Essais
Une Méditerranée rêvée de Richard Millet

Une Méditerranée rêvée de Richard Millet

18 May 2015 | PAR Franck Jacquet

On avait un peu perdu de vue, il faut le dire, Richard Millet depuis la polémique de son texte sur Anders Breivik, malgré ses publications ultérieures. Il propose dans la collection des dictionnaires amoureux de Plon un tome consacré à la Méditerranée. Riche et délibérément biaisé, c’est un regard posé sur cette mer ou plutôt ce qui l’entoure et ses imaginaires qui est décliné en quelques centaines d’entrées.

L’accumulation des civilisations
Par une lecture délicieusement passéiste de cette Mare Nostrum mais il faut bien le dire, par un regard un peu enkysté, on perçoit bien la culture libanaise adoptée de l’auteur, ce caléidoscope confessionnel et culturel… Quelque part, Richard Millet applique ce prisme de mise en lien et de juxtapositions culturelles à d’innombrables entrées. Ainsi le pays de Vaud ne semble pas à proprement parler appartenant à l’espace méditerranéen. Il l’y relie cependant par l’hydrographie, le fleuve, le débouché camarguais, mais aussi par le goût du vin, si représentatif de la fameuse triade méditerranéenne – vin, olive, blé.
Les entrées, évidemment érudites mais non surchargées de références, sont en fait guidées par l’apprentissage du lieu, du personnage, de l’objet qu’en a eu l’auteur. C’est toute la fragilité mais aussi tout l’intérêt du projet du Dictionnaire amoureux. L’auteur choisit pourtant paradoxalement comme d’objectiver certaines entrées en usant de la troisième personne, d’un ton biographique universitaire. Cela peut désarçonner, comme pour Camus, soit…
Il ressort que d’Ugarit à Soliman en passant par Rome, le théâtre grec d’Epidaure, la Ciotat, la Méditerranée existe d’abord par ses abords, autant de rives qui ont vu naître des religions et des Etats, des cités opposés mais des cultures et des civilisations qui n’ont pu éviter le syncrétisme logique quand une telle proximité existe. Soliman Pacha, français marqué par les Lumières et issu des guerres napoléoniennes, est ainsi un bon exemple : converti à l’islam, il devient l’un des agents de la modernisation de l’Egypte que le général Bonaparte avait tenté de soustraire à l’influence britannique dans les années 1790. Cette importation du progrès à l’occidentale dans l’Orient un temps colonisé et soumis aux clichés orientalistes est aussi celle du saint-simonisme qui jouit de sa propre entrée, saint-simonisme qui est une des sources des mouvements islamistes contemporains, ce que l’auteur ne relève par ailleurs pas.

La Méditerranée, d’abord un passé ?
En effet Richard Millet semble se dessiner, à travers ses notices, en admirateur contemplant ce que fut la modernité européenne des Lumières, de cet exceptionnalisme (il faut bien le reconnaître) du génie moderne européen, mais, à la manière d’un nouveau réactionnaire il semble oublier ce que la Méditerranée est aujourd’hui.
Si les courts articles retracent une aventure des civilisations des rives européennes, asiatiques et africaines (un peu moins d’ailleurs), ils ne dessinent un temps contemporain que par la négative, l’oubli, ou par la dépréciation. Ainsi les villes du Sud ne sont pas celles de la formation de nouvelles réticularités, elles sont seulement des Léviathans absorbant toute sensibilité individuelle que justement l’auteur tente de mettre en avant (Le Caire…). Les entrées sont « historicistes » en ce qu’elles marquent une génération de la Méditerranée. L’islamisme est tu (refus de se heurter de nouveau aux polémiques qu’il a suscitées en 2012 ?), l’immigration ne l’est pas plus (elle n’apparaît que rarement par touches)…
En somme, l’auteur oublie (délibérément encore ?) les mouvements économiques, politiques, religieux qui font la Méditerranée d’aujourd’hui et qui préparent celle de demain. A mettre en avant l’obscur marquis de Vauvenargues ou le kitsch, une Méditerranée impressionniste se dessine entre panettone et Liban, pays « d’adoption » de l’auteur. Il ne faut pas en effet chercher à comprendre cette Méditerranée, il faut la ressentir par ses odeurs, ses bruits, les lumières qu’elle suscite… Il faut la ressentir. On ne s’y trompera pas, il n’y a pas d’entrée pour Fernand Braudel !

Une Méditerranée du passé nous est présentée dans ce Dictionnaire amoureux où le suranné nous fait regretter l’apaisement de ce que semble avoir été (a-t-il jamais prévalu ?) cette interface entre peuples, religions, civilisations… Le goût du suranné est décidément bien la différenciation de la tension vers le moderne.

Informations :
TITRE Dictionnaire amoureux de la Méditerranée
Auteur Richard MILLET
Editeur Plon
Date de parution Mars 2015
Pages 806 p
ISBN 9-782259-219723

TARIF – 25 euros

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Franck Jacquet
Diplômé de Sciences Po et de l'ESCP - Enseigne en classes préparatoires publiques et privées et en école de commerce - Chercheur en théorie politique et en histoire, esthétique, notamment sur les nationalismes - Publie dans des revues scientifiques ou grand public (On the Field...), rédactions en ligne (Le nouveau cénacle...) - Se demande ce qu'il y après la Recherche (du temps perdu...)

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