Fictions
« Le Ravissement des innocents » : sublime roman d’un retour aux origines, entre Afrique et Amérique

« Le Ravissement des innocents » : sublime roman d’un retour aux origines, entre Afrique et Amérique

26 August 2014 | PAR Melissa Chemam

Un premier roman fleuve, foisonnant, qui emporte dès les premières pages au cœur de cette famille dispersée du Ghana aux Etats-Unis en passant par Londres, le Mali et le Nigeria, ‘Le Ravissement des innocents’, ‘Ghana Must Go’ en anglais original, livre une fresque d’un style très fort, porté par une écriture à la fois moderne et poétique, un des incontournables de la rentrée littéraire.

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taye selasiLes quatre enfants du Docteur Sai ont tous une face exceptionnelle. Un aîné exceptionnellement doué pour la chirurgie, comme son père, Olukayode, dit Olu, deux jumeaux d’une extrême beauté comme leur mère, Kehinde et Taiwo, et une petite dernière, Sadie, qui a survécu grâce à son père à une naissance qui la condamnait, brillante étudiante, elle aussi. Une fratrie qui impose le respect, fascine par sa réussite et incarne une véritable apologie de l’immigration contemporaine américaine. Car Kweku Sai s’est installé aux Etats-Unis pour étudier la médecine et oublier son Ghana natal. Et sa sublime femme, Fola, elle Nigériane, descendante d’une riche famille dont la lignée est marquée par le personnage de la grand-mère écossaise, Maud, mais aussi de nombreux traumatismes, est d’accord avec lui. Le couple impose le respect et a tout pour nager dans le bonheur dans le froid décor des hôpitaux d’un Boston contemporain.
Mais tout ne s’est pas passé comme prévu. Il s’en est fallu de peu, mais lorsque les quatre enfants nous sont présentés au début de ce roman qui capte par sa beauté stylistique dès les premières lignes, ils sont éparpillés, et comme leur mère Fola le ressent jusque dans son propre corps, ils cachent tous une blessure originelle, liée au départ de ce père respecté, adoré, idéalisé, c’est selon.

Le premier chapitre est en lui-même un tournant : Kweku, médecin acclamé aux Etats-Unis, est désormais retourné vivre au Ghana, et sur le seuil de sa mort. Sa vie a eu raison de sa force hors norme, qui lui a permis de surmonter des obstacles épais, et de s’extraire de la misère où il est né. Or ce matin-là, il se lèvera pour mourir. Son cœur va lâcher, et il se retrouve seul dans son jardin, sa nouvelle femme dormant profondément dans leur chambre chaude, méditant sur ses erreurs et ses manques. Des trois parties du roman, la première, intitulée ‘Le Retour’, relate à la fois les derniers instants de cet homme sorti de sa chambre trop tôt un matin, sans ses pantoufles, saisi par une crise cardiaque, et les étapes de sa vie qu’il revoit défiler, avec un art narratif rare, fin, profond, poétique, qui sublime le sens de ces événements à la fois universels (la séparation d’une famille, les relations frères – sœurs, la fin d’un amour, l’injustice et l’immigration) et particulièrement intimes, rendus dans toute leur unicité.

Une épopée familiale moderne prise dans la dualité amour / mort
Le livre s’ouvre sur une présentation des noms ghanéens et nigérians ainsi qu’un arbre généalogique, mais nul besoin de croire que cette histoire va nous perdre. Bien au contraire. Peu de romans familiaux trouvent aussi rapidement un tel sens.

Kweku, comme rattrapé par le destin de sa famille pauvre laissée derrière lui au Ghana, frappée par de nombreuses morts précoces dont celle de sa petite sœur – les désignés « ravissements des innocents », est en effet tombé de son piédestal, victime d’une injustice professionnelle, et s’est fait renvoyer de l’hôpital devenu le pilier de sa nouvel vie d’homme. Et il ne l’a pas supporté. Alors il a fui. Sa femme, la brillante et belle Fola, qui a abandonné ses propres études de droit pour l’épauler et construire leur famille, doit alors s’occuper seule de leurs quatre merveilleux enfants.

Que ces personnages sont beaux. Doués, complexes, forts de leurs faiblesses, les quatre enfants du docteur ont – chacun à leur façon – été traversés par cette absence du père. L’aîné allait entrer à l’université quand leur père les a abandonnés ; la petite dernière n’était qu’une enfant. Amenés à se retrouver autour de l’enterrement au Ghana, les parcours restés hermétiques pour le reste de la fratrie vont devoir se connecter de nouveau, malgré les souffrances cachées de chacun.

Leurs histoires et chemins respectifs nous mènent ainsi tour à tour à Brooklyn, Londres, Bamako ou encore Lagos, sans jamais perdre le lecteur, un tour de force diégétique. Se développent ainsi une épopée familiale, et une réflexion sur l’acceptation ou la haine de soi, un choix qui se pose devant chaque migrant, et d’autant plus aux yeux de ses enfants, et qui rejoint là une problématique profonde de la littérature américaine. Le roman plonge aussi dans une double interrogation : sur l’amour et sur la mort : « On ne peut continuer à perdre ses proches et à l’accepter », se demande Fola, « s’ils continuent à mourir (…) – pourquoi l’amour ? », insiste-t-elle. Olu, lui, apprend, malgré sa peur extrême de l’abandon, par son professeur, qu’une « relation n’a d’autre sens que la mise en scène condensée du drame de la vie et de la mort. (…) Un jour l’amour tiédit. (…) Ainsi l’homme apprend que la mort est une réalité ».

Et avec cette dualité vient aussi une réflexion sur l’identité, ce que ‘être’ veut vraiment dire, à travers la quête perpétuelle des jumeaux par exemple, Taiwo à la souffrance trop enfouie, incapable d’être à la hauteur d’elle-même, de sa beauté et de ses nombreux talents, et Kehinde, l’artiste qui ne sait pas s’il arrive vraiment à vivre. « Celui qui a honte n’a jamais l’impression d’être chez lui », constate Taiwo, une fois au Ghana paternel.

Saluons aussi l’exceptionnelle traduction de Sylvie Schneiter, qui rend admirablement ce texte en français, un livre qui a connu un succès retentissant l’an dernier en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, où Taiye Selasi, née à Londres de parents ghanéen et nigérian comme ses personnages, est à 34 ans déjà devenue un des auteurs prometteurs de la littérature anglophone actuelle.

Taiye Selasi, Le Ravissement des innocents (Ghana must go), trad; Sylvie Schneiter, Gallimard, 384 p., 21.90 euros. Sortie le 4 septembre 2014.

Visuel : photo de  profil de l’auteure sur sa page officielle facebook

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Melissa Chemam

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