
Entretien : Pierre Ducrozet et la littérature comme “éthique du présent”. Tour de piste d’un territoire romanesque.
Après “L’invention des corps”, l’écrivain Pierre Ducrozet revient avec son nouveau roman “Le Grand Vertige” publié aux éditons Actes Sud. Roman du contemporain et de la mobilité des corps sur fond de désastre écologique, “Le Grand Vertige” tisse un fil narratif complexe, globalisant et captivant, sur l’odyssée du réseau Télémaque chargé de repenser un nouveau modèle sociétal aux quatre coins du monde. Entretien.
J’aimerais tout d’abord vous interroger sur l’orientation générale de votre littérature. À la fois en termes d’inspirations mais aussi en termes d’enjeux, qu’ils soient théoriques, purement stylistiques, voire même politiques ou engageant tout du moins une certaine lecture et un certain point de vue sur le monde.
Répondre à cette question de manière exhaustive serait l’affaire d’une vie (rires) !. Ce qui m’intéresse c’est l’enjeu littéraire. Dans mes deux romans, je traite du monde contemporain et j’intègre donc les enjeux sociétaux – tels que l’écologie- comme des machines narratives. Ces enjeux sociétaux sont essentiels. Dans l’espace du roman, ce qui m’intéresse c’est la machine narrative et la machine littéraire. Les enjeux que vous interrogez sont multiples. Ils se situent autant au niveau de la phrase, du rythme du récit, de la composition générale, des personnages, etc… L’idée du roman c’est bien de jouer sur tous les plans à la fois. En fait, c’est comme dans un tableau. On est à la fois dans le travail du détail et dans le travail de l’ensemble. Ce qui est exaltant dans le roman c’est qu’il est aussi possible de tabler sur un maximum de mélanges de mondes, de genres littéraires, de registres littéraires, de personnages, de thèmes. Tout est question pour moi d’un enjeu total et totalisant plutôt que d’un enjeu de détails.
Parlez-nous de l’élaboration de votre dernier roman, Le Grand Vertige. Du temps de l’écriture, de l’ébauche progressive ou spontanée, de l’imprégnation du monde et de ses actualités pour parvenir au produit final.
À l’instar de mon avant-dernier roman (L’invention des corps), deux ans de travail auront été nécessaires pour écrire Le Grand Vertige. L’ébauche de ce roman n’a cependant pas du tout été spontanée. Dans le cas d’un tel roman il faut prendre en compte deux phases parallèles. La première consiste à travailler sur la composition générale, sur les personnages, sur les thèmes, etc… La seconde consiste à se consacrer plus en avant à l’écriture du roman en tant que telle. On passe facilement de l’une à l’autre et, dès qu’on a écrit, on prend du recul. Là encore intervient la métaphore du peintre. Quand on est près de la toile on est dans le travail du détail, dans le travail méticuleux de la phrase; et le travail de composition intervient ensuite, au moment où l’on prend du recul. L’écriture du Grand Vertige a nécessité un travail de recherches, des lectures ainsi que des voyages. Lors de ma dernière phase de travail, celle de la relecture et de la réinvention, je suis partie en voyage de septembre 2019 à avril 2020. C’était le moment de laisser reposer le travail, en relançant l’intrigue, en affinant le tableau et les personnages, pour mieux repartir vers d’autres directions éventuelles. Ainsi, en ce qui concerne l’imprégnation avec l’actualité, j’ai eu la chance d’être in situ sur les lieux du crime. Pour s’imprégner de l’actualité, il y a par contre tout un travail plus spontané, car les thématiques sociétales telles que le changement climatique sont des choses qui m’intéressent depuis des années. Je suis l’actualité de très près, du fait de ma contribution au journal Libération avec des chroniques plus ou moins axées autour de ces thèmes. Mais la prise avec l’actualité ça s’accompagne aussi de rencontres, d’entretiens et de lectures faisant que le travail de documentation doit se voir au minimum dans le rendu final du livre. Même si c’est toujours le récit qui doit mener la danse, il faut que tous ces éléments de recherche parviennent à se dissiper derrière lui.
Maintenant, à propos de L’invention des corps, votre avant-dernier dernier roman, Toute La Culture en avait fait un lieu d’expérimentation de «l’épreuve des corps», de «ce à quoi le roman du 21ème siècle pourrait ressembler ». À savoir « un roman rhizome, seul à même de mettre un peu d’ordre dans le chaos tentaculaire des réseaux qui irriguent et reformulent le contemporain ». Je me suis demandé en vous lisant si Le Grand Vertige s’inscrivait lui aussi dans cette logique ?
En effet j’ai vraiment conçu Le Grand Vertige comme le prolongement du territoire du livre précédent. C’est un livre qui est en effet construit en rhizomes, avec cette idée que le monde contemporain se formule et se décompose comme une tentacule. Le monde est par définition multiple et éclaté, et il s’agit pour moi de faire en sorte que le roman, avec cette même idée de porosité entre le fond et la forme, s’approprie lui aussi, en propre, ces caractéristiques du monde contemporain à même son écriture et ses thématiques. Tout ça se développe comme ça, librement, dans plusieurs modes, dans plusieurs registres et c’est ce qui fait que dans ce livre on passe en un saut du roman d’aventure au roman d’amour, de la thématique centrale de la science à celles, toutes aussi importantes du voyage et du cinéma, par exemple. C’est en effet la même logique de roman rhizome qui m’a portée dans l’écriture de ce livre. Je conçois bien L’invention des corps et Le Grand Vertige comme un diptyque, avec des personnages, des situations qui reviennent en plus. En ce sens, j’ai véritablement l’impression d’avoir trouvé mon territoire romanesque.
Le Grand Vertige est un roman extrêmement contemporain, dans le fond autant que dans la forme. Il me semble qu’il travaille à mettre en visibilité la multiplicité des sens de notre monde actuel, d’analyser les ressorts des les liens qui unissent, qui libèrent et qui éloignent dans le flot d’un monde globalisé dans toutes ses ramifications, jusqu’à la sphère de l’intime. Mais, surtout, il table sur une approche du monde à l’aune de l’urgence écologique. Avez-vous envisagé de vous distinguer du champ littéraire dominant, de vous tenir à distance des récits teintés de catastrophisme et d’angoisse collapsologique ? Pourquoi et comment avez-vous décidé de tabler sur cette approche là, à même le texte ?
L’urgence écologique est plus qu’un enjeu, elle représente davantage qu’un simple sujet. C’est l’affaire du siècle ! Elle est très vaste et il est remarquable de voir qu’elle touche à tous les domaines de l’existence ainsi qu’à tous les domaines de la pratique artistique. Je dirais qu’elle représente une bascule du monde. Et c’est en ce sens que la littérature doit s’en emparer même si, comme le souligne justement votre question, elle s’en empare le plus souvent sous le prisme de la catastrophe, du monde de l’après dans lequel tout est détruit et où l’éthique de l’action présente n’est pas vraiment interrogée. Politiquement, je pense que ça ne tient pas la route car cela empêche de penser le pendant qui est maintenant puisque, dans cette logique catastrophiste dominante, tout sera amené à être détruit. Bien sûr que les choses sont en train de se détériorer, de manière, pour le coup, catastrophique ! Mais nous ne sommes pas encore au stade de l’apocalypse ! Ainsi, sur le plan strictement littéraire maintenant, j’ai voulu prendre le présent plutôt que d’anticiper le futur, comme j’aurais pu le faire par le genre de la science-fiction qui apporte bien entendu de nombreuses réponses, à sa façon, sur l’urgence écologique.
De mon coté, j’ai plutôt tendance à prendre la littérature comme un lieu d’analyse de l’interaction des forces en présence. Dans Le Grand Vertige, les forces en présences sont incarnées par les personnages membres du réseau Télémaque. Toutes ces forces vives et en mouvement s’attaquent, chacune dans leurs singularités et en se butant à des oppositions diverses bien sûr, au présent. Elles essaient non seulement de le reformuler mais aussi de l’orienter vers un mode d’être et d’agir au monde plus durable, face à l’inaction des gouvernements en la matière. On sent peut être dans le champ littéraire une certaine réticence à s’emparer du présent – sauf avec la littérature américaine qui n’a de son côté aucun complexe à s’en emparer. Avec cette éternelle question de la bonne ou mauvaise distance temporelle à adopter dans un roman. Comme si la littérature n’était confrontée qu’à deux dilemmes indépassables. Soit elle s’attaque à un objet du passé quelque peu “refroidi” et, en ce sens, je trouve cela attendu et conformiste de toujours écrire sur la Seconde Guerre mondiale, même si nous avons de supers livres à ce sujet, il reste tout de même cette légère impression, vous savez, d’en avoir quelque peu “fait le tour”. Soit aussi la littérature doit s’intéresser au futur mais au risque de le fantasmer dans à peu près tous les sens. Travailler sur le présent m’importe, de mon coté, davantage. Avec son étude, il est possible de se tromper plus facilement et, comme la littérature n’est en aucun cas le lieu de la vérité, ça laisse la place à une belle part de spéculation, et donc de doutes. Je ne disqualifie en aucun cas les autres approches temporelles en littérature. J’essaie simplement de concevoir dans mes romans une éthique du présent. En faisant en sorte que la littérature s’en empare comme une véritable matière vive et dans l’optique de le penser à l’envie.
Il m’a semblé également que votre livre s’inscrit dans une forme de continuité avec le précédent, dans la mesure où il interroge lui aussi la mobilité des corps et des affects dans un monde soumis à un changement permanent presque minuté, à une fin ou à un changement irréversible mais, surtout, à une urgence. Celle-ci est de nature civique, quasi anthropologique, et vos personnages semblent chercher tant bien que mal à s’en saisir pour « faire bouger les lignes » et ainsi « ouvrir des mondes possibles ». Valideriez-vous cette lecture ?
Effectivement ! Il est encore bel et bien question de l’éthique de la mobilité des corps, du mouvement, à la fois comme limitations contemporaines mais surtout comme sources d’élans et de projections aventureuses vers de nouveaux chemins encore non tracés. Dans la littérature, j’aime quand ça bouge, quand il y a du mouvement, quand le texte et les personnages créent des interconnexions de manière autonome. Il ne faut pas renoncer au mouvement. Mes personnages se débattent très clairement avec ces oppositions là. Ils sont effectivement tous dans cette urgence, ils sont ardents, cabossés, un peu troués aussi. Je dirais que l’ardeur est toujours ce qui les motive, profondément. Ils sont les résultats de mes influences littéraires. En eux, on peut y retrouver l’ardeur des personnages des romans de Kerouac, de Miller, de Faulkner et de Fitzgerald, si l’on considère l’influence importante de la littérature américaine dans mes écrits. Michaux et Cendrars, du côté de littérature française.
En tout cas tous les personnages sont animés par un mélange d’élan, de confusion et de possibilités retrouvées. Je me suis demandé, de quoi sont-ils l’image ?
Eh bien, ils sont l’image de nos questionnements, de nos contradictions et de nos ambivalences contemporaines. Ils sont à la fois profondément fascinés par le monde, par ce qui s’y trame, s’y joue, par son élan vital et, en même temps, l’idée selon laquelle le monde court de manière manifeste vers autre chose d’inconnu et d’effrayant les contamine, et les affaiblit. Je voulais des personnages qui ne soient pas des héros exemplaires. Ils sont des reflets de nous-mêmes. Le reflet d’époques et de générations successives. Par exemple, contrairement à certains mouvements des jeunes en lutte contre l’inaction des gouvernements face au réchauffement climatique et que l’on retient comme des figures assez exemplaires -telle Greta Thunberg- qui sont du coté héroïque et bien, là, nous sommes face à des personnages beaucoup plus communs et ordinaires qui viennent incarner plus fortement nos contradictions. Les bons personnages sont ceux qui ont des contradictions, des problématiques fortes ou des tensions palpables à même le texte. Tous les grands personnages de la littérature, de Don Quichotte à Emma Bovary, en passant par les personnages de Dostoïevski, comportent des failles et des tensions qui apportent au roman toute sa dynamique, toute sa puissance.
Pour terminer, avez-vous de futurs projets d’écritures ou autres ?
Actuellement, je participe à un projet d’art collaboratif autour de questionnements sociétaux. Sinon, côté écriture, je viens tout juste de me lancer dans l’écriture d’un nouveau roman. Et puis je continue d’écrire mes chroniques pour Libération. Ces dernières vont sortir tout début octobre en format poche !
©Jean-LucBertini