Fictions

« La clé USB » : un bel objet designé par Jean-Philippe Toussaint

05 September 2019 | PAR Marianne Fougere

L’auteur du cycle de Marie, Jean-Philippe Toussaint, renoue brillamment avec son « fétichisme » pour les objets du quotidien.

Contexte socio-politique et littérature ne font pas bon ménage. Telle pourrait être résumée la ligne de conduite littéraire de Jean-Philippe Toussaint. Cela n’empêche pas l’écrivain belge d’être à l’écoute de son temps et de ce qui s’y passe. Chez Toussaint, en effet, les lieux et les objets représentent des alliés précieux pour appréhender une époque. Télévision, salle de bain et autres appareils photos sont préférables à une analyse sociologisante pour cerner un contexte et rendre actuel ce qui est écrit. La clé USB, son nouveau roman, parle lui-aussi du temps présent, de ce qu’il nous inspire du futur, de ce qu’il nous dit du passé.

Première surprise néanmoins, Toussaint situe son récit à Bruxelles qui était jusque-là la grande absente de sa géographie littéraire. Il répare en quelque sorte cet oublie en faisant travailler son narrateur dans le lieu emblématique de la capitale belge : la Commission européenne. Au sein du Centre commun de recherche de la Commission, Jean Detrez élabore, en effet, des scénarios de prospective stratégique. Ordinateur quantique, cybersécurité, blockchain, cryptomonnaies, on découvre un écrivain bien au fait des enjeux de demain. Dans le style d’orfèvre qui lui sied si bien, Toussaint donne vie à ces mots qui demeurent bien souvent, pour les béotiens que nous sommes, des concepts abstraits et vides de sens. Puis, l’air de rien, l’ancien étudiant de la rue Saint-Guillaume lance une pique au centre névralgique du « rêve européen ». Alors qu’il vient de présenter son rapport « Is blockchain technology our future », Jean Detrez est approché par des lobbyistes. S’en suivent des rendez-vous « dans l’ombre feutrée et chuchotante de bars de grands hôtels bruxellois anonymes », rendez-vous auxquels il prend un certain plaisir puisqu’ils pimentent son train-train quotidien de fonctionnaire européen. Mais, à la suite de l’un de ces entretiens, Detrez se retrouve en possession d’une clé USB contenant des documents qui lui font soupçonner l’existence d’une blackdoor. « J’aimais », dit-il, « beaucoup cette métaphore d’une porte dérobée, qui évoquait une scène galante, avec un visiteur invisible qui vient d’entrer ou de sortir, ou faisait penser à ces escaliers ou corridors dérobés, qui ouvrent l’imaginaire à des représentations chevaleresques. Mais, alors que l’expression “porte dérobée” pouvait avoir des connotations poétiques et gracieuses, la réalité qu’elle recouvrait aujourd’hui, en sécurité informatique, était beaucoup plus vénéneuse, qui définissait la blackdoor comme un moyen d’accès non autorisé, dissimulé dans un programme, pour permettre à un ou plusieurs individus malfaisants de prendre totalement ou partiellement le contrôle d’une machine à l’insu de son utilisateur légitime ».

Une fois n’est pas coutume chez Toussaint, cette porte dérobée ouvre sur l’Asie. Mais, si la destination finale est le Japon, elle n’est atteinte qu’après un détour par la Chine. Ce nouveau territoire est l’occasion pour l’écrivain d’explorer plus en profondeur un nouveau terrain de jeu. Avec son narrateur, il nous embarque dans une enquête dont nous ne saurons jamais vraiment les tenants et aboutissements. Mais, est-ce là le plus important ? N’est-ce pas là une fuite en avant que de chercher à savoir ce que complotent les Chinois ? Est-ce grave de rentrer bredouille quand, pendant son absence, on est rattrapé par le présent ? Est-ce si essentiel d’échafauder des plans sur 50 ans quand, à l’horizon de la cinquantaine, on se montre bien incapable de, sinon anticiper, du moins accompagner sa vie personnelle ?

Les livres de Jean-Philippe Toussaint font donc mieux que de parler d’objets. A travers eux, ce sont nos existences qu’ils sondent. Si certains auteurs de science fiction ont imaginé la possibilité de télécharger un jour nos cerveaux sur disque dur, La clé USB interroge le sensible, ces moments où notre présent est comme envahi par des ondes invisibles provenant du passé. La clé USB est également un bel objet débarrassé des mots et motifs inutiles, dépourvu de tout clinquant mais dont la justesse est suffisamment forte pour nous être désormais indispensable.

 

Jean-Philippe Toussaint, La clé USB, Paris, Les Editions de minuit, sortie le 5 septembre 2019, 192 pages, 17 euros.

Visuel : couverture du livre

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Marianne Fougere

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