Pierre Rosanvallon fait une coupe dans l’Histoire intellectuelle depuis 1968
Comprendre le présent à la lumière du passé. Pierre Rosanvallon relate pour cela l’histoire politique et celle des idées de 1968 à nos jours.
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« Épreuves, exorcismes ». Pierre Rosanvallon débute son livre par un rappel du recueil de poèmes d’Henri Michaux écrit pendant la deuxième guerre mondiale. Actuellement les « épreuves » sont moins dramatiques mais diffuses et l’auteur va essayer dans ce livre de les exorciser par la connaissance historique et la réflexion politique. Le récit historique débute par Mai 1968 moment d’émancipation et « révolution de civilisation » qui a transformé la société française. L’auteur décrit ensuite son long travail à la CFDT dans les années 70 au côté d’Edmond Maire. Ce travail se fait conjointement avec le PSU de Michel Rocard mais en opposition avec le « socio-étatisme » et l’orthodoxie marxiste du PCF. Il sera à l’origine de la deuxième gauche. Le concept clé est celui d’autogestion, visant à une autonomie des travailleurs dans l’entreprise. Il aspire aussi à un renouveau du militantisme et de l’expérimentation sociale ainsi qu’à une extension à la vie quotidienne des pratiques démocratiques. Il quitte la CFDT à la fin des années 70 pour un travail plus universitaire et intellectuel.
Cela correspond à « l’hiver des années 80 » avec le repli des intellectuels, les difficultés et les déceptions de la gauche au pouvoir après le tournant de 1983. L’auteur explique les limites d’une culture de gouvernement mal assumée, sans projet réformateur véritable ainsi que les limites du projet européen. A partir du milieu des années 90 apparaît (avec le CERES) un républicanisme souverainiste. Il décrit ensuite le « grand retournement » : la droite tente d’occuper l’espace culturel.
Dans les décennies 1990 et 2000 c’est l’apparition d’une droite réactionnaire et anti-libérale qui critique la montée de l’individualisme, le multiculturalisme, la marchandisation et la fragmentation de la société .Comme au XIXème siècle et dans les années 30 cette pensée rejoint partiellement les critiques de gauche du capitalisme mais elle est surtout marquée par le pessimisme et le déclinisme. L’auteur revient brièvement sur la révolution de 1789 et les origines du libéralisme puis rappelle les grands cycles économiques du XIX et XXème siècles avant de décrire « le moment présent néolibéral ».
Le livre est riche, bien documenté et de lecture aisée. Concernant la période étudiée, Pierre Rosanvallon est à la fois historien et témoin engagé. L’auteur est également un fin observateur de la vie politique. Ce récit historique s’attache surtout à l’histoire des idées et se fait à travers le prisme de la gauche française et de la deuxième gauche en particulier. Le livre est aussi autobiographique et il décrit longuement son parcours intellectuel et son travail à la CFDT lors d’une période particulièrement fructueuse sur le plan militant, associatif et intellectuel mais qui restera en partie inaccomplie. Sa recherche approfondie sur la démocratie le conduit à étudier les auteurs libéraux classiques, la révolution française et à repenser le totalitarisme comme une pathologie de la modernité.
Pour exorciser le pessimisme ambiant et le populisme il revient vers son œuvre en proposant un approfondissement démocratique, une théorie positive de l’égalité et de nouvelles solidarités On pourrait rajouter la révolution écologique, clé possible vers une nouvelle modernité. Mais il s’agit là d’esquisses et malgré l’immense œuvre déjà accomplie, Pierre Rosanvallon termine son livre « sur l’énoncé d’un programme de travail marqué par l’urgence ».
Pierre Rosanvallon, Notre histoire intellectuelle et politique 1968-2018. Un essai pour une modernité émancipatrice, Seuil, 448p., 22,50 euros.
Visuel : couverture du livre