lancer la 5ème édition du festival « le goût des autres », un événement littéraire qui veut incarner l’esprit de la ville.

 Elle est prête quelques secondes avant que le contrôleur n’annonce l’arrivée du train en gare. C’est de l’ordre du  réflexe, on pourrait presque dire du magnétisme. Maylis de Kerangal est la marraine du festival qui se déroulera au Havre à la fin du mois de janvier. Elle vient en éclaireurE régler les derniers détails, traînant derrière elle une petite cohorte de journalistes aux anges. Car si Maylis est célèbre, elle est aussi Havraise d’adoption ce qui renforce son attachement à cette drôle de ville bombardée méticuleusement et sans raison apparente par les Alliés pendant la seconde guerre mondiale avant de devenir un terrain d’exception de l’architecture contemporaine. Ville reconstruite après avoir été déconstruite, le Havre vit sur cette métaphore de la postmodernité, création radicale à la fois angulaire et fonctionnelle ;  démocratique d’abord, esthétique ensuite. Le style dit « sans ornements » d’Auguste Perret et ses petits détails qui font la différence : des portes coulissantes entre la cuisine et le salon pour éviter d’isoler la ménagère qui cuisine. Peut-être aussi pour qu’elle entende quelqu’un lire à haute voix, puisque c’est de cela dont il s’agit avec ces autres auxquels on finit par prendre goût : festival de textes lus qui croisent le fer avec musique et performance. Festival de lecture qui réunit dans sa filiation protestante le goût subtil du plaisir égocentrique et celui de l’élévation spirituelle. Festival de spectacle vivant qui sait chasser la peur que peut engendrer le mot de Littérature ou, pire, de Poésie.  Festival politique qui dit et redit que le rôle d’une ville est aussi de donner à lire à ses concitoyens.

Ce goût des autres d’où vient-il ? Un petit peu de Manosque et de ses correspondances où le grand frère Chaudenson a inventé la formule. Beaucoup de Nantes et du zeste popu teuffeur des « Allumés » où s’est formée Rozenn Le Bris qui pilote aujourd’hui  le festival du Havre. Un grand projet que l’on regarde du haut du 17ème étage de la Mairie de cette Gotham City de l’Atlantique et d’où l’on croit soudainement tout comprendre… Suspendus que nous sommes aux lèvres de Maylis qui  tend le doigt, montre la maison où elle a grandi, avant que son père ne devienne pilote c’est-à-dire de cette confrérie qui assure la manœuvre des bateaux entrant au port. Un de ces métiers de la côte, fait de noblesse et de technicité, qui permet à une forte personnalité de s’arracher à la pure échelle sociale pour  planer au-dessus, entre les ouvriers et les négociants, les bons comme les méchants. On pense à la « Naissance d’un pont » peut être son meilleur livre, pour cette façon de raconter une histoire d’amour qui finit par devenir cette tranquille puissance d’être dans ce qui n’est alors que bruit et fureur.

« Oh toi du sable et de la terre.. » chante Léo Ferré devant la mer qui se consume, danse du ventre autour du béton armé tel un bouclier plastique qui plie mais ne rompt pas et qui semble dire qu’ici bas – « bave des chevaux ras au raz des rocs qui se consument »- le solide devient liquide et vice-versa. Maylis surprise par la stupeur congénitale de son corps aimanté par la capitale et pourtant frappé par ce quelque chose d’indicible qui se trame dans ce bout du monde. Et, en effet, on ne comprend pas de suite lorsqu’on nous emmène au Musée d’art moderne qui de ces murs vitrés fait voir le vertige de ce mouvement organique. Ici commence la culture aurait dit Malraux comme si le Havre c’était déjà l’Amérique, un rêve de coquille de verre sous la sauvage nature. C’est le grand final de ce parcours festival ; la ville d’avant la catastrophe des bombardements. Manet et ses bateaux qui relancent la perspective, les vagues violentes de Courbet …

Ces impressionnistes qui vont créer ce mouvement imperceptible dans la répétition. Et Boudin qui va entraîner Monet dehors. Boudin l’enfant terrible,  l’homme qui de l’esquisse dit les vérités troubles du mouvement. Nous la voyons s’attendrir Maylis, et bien sûr, nous voulons son avis là-dessus. Déjà nous voulions savoir tout à l’heure sur la baie, comment c’était, de vivre dans du Perret en écoutant « Parallel Lines » de Blondie. D’avoir 15 ans au Havre. « Les bateaux comme les filles, ça fait bien du chichi » pour citer encore Ferré, « les étrangers », ceux qui arrivent par la mer dans ses cargos énormes qui remplissent de leur souffle coloré les poumons des amoureuses. Alors, devant les suites de Boudin elle se lance. Entre explications et déclamations, elle se demande si tout cela ne finit pas par parler,  comme si dans ce chaos, il y avait quelque chose qui pourrait dire ce qui est resté silencieux. Une phrase, des mots, c’est d’elle dont elle parle cette fois ; cet  écrivain de la  physicalité, de ces territoires secrets que l’on finit par comprendre en les soupesant longuement ; cette folie de détails qui s’échappent de ses livres et qui voudraient tout dire, tout refaire ; un festival de mots qui transportent un cœur vers un autre corps et finissent par réparer les vivants.

Festival le Goût des autres – le Havre – Du 21 au 24 janvier

http://www.lehavre.fr/evenements/31957

Visuel : C Hélie

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Amelie Blaustein Niddam
C'est après avoir étudié le management interculturel à Sciences-Po Aix-en-Provence, et obtenu le titre de Docteur en Histoire, qu'Amélie s'est engagée au service du spectacle vivant contemporain d'abord comme chargée de diffusion puis aujourd'hui comme journaliste ( carte de presse 116715) et rédactrice en chef adjointe auprès de Toute La Culture. Son terrain de jeu est centré sur le théâtre, la danse et la performance. [email protected]

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