Intégrale H. P. Lovecraft. Tome 4 « Le Cycle de Providence » : Providence, ville lumière ?
Centrées autour de la ville de Providence, les seize nouvelles de ce recueil nous proposent du grand, du très grand Lovecraft.
Providence, Rhode Island. Si la ville compte 190 000 habitants aujourd’hui, Providence a été fondée en 1636 et a connu au XIXème siècle une industrialisation fulgurante grâce à une forte industrie manufacturière. Culturellement parlant, Providence est surtout connue pour avoir eu comme habitant un certain Howard Phillips Lovecraft (Edgar Allan Poe a également fréquenté la bibliothèque de la ville). Et si certains auteurs s’identifient fortement à une ville comme Balzac à Paris, Paul Auster à New York, Orhan Pamuk à Istanbul, Lovecraft déclare dans une lettre de mars 1926 à sa tante : « Providence fait partie de moi – je suis Providence… »
David Camus, le traducteur dont on a présenté le travail dans nos précédents articles sur cette intégrale Lovecraft, axe sa préface sur la ville de Lovecraft. Les seize nouvelles réunies dans ce quatrième tome se déroulent toutes en Nouvelle-Angleterre, directement dans la ville de Providence ou à Arkham, ville imaginaire dont on trouve un plan dans cette belle édition. Le traducteur scinde les seize nouvelles en deux blocs, un premier qui regroupe de bonnes nouvelles (« La Rue », « « Le Terrible vieillard », « De l’au-delà », « L’Image dans la maison », « Herbert West – Réanimateur », « L’Innommable », « Le Festival » et « La Maison abandonnée ») écrites avant le retour de Lovecraft à Providence en avril 1926, alors qu’il se trouve encore à New York. Et un deuxième bloc, constitué lui aussi de huit nouvelles (« Le Modèle de Pickman », « La Couleur tombée du ciel », « L’Abomination de Dunwich », « Celui qui chuchotait dans les ténèbres », « Le Cauchemar d’Innsmouth », « La Maison de la sorcière », « Le Monstre sur le seuil » et « Celui qui hantait les ténèbres »), toutes écrites après avril 1926, et dont le niveau est bien supérieur, comme si le retour de Lovecraft en sa terre natale lui redonnait tous ses moyens. Après s’être fait une idée du monde extérieur, après avoir bourlingué, après avoir connu l’échec d’une vie fade à New York, Lovecraft revient à Providence « car cette ville, Providence, sans doute était-il important qu’il la quitte pour qu’il la saisisse mieux, à son retour ». Comme dirait l’autre : « Après avoir fait l’tour du monde / Tout c’qu’on veut, c’est être à la maison ».
On a beau connaître l’œuvre de Lovecraft, sous la plume d’autres traducteurs, on est toujours surpris de voir à quel point l’auteur arrive à prendre son lecteur par la main pour le jeter au cœur de l’horreur. Et si certains films directement adaptés comme Re-Animator (1985) et Aux portes de l’au-delà (1986) de Stuart Gordon sont considérés comme de bons films, c’est avant tout pour la trame horrifique. Rajoutez à cela la langue travaillée, souvent compliquée, de Lovecraft, et vous obtiendrez de grands moments de lecture. Comme ce jeune homme fasciné par une sorcière de Salem, ce peintre dessinant de bien étranges créatures, cet incipit de « Le monstre sur le seuil » plongeant directement le lecteur au cœur du mystère (« Il est vrai que j’ai logé six balles dans la tête de mon meilleur ami, et pourtant j’espère montrer par le présent témoignage que je ne suis pas son meurtrier. »)… S’il fallait n’en garder qu’une (jouons un peu), notre choix porterait sur « Le Cauchemar d’Innsmouth », où l’on suit les tribulations d’un jeune homme venu consulter les registres d’Arkham et se retrouvant sur la ville côtière décrépie d’Innsmouth. D’autant plus que les citadins vouent un culte à un certain Dagon… C’est mauvais signe !
Extrait de « La Maison de la sorcière » :
« Il plongeait dans le crépuscule des abîmes rugissants à la vitesse de l’éclair, de nouveau soumis à l’étreinte informe de l’agrégat de bulles iridescentes. Devant eux filait le petit polyèdre kaléidoscopique, et durant toute sa chute à travers le vide bouillonnant retentirent, dans un crescendo de plus en plus rapide et assourdissant, les vagues modulations acoustiques qui semblaient annoncer quelque indicible et insoutenable paroxysme. Il pensait savoir ce qui allait arriver – l’explosion monstrueuse des psalmodies de Walpurgis dont les tonalités cosmiques étaient un concentré de tous les bouillonnements ultimes et primordiaux de l’espace-temps tapis derrière les innombrables sphères de matière, et dont les échos saccadés franchissent parfois discrètement les barrières qui nous séparent de chaque strate de l’étang pour conférer dans tous les Univers une signification hideuse à certaines périodes redoutées de l’Histoire. »
Le Cycle de Providence. Tome 4 de l’intégrale H. P. LOVECRAFT, traduit de l’américain par David Camus, Editions Mnémos, 473 pages, 26 €
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