Fictions
Manu militari ou comment sauver des vies en massant un nazi ?

Manu militari ou comment sauver des vies en massant un nazi ?

15 June 2013 | PAR La Rédaction

Le roman de Joseph Kessel « Les Mains du Miracle » est réédité en Folio. Il retrace l’histoire de Felix Kersten, médecin hollandais institué malgré lui masseur et confident de Himmler, qui devint agent double contre le régime nazi. A travers ce récit d’une histoire vraie, Kessel livre une vision sensible et complexe de composantes essentielles du système totalitaire : le plaisir de se laisser manipuler et le culte du chef.

mains du miracleParu initialement en 1960, ce livre était devenu difficile à trouver jusqu’à sa réédition en poche, ce printemps. Il redonne vie à un acteur méconnu de l’Histoire de la Seconde guerre mondiale : ce médecin finno-hollandais aux talents exceptionnels de massage thérapeutique, qui, une nuit de mars 1939, fut convoqué pour soigner les douleurs de Himmler. S’ensuivirent six années de soins prodigués au chef des SS, sans quoi ce dernier se retrouvait en proie à des maux d’estomac insoutenables. Felix Kersten devint non seulement le masseur personnel, mais le confident du Reichsführer, et se mit à user de l’influence énorme qu’il gagnait progressivement sur lui pour sauver quelques milliers de vies du carnage nazi.

C’est le Kessel grand reporter qui est ici à l’œuvre : il a rencontré Felix Kersten, né comme lui en 1898. Il puise aussi dans les Mémoires que le docteur a publiées en anglais dès 1947. Un roman ancré, donc, dans une histoire encore chaude à l’heure où il l’écrit, puisque le rôle du masseur fit l’objet de vives polémiques après-guerre. N’avait-il pas, après tout, été le protégé de Himmler ? Dans le livre de Kessel, aucun doute ne plane sur son héroïsme : dès lors qu’il se rend compte de son pouvoir sur Himmler, le brave Docteur Kersten agit tant qu’il peut contre les ravages de la folie nazie. Autant qu’il peut, c’est à dire de manière précautionneuse mais efficace : obtenir la libération de tel ami des griffes de la Gestapo, retarder le terme de la déportation du peuple Hollandais, détourner du chemin des camps deux mille Juifs avant la défaite du Reich …

La grande force de ce récit vient pourtant de ce qu’il ne se résume pas à un panégyrique. Ce qui intéresse Kessel, en tant que romancier cette fois, c’est la relation très étrange qui s’instaure entre ces deux hommes. Himmler est dépeint de bout en bout comme un tyran malade se rêvant, pour la postérité, en nouveau Saint Empereur germanique, aux décisions motivées par la seule soif de reconnaissance de son Führer. Face à cet arbitraire terrorisant, tous les raisonnements de l’humaniste Kersten ne valent rien, et lui feraient même risquer sa peau. Ce n’est pas par la force de la raison, mais par une force manuelle, quasi artisanale que Kersten va mettre des bâtons dans les roues du nazisme.

Car le duo Kersten/Himmler est aussi celui d’un médecin et de son patient, avec tout le pouvoir et l’autorité qu’un tel rapport implique du premier sur le second… même lorsque le patient se trouve être le théoricien du SS Stadt, et le médecin ressortissant d’un pays occupé par l’Allemagne nazie.
Dans les mains de Kersten, Himmler se résume à ce petit corps débile, noué et souffreteux, prêt à tout pour échapper aux douleurs qui lui ravagent les entrailles. A proportion inverse, les mains de Kersten, dès lors qu’elles officient, deviennent pour son patient l’alpha et l’omega, elles sont à proprement parler « les mains du miracle » puisqu’il ne tient qu’à elles que la matière vivante qu’elles manipulent soit traversée d’un éclair de douleur ou, au contraire, nimbée d’un bien être cotonneux. Kessel décrit merveilleusement bien ces séances, il semble lui-même fasciné par ces mains, ces doigts à la pulpe ultrasensible qu’il observe au tout début du livre, lors de sa propre rencontre avec le docteur :
« Je regardai les mains de Kersten. Leur influence, m’avait-on dit, expliquait le miracle. Le docteur les tenait souvent entrelacées sur la courbe de son ventre. Elles étaient larges, courtes, charnues, pesantes. Bien qu’immobiles, elles possédaient une vie propre, un sens, une certitude. » (p. 12)

Expérience de lecture troublante : la force de l’évocation est si grande qu’on imagine volontiers ces mains prendre en charge les nœuds et les douleurs de notre propre corps. Impossible, pourtant, de s’identifier à l’organisme répugnant de Himmler et a fortiori à la personne toute entière de l’architecte de la solution finale… Il y a, en outre, quelque chose de l’adoration païenne dans le culte qu’Himmler voue à Kersten ; quelque chose de repoussant, qui fait concevoir, à un certain niveau, comment peut fonctionner le culte du chef dans un système totalitaire. « Jamais aucun de ses patients n’avaient montré pour lui tant de révérence, d’exaltation, et presque superstitieuses. Avec Himmler, il semblait à Kersten qu’il avait entre ses mains un enfant débile. » (p. 73) L’abandon confiant et extatique de Himmler aux mains de son « bon docteur » est toujours lu à travers le filtre de son adoration pour Hitler, qu’il se remet à scander dès que la douleur cesse et lui permet de pérorer devant un Kersten affligé.

On peut lire un bon livre comme on apprécie un bon massage : on y passe par des sensations douces et familières jusqu’à ce que soit isolé un point douloureux ; on s’y arrête, on y revient, on l’analyse pour trouver la source de l’inconfort. Les Mains du Miracle, est un bon livre : derrière l’intrigue proprement romanesque et les prouesses que Kersten, personnage hors du commun, parvient à mettre en œuvre, se loge une réflexion dérangeante sur le plaisir infantile que l’homme éprouve à s’abandonner aux mains d’un autre, qu’il soit chef de guerre ou bien médecin.

“Les Mains du Miracle”, Joseph Kessel. Gallimard, Folio, mars 2013. 416 pages. Première édition : 1960.

Mélisande Labrande.

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